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Sociologie et financement du scoutisme guadeloupéen 1 Sociologie du recrutement

Chapitre I er L’assimilation, un axe politique et social central dans la Guadeloupe coloniale (premier quart du XXe S.)

CHAPITRE 4 Les Scouts de France de Guadeloupe

3 Sociologie et financement du scoutisme guadeloupéen 1 Sociologie du recrutement

À qui s’adresse le scoutisme local ? Quelles sont les catégories socioprofessionnelles des familles qui envoient leurs enfants aux SDF dans cette période de mise en place ? Dans ses débuts le scoutisme s’adresse à des familles aisées. « (…) Chez les scouts, la dominante était un recrutement dans

les lycées, et donc une certaine élite. Globalement, on peut dire que les SDF recrutaient chez les gens plus aisés. (…). C’était un peu bourgeois, à la limite »

(Jean Rivier)1. Le Père Oscar Lacroix2 est aussi de cet avis en qualifiant le recrutement comme étant issu de la petite et moyenne bourgeoisie. La troupe de Basse-Terre, dès les années d’avant-guerre, recrute des fils de petits fonctionnaires coloniaux (gendarmes, douaniers, personnels administratifs…) ; des fils de petits commerçants (tel le père d'Oscar Lacroix). À Moule, le scoutisme touche principalement ce que le Père Chalder appelle « les grandes familles » de blancs pays, propriétaires des plantations de cannes à sucre3. Petite et moyenne bourgeoisie locale semblent être les catégories sociales privilégiées dans lesquelles le scoutisme catholique guadeloupéen recrute. Dans les débuts du mouvement, l’aire de recrutement du scoutisme local se positionne donc de façon dominante dans la classe aisée. Les anciens membres des EDF, mouvement scout laïque, se rangent aussi à cet avis : « Les SDF c'était la

bourgeoisie. Et les enfants des familles aisées du centre de Pointe-à-Pitre ne laissaient pas leurs enfants jouer avec les éclaireurs qui étaient trop populaires. C'était souvent à cause de la peau ! »4 Dans cette société coloniale, le niveau

1

Entretiens avec Jean Rivier, le 28 janvier 1998 et le 04 février 1998. Pointe-à-Pitre. Jean Rivier fut scout à PAP dès 1939, et commissaire du district de la Grande-Terre en 1955.

2

Entretiens avec le Père Oscar Lacroix, le 30.01.1998, et le 6.02.1998. Petit Canal. Louveteau à Basse-Terre dès 1937, il fut aumônier diocésain des SDF de 1962 à 1972.

3

Entretien avec le Père Chalder. 4 août 1999. Capesterre-Belle-Eau.

4

économique et social des populations est étroitement lié à la pigmentation de la peau. Ce que les anciens éclaireurs nomment « bourgeoisie » désigne la classe blanche et mulâtre détentrice du pouvoir économique et politique. Ainsi, les différents mouvements de jeunesse de cette époque reproduisent la partition de couleurs inhérente au système colonial. Les propos des anciens laissent transparaître les antagonismes raciaux propres à la société guadeloupéenne :

« Chez les Éclaireurs de France, il y avait plutôt des Noirs, mais il y avait aussi des Blancs parce que tout le monde était accepté. Chez les Sonis, il n'y avait que des Blancs, et chez les SDF aussi. »1

Quelles sont les raisons qui font que ce sont les familles aisées qui inscrivent leurs garçons aux SDF ? Quels sont les facteurs qui induisent cette sociologie du recrutement ?

Ces facteurs nous paraissent de deux ordres, l'un économique, l'autre idéologique. Ainsi, les dépenses qu'induit la participation au mouvement constituent un frein à l'accession de certaines catégories sociales, telle la classe ouvrière de la canne, par exemple ; cette « ségrégation » par l'argent impose une aire de recrutement urbaine, principalement établie dans les lycées. Mais l'intérêt que portent les classes sociales supérieures de la colonie au mouvement scout repose aussi sur des paramètres idéologiques et religieux. L'orientation catholique affichée du mouvement est ainsi à prendre en compte. De plus, l'organisation même du scoutisme et sa méthode paramilitaire centrée sur la discipline, l'aventure et la débrouillardise satisfont les aspirations éducatives de la petite et moyenne bourgeoisie.

