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Chapitre I er L’assimilation, un axe politique et social central dans la Guadeloupe coloniale (premier quart du XXe S.)

CHAPITRE 3 Les Groupes de Sonis 1 Que sont les Groupes de Sonis ?

7 Les objectifs éducatifs poursuivis par les Groupes de Sonis

7.1 Une formation à la discipline

Chez les Sonis, l'éducation à la discipline recouvre deux dimensions : elle est d'abord une formation à la souffrance, à des conditions de vie astreignantes et à l'effort moral et physique ; elle est ensuite un apprentissage du respect des règles et des normes militaires.

7.1.1 Effort, souffrance et formation du caractère

« On formait notre caractère, on nous apprenait à savoir prendre des décisions, savoir nous investir dans tel ou tel domaine et être loyaux dans ce qu’on disait. »1

Formation du caractère, développement du sens des

responsabilités, obéissance sont les objectifs principaux qu’est censée remplir l'éducation Sonis, principalement grâce à la formation sportive. La discipline repose ici sur une dimension morale que le physique doit développer. Un article de l’Écho de la Reine2

de 1938 met en évidence cette formation du caractère dont les activités sportives sont porteuses : « Mais il ne faut pas l’oublier, cette

éducation sportive repose sur l’effort et le réclame. [...] L’effort, dans le sport, accepté surtout chrétiennement, trempe le caractère, mais il réclame, pour obtenir ce résultat, l’esprit de discipline. Sans discipline le moindre effort devient gênant, insupportable, et bien vite la paresse reprend ses droits ».

L'effort que demande l'éducation sportive est orienté vers l'expression de la force physique et morale que veut l'affrontement sportif, mais aussi vers la morale chrétienne qu'impliquent l'acceptation et le respect de l'adversaire. Par l'effort, le corps devient autre chose qu'un instrument de volupté ; il participe avec l'âme à la vie divine et suit ainsi les directives du droit canon qui prône l'harmonie corps-esprit au service de la vie religieuse. La discipline qu'induit l'effort physique et moral est une garantie contre les dérives d'un corps synonyme de plaisir, voire de jouissance. La satisfaction réside plutôt dans la transcendance que permet l'effort en rapprochant le jeune Sonis des souffrances du Christ ou des premiers martyrs chrétiens. Cette formation du caractère repose ainsi sur l’apprentissage d'une vie faite d’effort et souvent de souffrance. Construire un chrétien utile à la société, c'est lui apprendre à ne pas se satisfaire du confort et à apprendre à vivre une existence dure, faite de difficultés à surmonter. L’apprentissage d’une discipline de vie contraignante devient un axe central de l’éducation Sonis. En mars 19393

se déroule un stage de formation de moniteurs d’une durée de deux semaines, organisé par l’Union

1

Entretien avec Claude Thibault, op. cit.

2

L’Écho de la Reine de Guadeloupe n° 246, avril 1938, « L’Évêque de la Guadeloupe à ses Jeunes Sportifs et Sportives », p. 106.

3

Guadeloupéenne, à Moule, et encadré par le moniteur fédéral Magne. L’organisation de la journée est totalement structurée, spatialement comme temporellement. Les jeunes sont soumis aux astreintes horaires et à l'effort physique et moral. Le réveil se fait à 5 h 30 ; il est suivi du petit-déjeuner. À 6 h 15, les stagiaires partent au stade en colonnes et au pas. À 6 h 30 commencent les exercices physiques constitués par de la gymnastique. Ces exercices physiques sont suivis de la pratique des commandements militaires, ceci jusqu’à 11 heures. La formation physique se double ensuite de cours d’anatomie. Après le repas pris en commun, se tient à 13 h 15 une causerie du chef sur les principes de base de l’éducation physique. À partir de 14 heures les activités sportives reprennent :

— Sur le stade, entraînement aux agrès (barre fixe, anneaux, barres parallèles) : suspensions, rétablissements, lune, soleil, équilibres. Vient ensuite l’étude des parades et des chutes, puis l’étude du basket-ball. Enfin, la pratique des sauts (longueur, hauteur, perche, cheval).

— À la plage de 16 h 15 à 17 h 15 : leçon de natation (étude des nages) ; toilette.

