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G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

2. Similarité des modes d’organisation

L’ensemble des ONGDH permanentes accorde, au moins dans leurs rapports écrits et publics, une place importante aux règles d’organisation et à leurs mécanismes de gestion. Les documents recueillis, les « rapports d’activités » au Cameroun et les « Annual Reports » au Kenya, font mention de ces questions organisationnelles et mettent en avant les faiblesses constatées et les améliorations à apporter. Deux tendances similaires se dégagent de la lecture de ces rapports concernant la forme organisationnelle choisie par les ONGDH : la nécessité d’être inclusive et de favoriser la participation de ceux qu’elles défendent (« l’humanité ») (a), et l’efficacité gestionnaire (b) Ces deux tendances se rejoignent en ce qu’elles tentent de répondre à des besoins de légitimation et d’efficacité, mais ces nécessités ne recouvrent pas les mêmes enjeux pour des ONGDH aux positions différenciées sur la scène publique. Ces exigences peuvent aussi être envisagées comme étant imposées par des donateurs et autres partenaires internationaux pour qui ces transformations organisationnelles comptent beaucoup1. Selon les mots de Gauthier Pirotte, le « projet de la société civile », cette projection de principes idéels et techniques, se retrouve aussi bien au Cameroun qu’au Kenya2 ; il ne reflète cependant pas les mêmes réalités ni les mêmes objectifs dans les deux pays. Les priorités des acteurs locaux ne recouvrent pas forcément les mêmes intentions que celles affichées et suggérées par les donateurs. Nous en analysons ici les enjeux internes, certes indissociables de leurs rapports avec l’extérieur, sur lequel nous revenons dans le deuxième paragraphe.

a. Participation et légitimité

Créer une « community-based organisation », « a membership structure », « étendre la base en créant des antennes locales », telles sont les priorités affichées par les ONGDH qui souhaitent inscrire leur action au plus proche des préoccupations quotidiennes des populations dont elles se font les porte-parole. Cette proximité avec la population environnante est présente dès la création des ONGDH camerounaises. Géographiquement décentrées, nées de la constatation d’abus flagrants dans leur région d’origine, les ONGDH des provinces camerounaises ont très tôt

1 Voir Edwards, M., Hulme, D. (eds), Non-Govermental Organizations : Performance and Accountability Beyond the Magic Bullet, Londres, Earthscan, 1996.

2 Pirotte, G., L’invention des sociétés civiles en Europe de l’est (Roumanie) et en Afrique (Bénin), Mémoire en vue de l’obtention du titre de docteur en sociologie, Université de Liège, 2002.

travaillé avec et pour les populations voisines. C’est particulièrement le cas du HRDG, qui, dès 1995, crée des antennes dans les campagnes des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et affiche un nombre élevé de membres. De même, la LDL ouvre des antennes locales dans la région de l’Ouest. Même les groupes qui ne parviennent pas à créer de véritables structures délocalisées fonctionnent à travers l’adhésion de membres, actifs ou non. Cette structure associative privilégiée par les ONGDH camerounaises ne relève pas partout des mêmes intentions. Les conditions d’adhésion révèlent le type de légitimité recherché par les dirigeants du groupe. Si, à la LDL, les membres sont à la fois des enseignants qui souhaitent s’engager dans une activité militante et des personnes « sans-emploi qui trouvent une sécurité en étant à la ligue »1, les membres du NDH-C se doivent d’acquitter un droit de 20 000 francs CFA (trente euros) et sont sélectionnés en fonction de leur capacité à « faire des propositions »2. L’adhésion est aussi un moyen de financement pour les ONGDH, dont les ressources matérielles sont souvent dérisoires. C’est ainsi qu’en 2001, le directeur du HRDG, lors de son discours devant l’assemblée générale, appelle à la mobilisation des adhérents, dont beaucoup ne s’acquittent plus de leurs droits, menant à une crise financière grave de l’ONGDH3. Pour Albert Mukong, « ce n’est que quand nous serons auto-suffisants dans la gestion de notre organisation que la communauté internationale nous assistera et nous financera »4. Finalement, pour les ONGDH camerounaises, la structure associative est une nécessité, apportant à la fois ressources matérielles, humaines et symboliques.

Ceci était également vrai pour RPP pour lequel l’adhésion de membres bénévoles est longtemps restée le moyen unique de financement. Si cette structure est conservée aujourd’hui, le rôle financier de ces cotisations s’est considérablement dévalué avec l’arrivée des subventions extérieures. Il n’empêche que la participation de bénévoles continue de contribuer à l’image militante de RPP. La décision de se constituer en organisation avec adhérents et de développer des rapports étroits avec des « communautés » est beaucoup plus récente à la KHRC. Elle

1 Entretien avec Charlie Tchikanda. A la LDL, le système d’adhésion est différent selon la catégorie de membres : les membres actifs et éligibles doivent cotiser 10000 francs CFA par an (15 euros) puis 1000 francs CFA par mois (1,5 euros) et les sympathisants achètent une carte à 2000 francs CFA (3 euros). L’adhésion de ces derniers « sert à la fois pour rentrer dans nos fonds avec les cartes et pour élargir notre base », entretien avec Pierre Tabue, trésorier de la LDL.

