• Aucun résultat trouvé

La redéfinition des règles et des comportements publics tolérables

G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

2. La redéfinition des règles et des comportements publics tolérables

L’utilisation de la coercition par les régimes menacés pourrait faire croire en leur vulnérabilité excessive. Il n’en est rien. Les deux présidents savent aussi négocier, concéder, réformer, si cela peut leur permettre de conserver le pouvoir. Ce sont moins l’étendue des réformes et l’habileté des dirigeants que les modes d’action utilisés qui nous intéressent ici. Il semble important en effet de noter qu’au Cameroun, si les réformes législatives sont étendues et précoces, elles sont avant tout le fait d’une décision présidentielle, approuvée par le corps législatif ; au Kenya, en revanche, le retrait de l’article 2a de la Constitution qui légalisait le parti unique, puis la nouvelle législation sur les ONG sont le résultat de luttes entre groupes concurrents. Cette différence entre « octroi » d’un côté, et « négociation » et « conflit » de l’autre (a), va informer l’ensemble des rapports entre les ONGDH et le pouvoir tout au long des années 1990. Nous en donnons un premier exemple au travers de la réforme législative relative aux « ONG » (b).

a. Les réactions des gouvernements : entre octroi et conflit

Le décalage d’une année entre les modifications juridiques apportées en réponse aux revendications multipartites sont le signe d’une attitude « conciliatrice » différente de la part des deux gouvernements. Au Cameroun, cette reprise en main se traduit par des réformes législatives, lors d’une « session des libertés », selon la terminologie du pouvoir, entérinant une libéralisation des règles politiques. Dès juillet 1990, lors du congrès du RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais), le président annonce les réformes à venir, décidant la suppression des visas de sortie, la création d’une commission chargée des droits de l’Homme, et l’instauration de mesures permettant une plus grande liberté de la presse. Il appelle même les militants du parti à se préparer à la concurrence. Il décrète ensuite la constitution d’une commission chargée de la révision de la législation sur les libertés publiques, qui constitue, pour Sindjoun, « une pièce maîtresse du dispositif de contrôle de la mutation politique mis en place par le pouvoir »1. Le rapport de cette commission n’ayant jamais été rendu public, ces résultats

1 Sindjoun, L., art.cit., 1994, p. 149-150. Ceci paraît d’autant plus vérifié que les membres de ce comité, magistrats, professeurs ou avocats, peuvent en effet être considérés comme ayant des intérêts communs avec le pouvoir, du fait des postes qu’ils occupent : les rapporteurs, Ingwart II et Jean-Pierre Fogui sont chargés de mission auprès du

ne peuvent être évalués qu’au regard des législations adoptées lors de la « session des libertés » de novembre-décembre 1990, qui ont déçu les attentes1. Qualifiées de « révolution normative »2 par Maurice Kamto, en raison du nombre de mesures adoptées, ces réformes n’ont cependant pas manqué d’être critiquées. Certaines lois rompent radicalement avec le passé ; ainsi, la loi N°90/46 abrogeant l’ordonnance de 1962 portant répression de la subversion marque la fin du délit d’opinion et du monopole étatique de l’opinion légitime. De même, la loi N°90/047, relative à l’état d’urgence, assouplit les dispositions de 1972, principal outil de répression. Cependant, les réformes sont jugées incomplètes : la loi N°90/048 sur l’organisation judiciaire militaire maintient les juridictions d’exception, la loi N°90/052 sur la communication sociale maintient la censure préalable pour la presse privée. Ainsi, si la loi sur les partis (N° 90/056) entérine le retour au multipartisme et si l’accent est formellement mis sur une ouverture libérale, les dispositions concrètes sont nuancées par un certain nombre de dispositions relatives à l’ordre public et par des limitations multiples. Il est intéressant de noter, avec Logo et Menthong, que la stratégie du pouvoir est celle d’une « libéralisation ‘responsable’ [qui] consist[e] donc à contrôler le calendrier législatif, l’énonciation du droit et des cadres de préparation au changement » 3.La déception qui fut celle des journalistes et de l’ensemble des professionnels de la communication après la « session » est symptomatique de la formulation unilatérale du droit par le pouvoir. En effet, comme le relate Pius Njawé4, après que la stratégie de libéralisation a été annoncée au congrès du RDPC, les journalistes travaillent à une réforme législative en collaboration avec le ministre de la Communication, lui-même journaliste et favorable à une libéralisation. Mais, après un remaniement ministériel à l’automne, la législation adoptée ne prendra en compte quasiment aucune des propositions de ce groupe de travail. Aucune négociation n’est en définitive venue enrichir la décision législative. Finalement, cette reprise en main va servir de socle à des nouvelles expressions revendicatives. Selon Mehler, « quand Paul Biya admit le multipartisme, en

