• Aucun résultat trouvé

G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

1. Des revendications identiques

Au Kenya, le débat autour du multipartisme est déclenché par un sermon de l’une des figures de l’opposition chrétienne, ensuite relayé par des juristes, poursuivi par l’entrée en « dissidence » de Kenneth Matiba et Charles Rubia, deux membres de la KANU (Kenya African National Union), le parti unique, et amplifié par l’annonce de l’ambassadeur américain de l’établissement potentiel de conditionnalités politiques à l’aide publique destinée au Kenya2. Loin d’être exempt d’intérêts contradictoires ou concurrents, cet assemblage de personnages publics n’en parvient pas moins à construire progressivement une légitimité au débat et à leur propre participation à celui-ci. Celle-ci est favorisée par le fait que ces différents cercles (juristes, hommes politiques, religieux) possèdent une histoire contestataire. La rencontre d’anciens opposants et de ceux que l’on

1998 ; Gros, J-G., « The Hard Lessons of Cameroon », Journal of Democracy, vol. 6, N°3, juillet 1995, p. 112-127 ; Krieger, M., « Cameroon’s Democratic Crossroads, 1990-4 », Journal of Modern African Studies, vol.32, N°4, 1994, p. 605-628 ; Sindjoun, L., « Cameroun : le système politique face aux enjeux de la transition démocratique (1990-1993) », L’Afrique politique, Bordeaux, Karthala, 1994, p. 143-165.

1 Bratton et van de Walle insistent sur le fait que les changements dans les régimes néo-patrimoniaux ont été initiés en dehors des cercles du pouvoir, par des protestations populaires, contrairement à d’autres « transitions », in Bratton, M., Van de Walle, N, op.cit., p. 84.

2 C’est le Révérend Timothy Njoya, de la Presbyterian Church of East Africa (PCEA) qui s’exprime le premier sur la libéralisation politique lors d’un sermon du jour de l’An 1990. Ses propos seront repris par l’évêque anglican Henry Okullu, tous deux ayant dénoncé auparavant certaines pratiques du régime, dont la réforme électorale de 1986 instaurant un vote public. Le numéro d’avril-mai 1990 d’un journal juridique critique, le Nairobi Law Monthly, intitulé « The Historic Debate » propose un ensemble de contributions sur le débat multipartite, et ouvre ses colonnes à ses opposants, comme à ses défenseurs, dont deux dissidents de la KANU Matiba et Rubia. Ceux-ci, expulsés du parti unique, revendiquent publiquement le multipartisme à parti de mai 1990 et confèrent ainsi au débat une ampleur politique nationale. Celle-ci devient quasi-internationale avec les interventions consécutives de Smith Hempstone, ambassadeur américain, proche des opposants. Voir le numéro spécial de septembre 1990 du Nairobi Law Monthly contenant la position de différentes institutions sur le débat multipartite (celle du National Council of Churches of Kenya (NCCK), du diocèse de Muranga, de la Commission Justice et Paix, des chrétiens du diocèse d’Eldoret, de la section kenyane de l’International Commission of Jurists, ainsi que de citoyens Kenyans en exil aux USA).

appellera plus tard « les jeunes turcs »1 permet une diversification des ressources et des points de vue qui s’avère fructueuse, au moins au début de cette revendication2. La rencontre de ces différents groupes n’est pas fortuite. Nombre des avocats engagés ont défendu les hommes politiques lorsque ceux-ci ont été arrêtés, dans les années 19803. Les universitaires qui les accompagnent consolident la base idéologique des revendications. De leur côté, les opposants politiques de longue date, Odinga Oginga, Masinde Muliro et Martin Shikuku4 sont en mesure de mobiliser des populations en accord avec leurs revendications, et possèdent, pour la plupart, des ressources financières non négligeables. Ainsi, ces réseaux s’entrecroisent et se renforcent, conférant une consistance – temporaire - au mouvement. Celui-ci semble défait par l’arrestation des divers protagonistes, comme Matiba et Rubia, ayant appelé à manifester pour le multipartisme, le 7 juillet 1990. Un rassemblement massif a lieu le jour prévu, plus connu sous le nom de manifestation Saba Saba5. La violence de la répression et la nouvelle dynamique protestataire lancée par cet événement confirme la portée des réseaux contestataires élitaires, ainsi que la pertinence de leurs revendications aux yeux d’une partie de la population kenyane, urbaine du moins. Grignon souligne en effet la « capacité intégratrice » du mot d’ordre multipartite qui a réussi à fédérer réseaux sociaux et discours aux répertoires différents mais relevant d’aspirations communes6.

