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Chapitre I er L’assimilation, un axe politique et social central dans la Guadeloupe coloniale (premier quart du XXe S.)

CHAPITRE 4 Les Scouts de France de Guadeloupe

4 Objectifs et activités

4.2 La maîtrise de son corps

Connaître son corps, repousser ses limites, développer la débrouillardise sont des objectifs privilégiés. Dans ce contexte les activités corporelles, sportives comme non sportives, prennent toute leur importance. « (…) Apprendre à

marcher, à nager, à se déplacer en milieu difficile, dans la nature ; pratiquer un parcours sportif (avec des obstacles…), faire du vélo, etc. »1

Les activités scoutes sont destinées à entraîner le corps et tremper le caractère ; elles sont des incitations à se dépasser. L'entretien du corps est un précepte édicté par la Loi scoute ; il relève de la « relation au corps ». Le développement du corps est orienté vers la connaissance de ses propres limites afin de fournir des efforts pour mieux servir autrui dans des circonstances extrêmes. Il ne s’agit pas d’une pratique sportive ou physique pour elle-même, mais pour son prochain, pour servir. Ainsi, O. Lacroix parle du développement « d’un corps sain, d’un corps

costaud pour servir. » Pour cet ancien aumônier diocésain, il s’agit d’une prise

de possession de son corps comme de quelque chose qui mérite d’être aguerri pour mieux se mettre au service de la société, de Dieu et des autres. L'effort et la confrontation aux difficultés naturelles favorisent cet apprentissage : « Quatre

jours sous la pluie, le torse nu, pataugeant dans la boue, mais du soleil plein l'âme, de la joie au cœur et de l'enthousiasme et du cran… » C'est aussi le

courage, qui est mis en avant : « (...) sous la pluie : mais oui ! Et ça pèle, et le

sac devient lourd et coupant, le soir du retour, sur la peau entamée : raison de plus pour sourire et chanter. » 2 L'école de la vie passe ici par l'acceptation de la souffrance dans la joie. Les intempéries et les meurtrissures du sac n'entament pas la gaieté ; le scout accepte ces conditions difficiles qui sont censées former le caractère, discipliner ses états d'âme face à l'adversité. Elles lui permettent de dépasser ses propres limites ; de se prouver à lui-même ce dont il est capable. C'est selon cette même logique que les scouts introduisent les sports dans leurs activités. Le nº 212 de Clartés (18 mars 1950) met en avant ce principe : « Le

but recherché c'est de développer la virilité, la vigueur pour la mettre au service du prochain, de la société. Être plus fort pour être plus utile. »

(« Préparation au Challenge sportif des routiers »).

Mais être utile pour qui ? Au service de quoi ? La hiérarchie catholique locale par l'intermédiaire de son journal recherche une éducation au service de l'assimilation à la culture métropolitaine. Si le scoutisme est une école de la vie, c'est par la formation d'hommes virils et endurcis dont la Guadeloupe a besoin :

« Parents, aidez-nous à faire de vos garçons de vrais garçons qui seront demain de vrais hommes, la Guadeloupe et la France en ont rudement besoin

1

G. Brument, op. cit.

2

(...). Envoyez-les camper avec nous, ils vous reviendront le visage hâlé par le soleil et le grand air, le corps endurci, l'air moins empoté, et l'esprit ouvert par cette vie au milieu des beautés largement répandues dans la nature par notre Créateur. »1 Le propos peut ici surprendre ; il ne semble pouvoir s'adresser qu'à des blancs de peau. En fait, il témoigne d'abord du recrutement qui s'opère principalement chez les Blancs et les Mulâtres (clairs de peau). Mais aussi, de cette volonté d'assimilation du Noir au métropolitain voulue à la fois par l'Église locale et par la population elle-même. La différence de couleur s'estompe dans ce discours, et même l'Antillais noir peut revenir « hâlé ». Ici, la recherche d'assimilation veut gommer les différences. Le propos est ainsi révélateur de la situation du jeune antillais qui vit dans une représentation de lui-même imprégnée du modèle du Blanc. F. Fanon le montre de façon magistrale dès le début des années cinquante. À un sujet de composition française portant sur les impressions avant un départ en vacances, les petits antillais répondent comme de petits Parisiens : « J'aime les vacances, car je pourrais courir à travers

champs, respirer un bon air et je reviendrais les joues roses. »2 La référence

reste le colon blanc à qui le soleil et l'air colorent la peau, atténuant sa blancheur. Mais alors que le Noir antillais recherche le blanchiment, le hâle devient la preuve de sa participation aux modes de sociabilité des Blancs même s'il noircit encore davantage la peau. Le paradoxe s'installe entre la volonté d'accéder aux valeurs du Blanc et d'adopter ses modèles, et le fait que ces derniers « noircissent » davantage la peau, éloignant ainsi le Noir d'une possible égalité avec le Blanc.

