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La technique de l’ingénierie inverse à des fins d'interopérabilité

SECTION II L'EDITEUR DE CONTENUS NUMERIQUES

A. La technique de l’ingénierie inverse à des fins d'interopérabilité

164. Plan. Par application de l’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle, « la personne ayant le droit d’utiliser le logiciel peut sans l’autorisation de l’auteur observer, étudier ou tester le fonctionnement de ce logiciel afin de déterminer les idées et principes qui sont à la base de n’importe quel élément du logiciel lorsqu’elle effectue toute opération de chargement, d’affichage, d’exécution, de transmission ou de stockage du logiciel qu’elle est en droit d’effectuer ». Cette disposition est la traduction juridique de la technique de l’ingénierie inverse ou rétro-ingénierie (reverse engineering) (1) et fixe les conditions de mise en œuvre de celle-ci (2).

1. La définition de l’ingénierie inverse

165. Plan. La définition technique de l'ingénierie inverse, particulièrement complexe (a), a conduit à l'établissement d'une définition juridique simple et relativement succincte (b).

a. La définition technique de l'ingénierie inverse

166. Le principe de l'ingénierie inverse. « Si la perversité est loin d’être ignorée des juristes et l’ingénierie connue par certains (...), l’ingénierie inverse est certainement étrangère au plus grand nombre, qu’on la baptise ainsi d’un vocable de forme sinon d’esprit français ou qu’on lui conserve son appellation originaire de

412 Ces démarches techniques ont pour objectif la mise en œuvre de l’interopérabilité, elles ne peuvent donc pas être assimilées à cette notion. Certains auteurs opèrent une confusion qui n’a pas lieu d’être. Pour exemple, voir : G. Blanc-Jouvan, op. cit. 413 Contra., cf. X. Linant de Bellefonds, « Le droit de décompilation des logiciels : une aubaine pour les cloneurs ? », JCP G, no 12, I

reverse engineering »414.

Cette technique est pourtant une pratique courante des secteurs de l'industrie415 et de l'informatique. Dans ce

dernier secteur, cette technique consiste à étudier le fonctionnement d’un logiciel en observant les éléments en entrée et les éléments en sortie, après la mise en œuvre du logiciel. Elle implique plus précisément de voir quelle est l’incidence d’une modification en entrée sur le résultat en sortie. A force d’étude des modifications en entrée et des résultats en sortie, les développeurs parviennent à déterminer le fonctionnement du logiciel416.

167. La spécificité de l'ingénierie inverse. Cette technique consiste donc à ne pas accéder au cœur du logiciel et à étudier uniquement ses effets. Elle n’est ainsi pas « agressive », dans le sens où le logiciel ne subit aucune modification substantielle et elle est naturellement réalisée par tout développeur qui désire comprendre le fonctionnement d’un logiciel. Cependant, s’il est dans l’ordre naturel des choses d’étudier, par cette technique de l’ingénierie inverse, le fonctionnement d’un logiciel, il faut considérer les obstacles juridiques légitimes à son usage et avant toute chose sa définition juridique.

b. La définition juridique de l'ingénierie inverse

168. La difficulté de la définition juridique de l'ingénierie inverse. Définir juridiquement l'ingénierie inverse s'avère aussi complexe que d'établir une définition juridique de l'interopérabilité. L'explication de cette complexité est identique, à savoir que le passage d'une approche technique à une approche juridique s'effectue avec difficulté en raison d'une méconnaissance par les juristes des termes techniques. De ce fait, la traduction juridique de la définition technique de l'ingénierie inverse s'avère pour le moins succincte.

169. La définition juridique de l'ingénierie inverse. Elle est en effet définie de la manière suivante : « analyse d’un système destinée à rechercher ses principes de conception »417. Il faut reconnaître un mérite à

cette définition, celui de la simplicité. La compréhension de la technique de l'ingénierie inverse elle-même s'en trouve facilitée mais la complexité demeure s'agissant de son régime juridique.

414 M. Vivant, op. cit.

415 Dans l'industrie, un fabricant, par exemple, peut se procurer dans le commerce le produit de son concurrent afin de déterminer son fonctionnement par l’étude des effets des modifications qu’il peut y apporter.

416 L’image de la machine à pâtes est fréquemment utilisée pour illustrer cette technique. J’ai une machine à pâtes, je regarde son fonctionnement normal et observe la pâte en entrée puis les formes qui en sortent en sortie. Je modifie la grille. J’observe l’effet de ma modification en sortie de machine : les pâtes n’ont plus la même forme. A force de modifications, je parviens à déterminer le fonctionnement de la machine.