3.2 Le scoutisme, miroir de la société

Les troupes scoutes recrutent donc principalement dans les lycées de la colonie ; elles s’adressent aux enfants de familles aisées, blanches ou mulâtres. C’est aussi ce que confirment les anciens du mouvement des Éclaireurs de France : « Les EDF sont d’origine familiale plus modeste que les SDF. Les SDF

étaient de familles bourgeoises. Tous les Blancs de Pointe-à-Pitre étaient SDF »2. Victor Lacrosil 3 va dans ce sens en précisant que les SDF recrutaient principalement chez les Blancs, tout comme les Sonis, et les EDF chez les Noirs. La volonté de s’adresser à une élite, si prégnante dans le scoutisme français des années trente, transparaît dans le recrutement guadeloupéen. La transposition des directives métropolitaines appliquées par les cadres, et notamment par les prêtres, séduit une classe sociale proche de l’Église, colonialiste dans l’ensemble.

Mais, alors que le scoutisme véhicule les valeurs d’un colonialisme conformiste, pour la classe mulâtre il représente un moyen d’ascension sociale en accord avec l’idée de progression sociale dans une Guadeloupe assimilée

1

Entretien avec Camille Trébert. Ancien Éclaireur de France. 30 avril 1999. Petit-Bourg.

2

Entretien avec G. Cornely, 29 avril 1999, Raizet.

3

totalement à la France. En inculquant des valeurs spécifiquement métropolitaines, le mouvement scout apparaît aux yeux des Mulâtres comme un moyen de se mélanger avec la classe blanche et d’en adopter les normes. L’organisation scoute, disciplinée, patriote, religieuse, tournée vers la vie communautaire offre aux mulâtres et aux Noirs une possibilité d’éduquer leurs enfants comme les colons blancs et de leur donner ainsi une chance supplémentaire de réussite. Le scoutisme, tout comme la scolarisation, est perçu comme un moyen de réussite sociale et de reconnaissance.

En écartant une partie de la population guadeloupéenne, le scoutisme catholique naissant reproduit la partition sociale des races. Par-delà les clivages sociaux, le scoutisme guadeloupéen agit comme un miroir de la société en reproduisant les clivages raciaux. Ainsi, les louveteaux de Pointe-à-Pitre comprennent trois meutes de « couleurs » différentes : « À Pointe-à-Pitre, en

1939, quand les scouts se sont créés, il y avait la meute des Békés, la meute des Mulâtres, et la meute des Noirs. Il y avait trois meutes ! Cela dépendait de la couleur des cheftaines. (…). En plus de ça il y avait une hiérarchie : la meute A c’était la meute des Békés ; la meute B c’était la meute des Mulâtres ; la meute C c’était celle des Noirs. Au début, on respectait la hiérarchie coloniale. On était en plein dans la colonie, dans le vécu colonial. (…). On vivait ça. »1

M. Feuillard a une position plus nuancée : « le recrutement était fait (surtout

chez les petits), par les copains. Si un Blanc fréquente un Blanc, il ramène aux scouts un Blanc. Si un Noir fréquente un Noir, il ramène un copain noir »2. Pour

J. Rivier il s’agit là d’une affinité de cadres. Il y a une cheftaine blanche, une mulâtresse et une noire. Elles recrutent parmi leurs amis et connaissances, et

« automatiquement les meutes se sont constituées par couleurs ». Le clivage

racial n’est pas instauré de façon volontaire par le système scout. Il est plutôt le résultat de l’appartenance sociale dans une Guadeloupe où les classes et les races ne se mélangent pas, mais vivent côte à côte. « En ce temps-là, en

Guadeloupe, on ne se mélangeait pas. Les Nègres marchaient avec les Nègres. Les Mulâtres avec les Mulâtres. Les Blancs Pays restaient dans leur sphère et le Bon Dieu était content dans son ciel. »3

Dans les centres urbains tels que Pointe-à-Pitre, les scouts se structurent donc en reproduisant les hiérarchies de classes sociales et de races, à l’image de la société dans laquelle ils évoluent. Mais ce clivage social touche essentiellement les louveteaux dont le nombre était beaucoup plus important que chez les scouts. Dans la troupe, en raison d’un effectif plus restreint, le mélange des races et des couches sociales s’opérait davantage. « La troupe de

Pointe-à-Pitre avait à la fois des Békés et des gens de couleur. » 4

1

Entretien avec Jean Rivier, idem.