président de la République, le président Foumane Akame est un ex-ministre de l’Administration territoriale et conseiller à la présidence, Ndembiyembe Boakoume est membre du comité central du RDPC. La collusion observée par Sindjoun lui semble être confirmée par l’accès à des postes politiques majeurs d’autres membres de la Commission : Douala Moutome, devient ministre de la Justice en 1991 ; Augustin Kontchou devient ministre de l’Information et de la Culture en 1990 ; Bipoum Woum est promu ministre de la Culture en 1992 tandis que Ndembiyembe Boakoume devient, en 1993, directeur général de la société de presses et d’édition du Cameroun.

1 Des commentaires, plus ou moins critiques, sur les principales lois de 1990 sont disponibles dans : Kamto, M., art.cit., p. 221-225, « Les lois de la liberté », Jeune Afrique Economie, N°140, février 1991, et Le Messager, N°208, 14 décembre 1990.

2 Kamto, M., art.cit.

3 Logo, P.B., Menthong, M-H, « Crise de légitimité et évidence de la continuité politique », Politique africaine, N°62, 1996, p. 15-23.

décembre 1990, la protestation avait déjà quitté ses frontières limitées et ne pouvait plus être maîtrisée par cette concession »1.

Au Kenya, les étapes de la réaction du pouvoir peuvent être résumées de la sorte2. A l’été 1990, un comité d’auditions est créé au sein de la KANU, destiné à recueillir les souhaits de la population, alors que la répression suivant Saba Saba continue. Ces auditions aboutiront au retrait du queuing system (le vote public) et de la règle des 70% qui permettait à un candidat ayant acquis ce score lors des primaires au sein du parti unique d’être directement élu à la députation ; puis, la décision des bailleurs de suspendre leur aide pour six mois conduit à l’annonce du retour au multipartisme en décembre 1991. Obligé d’agir face aux protestations multiples, le président Moi n’est cependant pas acculé à la réforme. De nombreuses études sur cette transition qualifient cette annonce de « repli stratégique » et montrent qu’elle a permis au président de conserver l’initiative au sein de la KANU et de retrouver une légitimité internationale indispensable à sa survie économique3. Les concessions légales sont néanmoins le résultat d’une pression et de revendications précises. Jugées insuffisantes, elles marquent cependant la réussite d’une mobilisation ou, du moins, le sentiment d’un aboutissement d’une mobilisation, qui n’en sera que plus prompte à se re-constituer quand le besoin s’en fera sentir. La vague de soutiens dont bénéficie FORD tout au long de l’année 1992, lors de ses meetings, montre les espoirs placés dans ces réformes et donc dans l’efficacité de la mobilisation populaire4.

b. Les ONG, l’État et l’outil juridique

Au-delà du cadre général des réformes politiques, il semble intéressant de nous arrêter ici sur la réforme du statut juridique des ONG qui participe de ces changements. Percevant les ONG comme des groupes de plus en plus menaçants car de plus en plus nombreux et puissants5, les

1 Mehler, A., art.cit., p. 134.

2 Pour plus de détails, voir, Throup, D., Hornsby, C., op.cit. ; Grignon, F., op.cit. ; Lafargue, J., op.cit.

3 Lafargue, J., idem ; Grignon, F., idem.

4 Sur la campagne de 1992, Throup, D., Hornsby, C., op.cit., p. 288-424.

5 Sur le développement du secteur des ONG dans les années 1980 et les menaces perçues par le pouvoir au Kenya, voir : Ndegwa, S. N., The Two Faces of Civil Society: NGOs and Politics in Africa, West Hartford, Kumarian Press, 1996, p. 33-37 ; Kanyinga, K., « The Social-Political Context of the Growth of Non-Governmental Organisations in Kenya », in Gibbon, P. (ed.), Social Change and Economic Reform in Africa, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 1993, p. 53-77 ; Ngunyi, M.G, Gathiaka K., « State-Civil Institutions Relations in Kenya in the 80’s », in Gibbon, P. (ed.), idem, p. 28-51. ; Kameri-Mbote, The Operational Environment and Constraints for NGOs in Kenya, International Environmental Law Research Center, Working paper N°2000-2, 2000, p. 6-7 ; au Cameroun, cette réforme juridique s’inscrit à la fois dans une volonté de libéralisation juridique et de mise en ordre du secteur associatif dont les pratiques illégales se sont multipliées sous le régime très strict imposé par la loi de 1967. Voir Onana Etoundi, F., « La pratique de la loi N°90/