2. Le régime juridique de l’ingénierie inverse

170. Plan. A la lecture des dispositions relatives à l'ingénierie inverse, on comprend qu'il s'agit d'une exception au droit d'auteur (a) soumise à des conditions strictes de légalité (b), applicables au droit à l'interopérabilité (c).

a. L'ingénierie inverse : une exception au droit d'auteur

171. La qualification d'exception au droit d'auteur. De manière évidente, on ne peut se contenter de la seule définition de l'ingénierie inverse pour en déduire des conséquences juridiques. C'est pourquoi il convient d'aborder plus en avant le régime juridique de l'ingénierie inverse. Or, ce régime présente une spécificité : il n'a pas été clairement posé comme tel, le terme « ingénierie inverse » étant absent des textes. Ce n'est qu'après analyse des dispositions que l'on comprend qu'il s'agit d'un encadrement de la démarche technique de l'ingénierie inverse.

Ainsi, par application des dispositions de l’article 5.3 de la directive 91/250, « la personne habilitée à utiliser une copie d’un programme d’ordinateur peut, sans l’autorisation du titulaire du droit, observer, étudier ou tester le fonctionnement de ce programme afin de déterminer les idées et les principes qui sont à la base de n’importe quel élément du programme, lorsqu’elle effectue toute opération de chargement, d’affichage, de passage, de transmission, ou de stockage du programme d’ordinateur qu’elle est en droit d’effectuer ».

La transposition de cette disposition de la directive, relative à la technique de l’ingénierie inverse, par le législateur français est sensiblement identique ; les différences constatées peuvent être assimilées à des traductions divergentes. L’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle est donc rédigé de la manière suivante : « la personne ayant le droit d’utiliser le logiciel peut sans l’autorisation de l’auteur418

observer, étudier ou tester le fonctionnement de ce logiciel afin de déterminer les idées et principes qui sont à la base de n’importe quel élément du logiciel lorsqu’elle effectue toute opération de chargement, d’affichage, d’exécution, de transmission ou de stockage du logiciel qu’elle est en droit d’effectuer ».

418 L'auteur d'un logiciel est à distinguer de l'éditeur de logiciel, le premier étant le « créateur » du logiciel, le second étant le « diffuseur » du logiciel. L'auteur peut être l'éditeur du logiciel mais cela n'est pas systématique.

En d’autres termes, une personne ayant le droit d’utiliser le logiciel peut l'étudier ou tester son fonctionnement « afin d’en déterminer les idées et principes de base »419. Il est donc bien question de la

démarche technique de l'ingénierie inverse. Plus précisément, toute personne qui met en œuvre cette technique pour comprendre le fonctionnement d'un logiciel n’a pas à demander l’autorisation de son auteur pour l’accomplissement de cette démarche. Est donc posée une exception au droit d'auteur.

172. Les conséquences de la qualification d'exception au droit d'auteur420. S'agissant d'une exception au

droit d'auteur, la technique de l'ingénierie inverse doit remplir le « test en trois étapes » posé par la Convention de Berne421, les accords ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce422 et la directive EUCD

du 22 mai 2001. Ainsi, elle doit être limitée, ne doit pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’objet protégé et ne pas causer de préjudice injustifié aux ayants-droits.

En outre, si l’autorisation de l'auteur n’est pas requise, l’interdiction n’est pas permise423. Dès lors, l’auteur

d'un logiciel ne peut pas interdire le recours à la démarche technique de l’ingénierie inverse pour la compréhension de son fonctionnement, à la condition toutefois que la démarche utilisée respecte les conditions de légalité pour le moins complexes, posées par l’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle424.

b. Les conditions de légalité de l'exception au droit d'auteur de l'ingénierie inverse

173. Le droit d'utiliser le logiciel. Selon la première condition, la personne qui a recours à la technique de l’ingénierie inverse doit avoir « le droit d’utiliser le logiciel ». La personne doit donc accomplir cette démarche technique sur une version du logiciel qu’elle a légalement le droit de détenir.

419 Code de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2012, p. 176.

420 Avis n° 2013-2 de l'HADOPI, rendu sur saisine de l'association VideoLAN, p. 5. 421 Art. 9.2, Convention de Berne.

422 Art. 13, Accords ADPIC.

423 CJUE, 2 mai 2012, SAS Institute, aff. C-406/10, D. 2012. 1186 ; RLDI 2012/82, n° 2741, obs. L. Costes ; RLDI 2012/83, n° 2768, comm. C. Castets-Renard ; Propr. Ind. 2012, comm. 61, N. Bouche ; Comm. Com. Electr. 2012, comm. 105, C. Caron ; D. 2012, 2344, obs. C. Le Stanc ; Propr. Intell. 2012, n° 45, p. 423, obs. V.-L. Benabou ; RTD com. 2012. 536. obs. F. Pollaud-Dulian ; D. 2012. 2836, obs. Sirinelli.