On retrouve au Cameroun cet assemblage hétéroclite de personnages et de réseaux, au moment de « l’affaire Yondo Black », du nom de son principal protagoniste, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, affaire considérée rétrospectivement comme l’événement déclencheur des

1 Ce terme désigne les juristes et intellectuels de la nouvelle génération, aux ambitions croissantes au fur et à mesure de l’ouverture politique : Paul Muite, avocat et président de la Law Society of Kenya (LSK) en 1991, Gitobu Imanyara, juriste et rédacteur en chef du Nairobi Law Monthly, Peter Anyang’ Nyongo, professeur de science politique et James Orengo, avocat et ancien député « contestataire » et proche de Odinga Oginga, le plus ancien opposant au régime.

2 Voir Grignon, F., op.cit., 1993, sur la juxtaposition de réseaux et de générations politiques au sein de ces mouvements, p. 42-43 ; voir également Haugerud, A., The Culture of Politics in Modern Kenya, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 19.

3 Ainsi, pour exemples, John Khaminwa a été l’avocat de Raila Odinga, opposant politique et de Paul Muite, avocat ; celui-ci a été le défenseur de Gibson Kamau Kuria, juriste et de Kenneth Matiba et Charles Rubia, dissidents de la KANU.

4 Le premier est l’un des fondateurs de la KANU, ancien vice-président passé à l’opposition en 1966. Après que son parti, la Kenya Union People (KPU) a été interdit en 1969, il réintègre le parti unique puis devient un opposant permanent aux régimes successifs, notamment à partir de 1982. Masinde Muliro et Martin Shikuku figurent parmi les députés contestataires durant les années 1970, au côté de personnalité comme J.M. Kariuki, député « populiste » assassiné en 1975.

5 Cette expression swahili, qui signifie littéralement « sept sept », se réfère à la date de ce rassemblement : le 7 juillet.

demandes en faveur du multipartisme1. Après une perquisition à son étude et à son domicile en février 1990, Yondo Mandengue Black est arrêté pour « atteinte à la sûreté de l’État » et « subversion », en compagnie de neuf co-accusés ayant participé à la rédaction d’un texte intitulé « Coordination nationale pour la démocratie et le multipartisme »2. Ici aussi, la rencontre d’hommes politiques et de juristes, anciens opposants et jeunes avocats permet de renforcer un mouvement « désectorisé » et innervé par des ressources multiples. On y retrouve ainsi des membres de l’Union des Populations du Cameroun (UPC, ancien parti anti-colonial, clandestin pendant la période post-coloniale) rentrés d’exil dans les années 1980 et déçus par les promesses non tenues de Biya, un opposant historique anglophone, Albert Mukong, et des juristes avertis aux motivations moins radicales, dont Yondo Mandengue Black est un représentant3. Du fait de la présence de ce dernier, le bâtonnier de l’époque, Bernard Muna, et l’avocat Charles Tchoungang, principaux défenseurs des accusés, utilisent cet épisode comme une tribune en faveur des droits de l’homme4. Ce sont également de jeunes avocats qui mobilisent l’ensemble de la profession et font vivre la contestation à travers des grèves de plaidoirie et la mobilisation de deux cents d’entre eux au tribunal militaire, lors du procès qui a lieu du 28 mars au 5 avril. Celui-ci sera finalement le signal du lancement du débat multipartite dans la sphère publique5. Une seconde mobilisation politique succède à ce premier épisode, à Bamenda, le 26 mai 1990, lors d’une manifestation organisée par un nouveau parti, le Social Democratic Front (SDF) prenant au mot le jugement de l’affaire Yondo qui disposait que Yondo Black n’avait pas été arrêté pour « délit » de création de parti politique. Le SDF se saisit de cette opportunité et annonce le 16 mars que le parti sera considéré comme autorisé si le gouvernement ne réagit pas après le délai de deux mois suivant le dépôt du dossier de demande d’autorisation, et organise une manifestation. A la suite de la répression dont elle est l’objet, un rassemblement de solidarité est organisé à Yaoundé par des étudiants, parmi lesquels l’agitation va croissante depuis 1987 et se