La maîtrise du corps s'acquiert par une solide formation physique centrée principalement sur le développement musculaire et cardio-pulmonaire. L'éducation scoute repose sur les qualités d'endurance, mais aussi sur des qualités de force et d'adresse. Hébertisme, randonnées pédestres, jeux et activités sportives constituent la base de la formation des jeunes. Pour mener à bien cette éducation, le scoutisme utilise certaines activités sportives issues des sports institutionnalisés. Leur introduction dans le mouvement est destinée à atteindre des finalités plus larges : adresse (par les sports collectifs, par exemple), endurance (par des courses) ou pour explorer (kayak) ou se déplacer (vélo). Les activités sportives sont utilisées pour atteindre des buts éducatifs, et non pour elles-mêmes et pour la compétition. S'il arrive que des scouts participent à des compétitions, invités par des clubs sportifs, l'affrontement compétitif n'a jamais fait partie de l'éducation scoute guadeloupéenne. Toutefois, dans les débuts du mouvement, la frontière entre le mouvement scout local et le mouvement sportif semble floue. « À Basse-Terre il y avait beaucoup

d'anciens sportifs » (M. Feuillard). Les liens entre les fondateurs du scoutisme

basse-terrien et le mouvement sportif naissant sont forts. Le Père Dugon, à

1

Clartés nº 148. 18 décembre 1948.

2

l'initiative des deux mouvements dans la commune dans la période d'avant- guerre, impulse chez les scouts des pratiques comme le football ou la course à pied. Il en est de même au Moule, en Grande-Terre, où le Père Durand était aussi investi dans les deux domaines. Le club de football moulien (Club Sportif Moulien) créé à l'initiative du Père Durand comporte dans ses rangs des Sonis et des scouts du bourg. L'utilisation de ces activités sportives dans l'éducation du scout guadeloupéen dépend ainsi de la personnalité des cadres, de sa formation, de sa sensibilité pour le sport, et des liens qu’il entretient avec la sphère sportive locale.

Les pratiques sportives sont aussi encouragées par la tutelle, d’abord ministérielle. Le 17 novembre 1945, le directeur des Mouvements de Jeunesse et d'Éducation Populaire adresse aux Inspecteurs Principaux des mouvements de jeunesse une circulaire afin de mettre en place dans chaque académie, en mai 1946, des rassemblements sportifs. Le quartier général des Scouts de France à Paris transmet ces directives à tous les commissaires de province. Là encore, la confusion entre activités sportives compétitives et éducation physique est manifeste : « (…) chaque mouvement pourra proposer la démonstration qui

lui paraîtra correspondre le mieux à son caractère propre et à ses possibilités d'entraînement : leçons d'éducation physique, matches sportifs, présentations spectaculaires… »1

Mais ces journées ne pourront pas être organisées dans la

province scoute guadeloupéenne. L'éloignement, les pénuries dues à la guerre et à la dictature de C. Sorin, la jeunesse du mouvement local, rendent difficiles de telles organisations de masse. Les pratiques sportives sont aussi encouragées par la tutelle fédérale : « L’association des Scouts de France s’est unie à la

fédération par un traité qui remet à la charge de la FGSPF le sport et la gymnastique aux troupes qui les pratiquent. »2 L'impulsion du siège parisien

tout comme celle de l'État, favorise la pratique des sports dans le scoutisme. Vers la fin de la période, les scouts introduisent des sports collectifs tels que le volley-ball ou le basket-ball. « Une réunion de chefs a eu lieu (...) ; plusieurs

questions ont été traitées, notamment la formation dans les clans d'une équipe de volley ou de basket (...). » (Clartés nº 202 du 7 janvier 1950). Plusieurs

raisons concourent à l'introduction de ces sports collectifs dans l'éducation des scouts guadeloupéens. Tout d'abord, comme nous l'avions précisé pour les Groupes de Sonis, l'apprentissage du basket dans les colonies avait été impulsé par l'École de Joinville dans les années vingt, parce que la simplicité des règles en facilitait l'apprentissage par les Noirs. Ces activités ont aussi l'avantage de pouvoir se pratiquer dans des espaces restreints. De plus, ces sports collectifs ont souvent été découverts par les combattants antillais de la Seconde Guerre mondiale au contact des troupes alliées, principalement américaines. De retour en Guadeloupe ils y introduisent ces pratiques. La hiérarchie scoute locale

1

Extrait de la circulaire du 17 novembre 1945. In Le Chef, nº 222, janvier 1946.