424 P. Sirinelli, « Le droit d'auteur à l'aube du 3e millénaire », JCP G., janv. 2000, I 194 : « (…) L'inquiétude, en réalité, concerne, pour

l'heure, davantage la forme que le fond. Sur le plan de la technique de rédaction des textes, la Commission de Bruxelles comme l'OMPI ont basculé dans l'approche analytique, décomposant les prérogatives et multipliant les précisions. À titre d'illustration de ce phénomène, il suffit de lire les articles L. 122-6 ou L. 122-6-1 du Code français de la propriété intellectuelle qui traitent des logiciels et qui sont la transposition, pratiquement mot à mot, de dispositions de la directive du 10 mai 1991. L'article L. 122-6-1 contient plus de quatre cents mots alors qu'il en suffisait d'une vingtaine à l'article L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle pour définir le concept clé de reproduction. Certains s'en réjouiront en disant que l'on y gagne en précision, en prévisibilité et donc en sécurité. D'autres le regretteront en montrant, à juste titre, que l'on perd énormément en souplesse. Il est sûr, en tout cas, que l'utilisateur moyen de logiciels ne percevra pas tout de suite ce qui lui est permis ou interdit de faire. Qu'on en juge ».

Ainsi, la démarche d’ingénierie inverse réalisée sur un logiciel acquis illégalement ne respecte pas la condition posée par l’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle et constitue une atteinte au droit de l’auteur du logiciel.

174. La limitation à l'observation, l'étude ou le test de fonctionnement du logiciel. Selon la deuxième condition, la personne qui a recours à la technique de l’ingénierie inverse doit se contenter d’« observer, étudier ou tester le fonctionnement » du logiciel et cela dans le seul but de « déterminer les idées et principes qui sont à la base de n’importe quel élément du logiciel »425. C’est ce qui va être dénommé le droit

d’observation du fonctionnement du logiciel.

Dès lors, toute autre action, telle que la modification du fonctionnement du logiciel, n’entre pas dans le cadre de l’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle. De même, le fait d’accomplir la démarche technique de l’ingénierie inverse avec un objectif autre que celui de déterminer les « principes et idées » qui régissent le fonctionnement du logiciel ne peut bénéficier de l’exception au droit d’auteur posée par cet article.

175. La limitation un type d'opération déterminé. Selon la troisième et dernière condition, l’autorisation de l’auteur du logiciel n’est pas requise si la démarche d’ingénierie inverse est réalisée lors de « toute opération de chargement, d’affichage, d’exécution, de transmission ou de stockage du logiciel ». Le législateur précise également que la personne doit avoir le « droit d’effectuer » ce type d’opération. Ainsi, si la transmission du logiciel n’est pas autorisée par son auteur, nul ne pourra se soustraire à son accord pour la réalisation de la démarche technique d’ingénierie inverse lors de cette opération.

En conséquence, si la démarche technique d’ingénierie inverse réalisée sur un logiciel respecte les trois conditions cumulatives posées par l’article L. 122-6-1, III, du Code de la propriété intellectuelle, alors l’autorisation de l’auteur n’est pas requise pour la réalisation de cette démarche.

c. L'exception au droit d'auteur de l'ingénierie inverse et le droit à l'interopérabilité

176. L'ingénierie inverse, facteur d'interopérabilité. Un constat s’impose : les conditions de mise en œuvre

de la démarche d’ingénierie inverse sur un logiciel ne sont pas très contraignantes. Ainsi, il n’apparaît pas insurmontable de réaliser cette démarche technique sur un logiciel que l'on a le droit d'utiliser, à des fins uniquement de compréhension de son fonctionnement et lors d'opérations techniques autorisées par son auteur. Le recours à cette démarche, dans ces conditions, présente alors un intérêt indéniable pour la mise en œuvre de l’interopérabilité de deux logiciels par exemple. En effet, si l'éditeur du logiciel comprend, suite à la réalisation de la démarche de l'ingénierie inverse, comment fonctionne l'autre logiciel, il lui sera d'autant plus facile de développer les outils adaptés à la mise en œuvre technique de l'interopérabilité.Dès lors, autoriser la démarche technique de l'ingénierie inverse est facteur d'interopérabilité.

177. L'absence d'obstacle juridique à l'ingénierie inverse. Le contexte juridique est donc favorable à la réalisation d'une telle démarche par le sujet passif du droit à l'interopérabilité qu'est l'éditeur de logiciels, qui ne peut alors arguer d'une impossibilité de compréhension technique de l'autre logiciel pour faire obstacle à la mise en œuvre de l'interopérabilité. En revanche, la mise en œuvre de l'autre démarche technique, la décompilation, n’est pas chose si évidente.

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