1 Sur la base sociale des mouvements de revendication en 1990-1991, voir Mehler, A., art.cit., p. 102-115 ; voir également, « Alerte à Bamenda », Jeune Afrique, N°1536, 11 juin 1990.

2 Les neuf autres personnes arrêtées sont : Anicet Ekane, Henriette Ekwe, Albert Mukong, Julienne Badje, Rodolphe Bwanga, Francis Kwa Moutome, Gabriel Hamani, Vincent Feko Nkwuto, Charles Djon Djon (Jean-Michel Teukam, également accusé, s’enfuit en France).

3 Selon l’une des protagonistes, la rencontre entre ces différentes personnes serait l’initiative de l’UPC-Manidem, l’une des branches de l’Union des Populations du Cameroun, ancien parti nationaliste anti-colonial : « En décembre 1989, on sent bien qu’il y a un mouvement de changement. Ekane, dans un de ses moments où il voit très loin, choisit de s’associer avec Yondo Black et des non-MANIDEMistes [ne faisant pas partie de son mouvement, le MANIDEM, branche de l’Union des Populations du Cameroun] pour lancer un mouvement. Il savait qu’en s’associant avec Yondo, ancien bâtonnier et maçon, s’il y avait des fuites, il y aurait un procès, et une mobilisation forte autour de celui-ci. Ca n’a pas loupé, il y a eu cette mobilisation », entretien avec Henriette Ekwe.

4 « Assemblée extraordinaire des avocats à Douala », Le Messager, N°181, 3 avril 1990.

5 Parmi les neuf accusés, cinq sont condamnés à des peines allant de deux à cinq ans d’emprisonnement dont deux avec sursis (Black, Ekane, Djon Djon, Bwanga, Teukam), les autres sont relâchés.

développe tout au long de l’année 19901. A la Pentecôte, les évêques catholiques se joignent à la revendication en publiant une lettre pastorale, dans laquelle ils attribuent une grande partie de la responsabilité de la crise économique et morale au régime dont ils dénoncent la brutalité2. Le cardinal Tumi, évêque de Douala personnifie cet engagement de l’église catholique contre Mgr Zoa, évêque de Yaoundé, qui apporte un soutien tacite au régime3. La presse privée commence également à critiquer très ouvertement le régime et ses principaux protagonistes4. Elle rectifie les messages gouvernementaux, et s’oppose surtout à partir de la fin de l’année 19905. Des « intellectuels » viennent également apporter leur contribution programmatique à ces demandes diverses, en publiant collectivement « Changer le Cameroun », en octobre 19906. Les premiers canaux de la revendication rassemblent ainsi, de manière le plus souvent parallèle et séparée, des groupes sociaux et professionnels aux intérêts convergents et aux profils divers, concernant notamment leur passé contestataire, dont seule une petite minorité peut se prévaloir. C’est cette faible épaisseur historique et la fragilité des bases organisationnelles et des ressources qui semblent différencier ce mouvement émergent de revendication pour le multipartisme du mouvement kenyan.