Le retour au lieu d’hébergement se fait en chantant et au pas cadencé. L’organisation de la journée est identique durant les deux semaines que dure le stage. Le déroulement des journées est cadré, alternant de larges plages de pratiques physiques, des périodes d’apprentissages intellectuels et d’éducation paramilitaire. Les activités pratiquées demandent effort, concentration, cran ; la dimension ludique est minime. Une telle discipline de vie constitue pour les jeunes Guadeloupéens l'héroïsation de leur propre condition d'existence, faite de labeur et d'effort, souvent autour du travail agricole, sans loisir. Les contraintes de la vie du Sonis transforment ces difficultés en un idéal à atteindre : celui du chrétien qui supporte la douleur pour s'élever au-dessus du commun des mortels. Aux yeux de ses congénères, le jeune Sonis atteint ainsi la dimension du héros, celui qui se distingue par son courage et sa bravoure ; celui qui supporte les charges de travail lui permettant de réaliser des exploits sportifs. Mais aussi celui qui devient l'égal du Blanc et que l'on voit défiler dans son uniforme impeccable dans les rues des bourgs, marchant aux pas, à l'image des poilus de la Grande Guerre. Héros parce que capable de supporter la dureté de la formation Sonis, mais héros aussi, parce que parvenu à l'assimilation tant convoitée.

Certaines activités pratiquées lors des stages de formation participent davantage à cette « héroïsation » du jeune Sonis en véhiculant dans la société une image plus positive d’un point de vue éducatif que d'autres. La gymnastique, l’athlétisme ou la natation sont des sports censés faire appel à une force de caractère importante, des contraintes physiques supérieures, qui demandent au Sonis de se dépasser. Le basket-ball, sport collectif qui comporte une dimension ludique non négligeable, n’est pas pratiqué, mais « étudié »,

comme si l’on voulait préciser qu’une telle activité pouvait aussi se pratiquer avec sérieux et rigueur. On ne joue pas au basket-ball, on l’étudie ! L'aspect ludique, trop peu sérieux pour une formation aussi stricte, est gommé par ce que véhicule de « scolaire », et donc de sérieux, le terme « d'étude ». Mais au-delà du caractère considéré comme sérieux d'un sport, le choix des activités sportives enseignées chez les Sonis est aussi fonction de l'image que le métropolitain se fait du Noir. Cette argumentation est développée par B. Déville-Danthu dans sa thèse sur l'importation des sports en Afrique-Occidentale française1. L'auteur rapporte ainsi que, dans l'entre-deux-guerres, certaines activités sportives ne sont pas conseillées pour les Noirs que les colons considèrent comme d'intelligence inférieure. Les instructeurs de l'École de Joinville préconisent pour les colonies, l'enseignement de sports dont les règles sont simples : le basket-ball en fait partie. Son apprentissage, aisé pour un Noir, favorise le développement du système nerveux. Le football, s'il est considéré comme complexe, reste abordable ; mais le rugby, trop dangereux pour des primitifs, inconscients du danger, doit être proscrit. Suivant ainsi les recommandations des cadres de Joinville, gymnastique et athlétisme, « sports simples » auront la préférence des éducateurs Sonis.

7.1.2 La discipline comme outil d'inculcation des normes militaires

Chez les Sonis, la formation à la discipline doit aussi être conçue comme une technologie, au sens où l'entend M. Foucault2, c’est-à-dire relevant de procédés qui en facilitent son exercice. Ainsi, les pratiques corporelles sont des techniques qui inculquent aux individus des normes qui se veulent être quasi militaires ; elles imposent aux jeunes des règles censées atteindre des finalités de santé et former les futurs soldats : « L’Éducation Physique, avec ses rythmes

commandés suivant toutes les règles, sans exagération, proportionnés à l’âge et aux forces musculaires, est un excellent moyen pour fortifier la santé, et il est, pour les jeunes gens, une excellente préparation militaire. »3 L'éducation du physique est ici synonyme de dressage corporel par les rythmes et les commandements qu'elle impose. Les exercices corporels gradués et adaptés aux âges, qui en font son contenu, contraignent le jeune Sonis à se soumettre à ce dressage programmé qui fait l'essence de la formation militaire. La discipline relève ainsi de l'acceptation de contraintes qui modulent les corps et les esprits par l'effort de la pratique physique. Cette dernière agit comme une politique de coercition sur le corps : elle manipule les gestes et les comportements du jeune Sonis ; elle fabrique des corps dociles, soumis aux règles de l'exigence de sa

1

B. Déville – Danthu, Éducation Physique, Sport, colonisation et décolonisation dans les anciens

territoires français d'Afrique occidentale (1920-1965). Thèse de doctorat. Institut d'histoire

comparée des civilisations. Faculté des lettres et Sciences humaines. Université de Provence. 1995. p. 126.