2 « On ne voulait pas de la populace » ajoute le responsable interrogé.

3 Il est à noter que le droit d’adhésion est ici de 2000 F CFA (3 euros) : les membres du HRDG sont principalement des personnes anciennement victimes de violations, et des petites gens sans moyen.

correspond sans aucun doute à un changement de contexte politique1, mais aussi au « besoin de se

créer une légitimité auprès des populations afin de parler au nom de groupes et non au nom de la KHRC. Les détracteurs de la KHRC ont souvent utilisé ce ‘manque de légitimité’ pour dénier à la Commission le droit de revendiquer. Il y a une nécessité de se créer des ‘consitutencies’[bases locales] afin de revendiquer en leur nom »2. Cette décision ne doit cependant pas faire croire que la KHRC agissait, auparavant, en dehors de toute réalité sociale. Les interventions multiples des membres de la KHRC auprès de victimes d’abus, à Nairobi, et en dehors de la ville, illustrent l’ancrage du groupe dans les réalités quotidiennes des violations des droits de l’Homme. Cette nouvelle orientation correspond surtout à un changement stratégique fort. Celui-ci, esquissé à partir de 1998, implique de se dégager des activités de lobbying et de pression ouvertement politiques pour se concentrer sur un travail, plus discret, au sein de la population. Elle est le signe d’une transformation de l’ONGDH tout au long des ses dix ans d’existence. Ce renouvellement des priorités des programmes mène aussi à une rénovation de la structure de l’ONGDH qui devient une organisation de membres prenant les décisions importantes en assemblée générale. Concrètement, cependant, la crainte de l’adhésion de membres mal intentionnés conduit à un tarif d’adhésion assez élevé, relativement contraire aux intentions initiales ; de plus, il est prévu que le représentant d’un petit groupe de droits de l’Homme créé dans une communauté et affilié à la KHRC aura le même poids qu’un individu ayant assez d’argent pour payer une adhésion individuelle. Ces tensions entre la crainte et la nécessité de l’ouverture illustrent bien la différence d’appréhension de la structure organisationnelle de cette ONGDH, comparée à la plupart des autres groupes. L’uniformisation des modes d’organisation dissimule mal des pratiques et des objectifs fort éloignés.

b. Management et efficacité

Cette tendance à l’homogénéisation se retrouve également dans le domaine de la gestion des organisations et de leurs activités. Sans aucun doute, celle-ci devient un enjeu quand des bailleurs de fonds l’exigent ou le suggèrent, du fait de leur implication financière présente ou future dans les ONGDH. Ces transformations sont aussi le fait de priorités en partie déterminées par les salariés et membres du groupe, ou du moins intériorisées par certains membres qui se font les porteurs de ce projet, comme c’est le cas pour la KHRC qui présente le modèle le plus achevé de « rationalisation » de ses activités et de son organisation. Le récit de cette mise en place

1 Selon Wambui Kimathi interrogée en 2000 : « Après cinq ans de pression au plus haut niveau, il est temps de se recentrer vers les communautés. L’espace s’est ouvert, on peut maintenant discuter avec certains responsables administratifs, avec des policiers, il y a donc une nécessité de se ré-orienter vers la base », entretien avec Wambui Kimathi.

progressive nous permettra d’éclairer des dynamiques ébauchées dans d’autres ONGDH, notamment RPP et, dans une bien moindre mesure, la LDL et l’ACAT-Littoral au Cameroun. Le relatif échec des revendications constitutionnelles de 1997, du moins le sentiment d’échec ressenti par ses promoteurs les plus actifs, amène la KHRC à repenser et redéfinir ses modes d’action. Deux audits sont réalisés en 1998, l’un par un nouveau membre du Board of Directors, spécialiste des questions de gestion, et l’autre par un cabinet extérieur. Alors que le renouvellement du Board manifeste déjà, par les qualités professionnelles de ses nouveaux membres, une volonté de transformer l’organisation, les conclusions de cet audit, présentées dans le « Strategic Plan 1999-2003 » publié en février 1999, vont également mener à la refonte de celle-ci1. L’audit revoit l’organisation des activités, et « renforce la gestion, la gouvernance et les procédures administratives ». De plus « un représentant des salariés est élu au Bureau des directeurs et un au comité de gestion, tandis que des systèmes administratifs et financiers sont améliorés »2. Ce nouveau plan permet de prévoir un financement des programmes à moyen terme auprès de bailleurs y souscrivant. Il conduit également, dans la pratique, à une « identification des besoins en termes de qualification », ce qui mène au licenciement de trois employés en 2000 et 2001, à la suppression de trois postes administratifs, à la création d’un poste de directeur financier, et plus tard à celui d’un poste de responsable de la communication. Cette rationalisation de l’organisation ne s’est pas faite sans heurts, révélant progressivement des conflits au sein de l’équipe salariée (staff), et entre celle-ci et le Board. Au sein de l’équipe, le débat entre ceux qui soutiennent les changements et les plus anciens est visible dans la tension et la différence placée entre les « activists » (militants), plus anciens, et les « défenseurs », plus récemment recrutés. Ces derniers ont réussi à imposer leur vision du monde, en accord avec celle des bailleurs, et à prendre davantage de pouvoir de décision au sein de l’ONGDH. Les relations entre le secrétariat et le Board sont également parfois difficiles. Selon l’un des salariés interrogé en 2000, il y a une « très mauvaise compréhension entre le staff et le Board. Celui-ci est déconnecté