2

semble vouloir rapidement introduire ces pratiques nouvelles avant que les laïques les développent de façon massive, à l'image du football. La nécessité d'intéresser la jeunesse par de nouvelles formes de pratiques corporelles nous paraît être un facteur non négligeable dans leur mise en place dans le mouvement scout local. L'introduction de ces activités sportives s'intègre ainsi dans le développement du mouvement sportif guadeloupéen amorcé dans les années trente avec notamment les initiatives du gouverneur Félix Éboue. Les scouts, s'ils ne rentrent pas dans le circuit des compétitions du sport civil, pratiquent des activités sportives suivant ainsi les motivations des jeunes et leur intérêt croissant pour les sports institutionnalisés. Cette introduction de certains sports participe de la volonté qu'a le mouvement d'intéresser la jeunesse afin d'augmenter ses effectifs.

Mais la pratique des sports collectifs reste toutefois peu répandue dans le scoutisme guadeloupéen. Elle est épisodique comme le précise J. Rivier : « Je

me souviens qu'on avait fait un camp où il pleuvait tout le temps et on s'était mis à faire du rugby pour se réchauffer. » Dans ces circonstances, les scouts

pratiquent la « soule », rugby sans règles issu de la soule moyenâgeuse, dans laquelle deux équipes s'affrontent pour porter un ballon dans un embut. Parfois on pouvait faire un match de football dans un camp. Mais le football reste sans doute trop populaire pour être pratiqué par les enfants de la bourgeoisie locale qui, durant cette période, constituent la majorité du recrutement scout. Il est, d'autre part, très pratiqué chez les Éclaireurs de France qui, rappelons-le, sont à l'origine de nombreuses équipes. Sans doute vaut-il mieux s'orienter vers d'autres sports et notamment des activités nouvelles qui sont susceptibles de motiver la jeunesse, telle que le basket-ball ou le volley-ball. Le scoutisme local se tourne aussi vers les activités sportives individuelles. Dans le nº 212 de

Clartés1, on apprend que les routiers préparent un challenge sportif : « course,

saut, nage, marche de 10 km, grimpé, lever de poids, tournoi de basket… ».

Le passage des brevets de spécialités sportives vient couronner les pratiques. Ces brevets concernent essentiellement des activités individuelles : brevets d'archer, de lanceur, d'athlète, de nageur ou de gymnaste. Notons que ce dernier comporte à la fois des épreuves d'éducation physique, de gymnastique aux agrès et d'athlétisme, preuve de l'absence de frontière entre ces différents domaines dans le scoutisme. Les scouts passent aussi un brevet polyvalent : « le brevet sportif », comprenant 50 mètres de natation et 3 kilomètres au pas éclaireur (50 pas marchés, 50 pas courus). Dans l'ensemble, donc, le scoutisme guadeloupéen utilise ces sports dans son éducation, mais ne centre pas son approche sur la compétition et la confrontation. C'est la formation à l'effort, l'entraînement de la force, le nécessaire dépassement de soi, la coopération, que le scoutisme recherche dans les activités sportives.

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Aux côtés des activités sportives, le scoutisme local va introduire des activités qui appartiennent au domaine de l'exploit. Elles se situent dans le registre de cette formation au courage, à la virilité, au cran. Le nº 881 de Clartés publie un article titré « Exploit scout ». Il s'agit de la traversée de la Manche à la nage (du Cap Gris-Nez à Douvres). « Cette magnifique performance a été

conçue et réalisée par des Scouts de France de 18 à 20 ans, ouvriers et étudiants de Paris, Clermont-Ferrand, Amiens, Périgueux, Boulogne-sur-Mer, qui se sont entraînés régulièrement depuis le mois de janvier, en piscine et en rivière. » On est bien entendu très proche de l'exploit sportif, action d'éclat qui

soulève l'admiration et qui héroïse ceux qui l'ont réalisée. Dans le scoutisme, l'exploit se réalise par la confrontation à la nature et la lutte qu'il implique pour la dominer. Il est synonyme de dépassement de soi, de victoire sur l'élément naturel et sur soi-même par l'effort qu'il implique. Il relève aussi d'une préparation physique et mentale rigoureuse comme dans le cas de l'expédition citée. Il recouvre enfin, une dimension collective qui, au-delà de l'investissement personnel, repose sur la solidarité et l'entraide qui souvent en permet l'aboutissement. Pour le scout, l'exploit est donc indissociable d'un engagement physique contre la nature et d'un travail d'équipe qui place l'individu après le collectif de la patrouille ou de la troupe. Si le scoutisme guadeloupéen n'entreprend pas d'aventure de cette envergure, il ne restera pas écarté de leur influence en introduisant des pratiques aventureuses comme le kayak de mer dans la troupe de Pointe-à-Pitre ou l'ouverture de sentiers de randonnées par la troupe de Basse-Terre. Dans cette même logique d'aventure et de défi face aux éléments naturels, les scouts guadeloupéens pratiquent des activités qui font appel au cran, à la témérité, telles que les tyroliennes ou les franchissements de gorges par ponts de singe. C'est l'esprit d'aventure qui sous- tend ces pratiques. Cet esprit n'est pas étranger à l'influence exercée par le voyage exploratoire du chef scout métropolitain J. Larigaudi. Sa traversée de Chine en voiture en 1938, marque l'inconscient collectif des Scouts de France. De nombreux articles paraissent dans les revues scoutes (Le Chef ou Scout) que reçoivent les Guadeloupéens. Le scoutisme local, s'il reste moins marqué par l'entreprise en elle-même, sera lui aussi influencé par cette orientation vers les pratiques d'aventure.