2

Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard 1975, p.251.

3

pratique. Façonnant les individus, elle les « moule » dans des règles strictes qui les prédisposent au respect des contraintes militaires afin de mieux servir la mère patrie. L'amélioration de la santé est ici subordonnée à la formation militaire qu'elle est censée faciliter.

Cette formation disciplinaire recherchée par les Sonis guadeloupéens s'inscrit en toute conformité dans la logique des objectifs édictés par la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France en matière d’éducation, témoignage d'une recherche de similitude avec les sociétés sportives métropolitaines. L’article 2 des statuts de la FGSPF édictés en 1898 fixe ainsi le but de la fédération : « Développer, par l’emploi rationnel de la

gymnastique et des sports athlétiques, les forces physiques et morales de notre jeunesse. Préparer ainsi au pays des générations d’hommes robustes et de vaillants soldats ». Dès le début de la fédération, à la fin du XIXe siècle, dans

un contexte métropolitain revanchard (envers la Prusse), xénophobe (notamment antisémite, symbolisé par l’affaire Dreyfus) et d’expansion coloniale, le but est de former de futurs soldats, disciplinés et forts grâce à la formation physique et morale que permettent la gymnastique et les activités sportives. À la suite de la Première Guerre mondiale, ces objectifs restent inchangés. L’annuaire de 19241

précise que la force de la fédération réside dans le fait de ne s’être jamais écartée du domaine physique et patriotique. Ce sont ces deux domaines qui constituent les soubassements de cette organisation. La poursuite des objectifs physiques et patriotiques est clairement affichée : « Elle

présente au point de vue de l’éducation physique des jeunes Français et de leur préparation militaire une force nationale peu commune. [...] Elle forme une très grande école d’énergie morale, de patriotisme et de perfectionnement physique. »2 La formation physique et militaire recherchée par la FGSPF

s’inscrit dans des finalités édictées par l’État qui reposent sur une préparation du futur soldat avant le temps de la conscription. Cette préparation s’ancre ainsi dans la logique des « efforts patriotiques accomplis par les catholiques pour

s’intégrer à la Nation. »3

Cette logique, née de la volonté revancharde après

1870, perdure au-delà de la Première Guerre mondiale en Guadeloupe. L’acquisition des compétences du soldat, et principalement dans l’infanterie, s’avère longue et une préparation dès le plus jeune âge devient une nécessité :

« Leur acquisition est longue et plus facilement assimilable à la préadolescence et à l’adolescence qu’à vingt ans. Une préparation civile rend le militaire plus rapidement opérationnel. »4

La préparation militaire devient alors un axe privilégié de la formation chez les Sonis. Ces derniers bénéficient de l’agrément à la préparation prémilitaire :

1 Archives de la FSCF. Paris. 2

Annuaire fédéral de 1924, p. 11.

3

F. Groeninger, Sport, religion et nation, la Fédération des patronages de France d’une guerre à

l’autre, Paris : L’Harmattan, 2004.

4

«Les Groupes de Sonis à l’époque faisaient la préparation prémilitaire. Quand vous étiez Sonis, on estimait que vous n’aviez plus besoin de faire la préparation prémilitaire organisée par l’armée. »1 Les jeunes ainsi formés dans ces sociétés sportives sont astreints à servir la nation. En ce sens, ils constituent des groupes paramilitaires. L’objectif de former de futurs soldats de la République est affiché clairement. Cette orientation prend en Guadeloupe une force particulière dans une logique d'assimilation au peuple français. Le prestige du soldat réside dans le fait qu'il constitue un tremplin vers l'accession au statut du Blanc. Depuis la mise en place de la conscription dans la colonie le 7 août 19132 et la participation des Guadeloupéens à la Grande Guerre, devenir soldat de la patrie française constitue un pas vers l'égalité avec le métropolitain. Au- delà de « l'impôt du sang » payé par les Antillais (23 000 morts pour les Antilles-Guyane3) leur participation aux combats dans les tranchées permet l'évolution vers l'égalité institutionnelle. En effet, contrairement à la majorité des combattants des troupes coloniales, « sujets » de la France, les Antillais et les originaires des « quatre communes du Sénégal »4 obtiennent la reconnaissance de leur citoyenneté française pleine et entière par leur participation à la Grande Guerre5. Cette reconnaissance institutionnelle, aussi symbolique soit-elle, se double d'une reconnaissance dans les mentalités des Français, ce qui nous semble encore plus significatif. « L’image du Noir va