du travail quotidien de la KHRC. Il y a une grosse impression de décalage ». Selon lui, il y a même une

« différence d’idéologie entre le Board et l’équipe. Celle-ci est beaucoup plus politisée. Eux, ce sont plus des

1 Mumbi Mathangani s’est retirée du Board of Directors en 1999. Elle est remplacée par Helena Kithinji, enseignante en mathématiques à l’université Kenyatta et au Kenya Institute of Administration, et consultante en « management » pour l’administration kenyane et des organisations internationales ; Est également entré dans le Board Mwambi Mwasaru, ancien instituteur, qui travaille pour l’Agha Khan Foundation. Il est aussi membre de Muslims for Human Rights (MUHURI), situé à Mombasa et abrité légalement par la KHRC. Sont ensuite entrés dans le Board of Directors, Jacinta Muteshi, consultante, et Allyce Kurenya, coordinatrice de projets à la SNV, une organisation néerlandaise de développement. Le président demeure Makau wa Mutua.

‘généraux’, tandis que le staff, ce sont ‘les soldats’ »1. Cette rationalisation s’accompagne, dans le cas de la KHRC, d’un triplement de ses financements entre 1998 et 2000, incluant un triplement des subventions de la part de bailleurs internationaux2. Si les autres ONGDH tentent également d’accommoder leurs modes de fonctionnement aux attentes des bailleurs et aux modèles généralement diffusés de bonne gestion, elles demeurent encore loin du succès présenté par la KHRC en termes de collecte de fonds.

Les Annual Reports de RPP se conforment progressivement aux standards exigés par une telle rationalisation, ajoutant ainsi, au fil des ans, des rubriques administration, planification et évaluation3. Le document programme (2001-2003) de la LDL, premier texte de ce genre rédigé par l’ONGDH, présente les mêmes caractéristiques, insistant sur « l’optimisation des activités », passant par « une ré-organisation de la LDL », et « une gestion moderne, rigoureuse et transparente », afin de mener des « activités plus efficientes »4. Dans les deux cas, l’emménagement des ONGDH dans des espaces adéquats, le recrutement de personnel administratif, et la planification des activités semblent permettre une activité accrue de ces groupes. Cependant, certains sont critiques face à cette dénaturation de leur groupe. Pour le coordinateur de RPP, la face « ONG » du groupe, c’est-à-dire, sa rationalisation organisationnelle, aurait pris le pas sur son côté « politique » 5.

B . D e s g r o u p e s e n c o n c u r r e n c e : s c i s s i o n e t

s p é c i a l i s a t i o n

Ces convergences des organisations ne conduisent pas à une homogénéisation des champs des droits de l’Homme. Ceux-ci sont marqués par des logiques de concurrence, aux effets contradictoires. La concurrence au sein de l’espace public n’a pas forcément de conséquences centrifuges. Elle est l’essence même des espaces publics démocratiques où s’affrontent des acteurs tentant d’imposer leur présence et leurs idées. Cependant, au Cameroun, les logiques de scission dominent le champ des droits de l’Homme : les acteurs sont apposés les uns aux autres,

1 Entretien avec Mutuma Ruteere.

2 Voir en annexe N°7 les fiches de présentation synthétique des ONGDH.

3 Voir, Release Political Prisoners, Annual Report of Programmes and Administration 1999, Nairobi, 2000 ; Release Political Prisoners, More Steps, Baby Steps. A Narrative Account of RPP Programmes and Administration for Ending in January 2001, Nairobi, 2001 ; Release Political Prisoners, RPP Activities at Ten Years Old…The Narrative Report of RPP Programmes in the Period of February 2001 to January 2001, Nairobi, 2002.

4 Ligue des droits et des libertés, op.cit., p. 5-9.

dans un espace plus atomisé que concurrentiel. Les signes de méfiance sont nombreux entre les ONGDH, et l’espace se fragmente (1). La seconde logique est celle de la spécialisation, elle aussi effet de la concurrence, dans un espace public kenyan plus compétitif qu’atomisé (2). A la recherche de « niches », les ONGDH tentent de développer des compétences particulières, tout en continuant à coopérer, sous le leadership de la KHRC.