2

Entretien avec Michel Feuillard, idem.

3

M. Condé, op. cit. P. 52.

4

3.3 Le coût de la participation au mouvement

Les dépenses financières qu’entraîne la participation à un tel mouvement pénalisent les familles les moins argentées. « C’est qu’il fallait quand même un

uniforme ; ce qui était quand même une dépense. Et dans les temps qui ont succédé, il fallait une assurance, qui représentait quand même une petite dépense… Parce qu’il fallait acheter le sac à dos, une chemise spéciale… »

(Père O. Lacroix). « […] Le scoutisme est un mouvement, surtout à ses débuts,

assez cher. Il revenait cher aux parents. » (Père Chalder).

À côté des dépenses induites par l’équipement scout, les camps n’étaient pas encore subventionnés. Ils ne le seront qu’à partir des années soixante. La participation aux camps constituait des frais non négligeables pour les familles. Ainsi, les Blancs et les mulâtres sont-ils les plus représentés. À Pointe-à-Pitre, par exemple, « il y avait un bataillon très fort de Mulâtres et de Blancs. C’était

un problème pécuniaire ; c’est ça qui faisait la différence »1. Dans les villes de

Basse-Terre ou de Pointe-à-Pitre davantage orientées économiquement vers le commerce, la transformation de la canne ou la gestion administrative de la colonie, le scoutisme touche les enfants des hommes d’affaires d’origine métropolitaine ou Blancs Pays, mais aussi la moyenne bourgeoisie constituée de Mulâtres et de Noirs ayant accédé aux études. Ils possèdent les distilleries de rhum et en sont les principaux exportateurs. Les gros commerçants des villes constituent aussi une des catégories socioprofessionnelles de recrutement des SDF. C'est le cas par exemple de Jean Rivier, SDF dès l'avant Seconde Guerre mondiale, ancien commissaire de district, et dont les parents très catholiques possédaient un des commerces les plus importants et les plus anciens du centre de Pointe-à-Pitre « Au Bonheur des Dames », seul endroit où l'on pouvait trouver la dernière mode parisienne en terme de cosmétique et de parfumerie. M. Rivier père était un notable de la ville faisant partie de la petite bourgeoisie locale. La troupe de Pointe-à-Pitre recrute donc dans les milieux industriels, commerçants, fonctionnaires et artisans. Ainsi, les fils d’un charron étaient louveteaux et camarades de J. Rivier. Leurs sœurs étaient cheftaines.

Les classes défavorisées, composées principalement des ouvriers urbains (charbonniers, ouvriers du bâtiment) et des ouvriers de la canne (ouvriers des usines)2, de race noire, se trouvent de fait souvent écartées du scoutisme dans cette période de mise en place du mouvement. Le recrutement s’opérant sur le mode d’une sélection par l’argent, les troupes « se colorent », avec une forte proportion de Blancs et de Mulâtres.

Dans des communes rurales comme Saint-François ou Le Moule, si le scoutisme touche les enfants des propriétaires terriens, Blancs locaux, et Békés, il s’adresse aussi aux enfants de la petite bourgeoisie constituée de petits planteurs et de colons partiaires (exploitant une partie des terres des usiniers).

1

Entretien avec le Père Chalder, op. cit.

2

Historial Antillais, C. Celma, « Le mouvement ouvrier aux Antilles de la 1re Guerre mondiale à 1939 », volume V, p. 178.

Les ouvriers agricoles, employés par les gros propriétaires terriens, ne peuvent pas, financièrement, envoyer leurs enfants au mouvement scout.