sortir modifiée par la participation de certains d’entre eux à la Grande Guerre. Ainsi, sous l’effet du courage des tirailleurs sénégalais et de la réputation qu’ils ont acquise sur le champ de bataille, va-t-on passer dans l’imagerie populaire du sauvage au bon noir. »6 C’est ainsi que, lors d'un débat parlementaire en novembre 1922, Henry Paté, alors Commissaire à l'éducation physique, au sport et à la préparation militaire précise que chaque Français à « encore présent à

l'esprit le courage, l'ardeur, l'esprit de sacrifice des troupes noires. » 7 À cela s'ajoute le fait que les Antillais, comme les Sénégalais, furent les plus mêlés aux soldats métropolitains. Les combats, la rude vie dans les tranchées, la mort, autant d'éléments qui favorisent l'identification du colonisé au colonisateur. C'est ce qui fera dire à un soldat : « Avant j'étais nègre, maintenant je suis

1

Entretien avec Claude Thibault, op. cit.

2

La loi du 15 juillet 1889 relative au service militaire obligatoire n’est pas appliquée aux Antilles avant 1913.

3

Notons que le nombre de morts est nettement inférieur à d'autres colonies : 294 000 morts pour l'Afrique du Nord ; 189 000 pour l'AOF/ AEF ; 49 000 pour l'Indochine ; 41000 pour Madagascar. Source : Marc Michel, Les troupes coloniales arrivent, Les collections de l'Histoire nº 11 ; avril 2001.

4

Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar.

5 Les ressortissants des autres colonies françaises n'obtiendront la citoyenneté française qu'à

l'issue de la Seconde Guerre mondiale par la loi du 7 mai 1946.

6

S/D de N. Bancel, P. Blanchard, G. Boëtsch, E. Deroo, S. Lemaire, op.cCit., p. 412.

7

Annuaire de la chambre des députés. Débats parlementaires. Tome 12. Législature, session extraordinaire 1922. 2e séance du 30 novembre 1922. Cité par Déville-Danthu, op. cité, p. 8.

Français ». Mais c'est aussi grâce aux combats que les Antillais accèdent à la

reconnaissance des métropolitains. La Grande Guerre devient l'acte qui permet cette accession au statut du blanc, mais aussi celui qui fait évoluer l'image du noir dans les mentalités françaises. L'armée constitue ainsi un puissant moyen d'intégration que la généralisation de la conscription favorisera. Il n'est donc pas étonnant que la participation à cette guerre, au-delà de l'héroïsme qu'elle a pu amener chez certains Guadeloupéens, revête une dimension symbolique et sera valorisée dans l'éducation et notamment dans l'éducation menée dans les Groupes de Sonis.

La traduction pratique des objectifs marque l'importance de l'apprentissage des normes disciplinaires. Lors du stage de formation chez les Sonis, rapporté plus haut1, l’organisation est militaire. « La section se met au garde-à-vous à

l’arrivée du moniteur et le salut à 6 pas. » Les marches jusqu’au stade se font

en colonnes par trois. Les stagiaires étudient les commandements militaires : « à

droite, à gauche, demi-tour… On s’arrête, on repart, et la section comme un seul homme, docile obéit. » Chacun à tour de rôle commande une colonne.

Enfin après la journée d’activités au stade, sur la plage, le retour se fait au pas cadencé, en chantant. Les modalités d’encadrement de la jeunesse sont paramilitaires et l’éducation corporelle par les activités sportives ne se conçoit que parce qu’elle favorise cette formation d’un individu prêt à combattre et à respecter les ordres d’une hiérarchie. L’assimilation passe par la soumission et une formation suffisamment disciplinée au service d’une préparation militaire ultérieure, voire d’une préparation à la guerre dont les prémices se font sentir dès 1938. Cette dimension sera d'autant plus prégnante lorsque le gouvernement de C. Sorin se mettra en place dans la colonie. À l'image des Jeunesses du Maréchal, les objectifs de formation physique et militaires des Sonis sont en adéquation avec le type d'organisation de jeunesse recherché par le régime de Vichy afin d'inculquer aux jeunes l'idéologie de la Révolution Nationale.

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