Les jeux font aussi appel à l'engagement physique. En ce sens, ils requièrent du jeune scout l'investissement complet de sa force physique. Les jeux demandent souvent aux jeunes le contact corporel avec l'adversaire. Ce contact, qui peut s'avérer violent, repose sur la force, mais aussi sur l'inhibition de la crainte qu'il inspire. Ainsi, l'engagement dépasse le simple investissement du physique pour reposer aussi sur un engagement moral qui demande le dépassement de la peur de l'affrontement. Le jeu de foulard en est un exemple.

« On pratiquait les batailles de foulard au sein de la troupe, des batailles

1

rangées ». (J. Rivier). Ce jeu consiste pour deux équipes à ramener le plus

grand nombre de foulards appartenant à l’autre équipe. S’emparer des foulards, placés à l'arrière de la ceinture, nécessite chez les joueurs un engagement corporel important pour à la fois défendre ce qui est appelé « vie » (le foulard), et pour prendre la vie de l’adversaire. Jeu guerrier qui implique souvent une défense collective, il peut se dérouler sur plusieurs heures, voire sur une journée. Les scouts guadeloupéens pratiquent aussi des jeux de force tels que les tractions de corde par équipes ou le jeu de « la chaîne » qui consiste à placer deux équipes face à face espacées d'une trentaine de mètres ; les équipiers se tiennent par la main et à tour de rôle un équipier de chaque équipe court le plus rapidement possible afin de « casser » la chaîne adverse par percussion, c’est-à- dire de faire lâcher la prise de main par la violence du contact. Les deux équipiers qui lâchent prise sont éliminés ; l'équipe qui élimine le plus de joueurs adverses est gagnante. Le jeu de « l'évasion » engage, lui, toute la troupe. Des patrouilles sont prisonnières dans une ruine (un moulin, par exemple) et gardées par d'autres patrouilles. Il s'agit de les délivrer, après avoir suivi des pistes parsemées d'obstacles qui donnent lieu à des pratiques physiques diverses : escalade de rochers, grimper d'arbres, franchissement de ponts de singe, course dans des ravines1 embroussaillées… Le jeu se poursuit par des luttes de traction au poignet avec les gardiens afin de délivrer les prisonniers.

À côté de ces jeux physiques, les scouts guadeloupéens pratiquent des jeux de piste dans lesquels il s'agit de retrouver des lieux historiques (moulins, anciennes sucreries…) ou naturels (souffleurs2

, anses3). Ce type de jeu a pour but de faire découvrir la Guadeloupe aux jeunes qui ont peu l'occasion de sortir des bourgs et des sections. Il contribue à la connaissance de leur île, et par là, aux richesses naturelles et humaines qu'elle comporte. En ce sens, ces activités constituent pour le scoutisme local un moyen d'ouverture sur l’environnement guadeloupéen. Si le scoutisme des années trente et quarante se calque sur celui de la métropole participant ainsi à la politique d'assimilation et d'acculturation menée par l'État français, il propose aussi à la jeunesse des « ouvertures » possibles sur les réalités de leur environnement caribéen. Une rupture s'amorce sans doute ici par ce paradoxe entre la volonté de la hiérarchie scoute locale de copier la métropole, et la prise de conscience d'une spécificité guadeloupéenne que favorise ce type d'activités. Cette rupture va s'accentuer dans la période suivante sous l'influence croissante des revendications identitaires.

1

Aux Antilles, les ravines séparent les collines (ou « mornes »). Elles sont souvent profondes et impraticables, car envahies par une végétation luxuriante (en Basse-Terre) ou formée d'épineux en zones sèches, comme en Grande-Terre.

2

Souffleur : jet d'eau de mer se produisant dans un trou de rocher avec les mouvements des vagues et pouvant se situer à plusieurs mètres de l'eau.

3

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