L’orientation catholique du mouvement est aussi un facteur de séduction pour la bourgeoisie locale. La présence des aumôniers, les pratiques du culte, la morale chrétienne support de l'éducation sont autant de facteurs qui exercent un attrait considérable. Le catholicisme local touche de façon privilégiée la bourgeoisie blanche et mulâtre et c'est donc elle qui sera la première concernée par l'éducation scoute. L’impulsion que l’évêque Mgr Genoud donne au scoutisme par l’intermédiaire de ses prêtres des paroisses séduit les familles catholiques.

C’est donc la barrière financière qui définit la population d’appartenance des SDF dans cette première période. En sélectionnant leurs adhérents par le critère de l’argent, les scouts reproduisent aussi les clivages raciaux, calqués sur les clivages de classe, les Noirs constituant l’essentiel de la classe ouvrière guadeloupéenne de l’époque. L'élargissement du recrutement à d'autres catégories socioprofessionnelles s'accentuera après 1950. Touchant ce type de famille, l’aire de recrutement scolaire se situe principalement dans les lycées, écartant d’autant plus les enfants les moins argentés que recrutent les Éclaireurs de France. Ces derniers, encadrés principalement par des instituteurs, proches de la Ligue de l’Enseignement, recrutent dans les écoles primaires et les cours complémentaires. Chez les SDF, les enseignants occupent une place minime. L’encadrement est issu d’autres catégories socioprofessionnelles (commerçants, fonctionnaires coloniaux…), et le recrutement ne s’effectue pas dans les mêmes milieux. À Pointe-à-Pitre, la troupe recrute dans le lycée Carnot. À Basse-Terre, elle recrute au lycée Gaston Gerville-Réache1. Or dans les années d’avant la Seconde Guerre mondiale, les lycées scolarisent les enfants des familles aisées, parce que payants, alors que l’école primaire scolarise les enfants des familles populaires. La non-gratuité du lycée écarte de fait la population ouvrière. « À

l’évidence, la population noire, scolaire et boursière, est extrêmement sous- représentée : le lycée, à cette époque, s’adresse aux garçons mulâtres et blancs, de famille aisée ou fils de fonctionnaires »2.

3.4 Financement des SDF de Guadeloupe

Quatre sources permettent au mouvement local de fonctionner : les cotisations des membres, les subventions, les aides des mécènes, les recettes des actions culturelles.

Les cotisations des membres constituent un apport minime et dépendent, tout comme pour les Sonis, des paroisses de rattachement. Dans les communes telles que Pointe-à-Pitre ou Basse-Terre, par exemple, de par le recrutement dans des familles aisées, les cotisations sont possibles. Souvent, les familles les plus

1

Le lycée de Basse-Terre fut ouvert en 1930, sous le nom de « petit lycée », et fut baptisé lycée Gerville-Réache en 1933.

2

démunies en sont dispensées, aidées par les plus riches, la solidarité jouant à plein. « Sur Pointe-à-Pitre nous n'avons jamais eu vraiment de problèmes

d'argent à cause de l'organisation qu'on avait, et à cause de l'entraide entre ceux qui étaient favorisés et les autres. Mais dans d'autres troupes, je sais qu'il y avait des problèmes. » 1

Les SDF disposent aussi de subventions allouées par l'État comme en témoignent les exercices budgétaires du Ministère de l'Enseignement Technique, de la Jeunesse et des Sports2 : en 1949 cette subvention s'élève à 75 000 francs. Elle représente le double de ce qui est attribué aux Sonis, mais est inférieure à celle des EDF guadeloupéens (112 000 francs). Cette année là, la totalité des subventions attribuées au département de la Guadeloupe s'élève à 750 000 francs, témoignant de l'effort fourni par l'État français envers les organisations de jeunesse dans la période d'après-guerre malgré les frais qu'entraîne la reconstruction du pays.

La source principale durant cette période repose sur les activités proposées par les scouts telles que les kermesses ou, surtout, les représentations théâtrales qui rapportent un peu d'argent. Les scouts de Pointe-à-Pitre organisent ainsi une représentation annuelle pour la fête de la Sainte Jeanne d'Arc. Enfin, l'aide des parents est fréquente, surtout de façon pratique, en transport, par exemple, lors des sorties ou des camps. En ce sens, on peut parler ici d'un certain mécénat.

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