dirigeants souhaitent en réguler les activités. Les réformes et leurs modalités, reflétant ces dynamiques divergentes d’octroi et de conflit, auront également des conséquences sur la liberté juridique de ces groupes. Si, dans un premier temps au Cameroun, la nouvelle législation permet l’émergence d’organisations, elle aura ensuite pour conséquence un contrôle serré du ministère de l’Administration territoriale (MINAT) sur l’existence de ces ONG. Au Kenya, en revanche, la nouvelle loi d’abord controversée sera amendée, et proposera ensuite un cadre juridique bénéfique à l’expression et à l’organisation libre de ces groupes.

Au Cameroun, la réforme du cadre d’action des associations est adoptée lors de la « session des libertés ». La loi N°90/ 053 du 19 décembre 1990 vient supprimer la loi N°67/ LF/19 du 12 juin 1967 qui limitait considérablement les possibilités d’association. Indéniablement plus libérale, puisqu’elle substitue au principe de l’autorisation préalable un régime de simple déclaration, elle ne remet toutefois pas en cause le double contrôle administratif et juridictionnel qui pèse sur les ONG et qui semble entraver la liberté d’action des groupes créés1. Le contrôle exercé par le pouvoir sera illustré magistralement par l’interdiction des ONGDH en juillet 1991. Les défauts de la loi, et l’inefficacité de celle-ci aboutiront à une nouvelle législation en 1999. Les principaux intéressés ont été sollicités pour participer à la rédaction de cette loi, quoique de manière encore restreinte ; mais alors qu’elle a été votée dans la précipitation au Parlement, elle n’a pas encore vu son décret d’application signé2. Le monopole de l’ordre juridique demeure l’un des piliers de l’ordre politique camerounais.

Au Kenya, après le vote au Parlement d’une loi considérée comme dangereuse par des membres d’ONG, ceux-ci vont se mobiliser pour en obtenir la réforme. Dès 1986, le gouvernement kenyan s'est inquiété de la prolifération des ONG (principalement vouées au développement). En 1989, le président Moi annonce sa volonté de créer un bureau unique chargé de coordonner les activités des ONG et de s'assurer que celles-ci ont des activités compatibles avec les intérêts nationaux. L'inquiétude du gouvernement provient à cette époque autant du soutien financier massif accordé aux ONG par les bailleurs de fonds que de l'action politique de plus en plus revendicatrice de certaines d'entre elles (le National Council of Churches of Kenya –NCCK- et le

Green Belt Movement). Le Parlement vote alors, en novembre 1990, le NGO Coordination Act, qui,

tout en fournissant un nouveau cadre légal à la création des ONG, apparaît rapidement comme

053 du 19 décembre 1990 portant liberté d’association au Cameroun », in « Penser et réaliser les droits de l’homme en Afrique centrale », Etudes et documents de l’APDHAC, N°4, Yaoundé, Presses de l’UCAC, juillet 2000, p. 223-234.

1 Onana Etoundi, F., idem.

2 Voir Boukongou, J-D., « Aperçu du nouveau cadre juridique des activités non gouvernementales au Cameroun », in « Penser et réaliser les droits de l’homme en Afrique centrale », op.cit., p. 247-251 et Tite Amougui, A., « Réflexions sur la loi N°99/014 du 22 décembre 1999 régissant les organisations non gouvernementales », in idem, p. 235-246.

un instrument de contrôle puissant1. Les ONG se regroupent alors pour tenter de participer à une révision de cette loi. Au sein d'un réseau créé pour l'occasion, elles passent progressivement d'une stratégie « d'ajustement à la répression » à une opposition ouverte jusqu'à la formulation de menaces à l'encontre du gouvernement2. Aidé en cela par le contexte d'ouverture formelle déjà évoqué, par l'appui des nouvelles forces d'opposition et par les bailleurs de fonds internationaux particulièrement présents sur la scène politique kenyane à ce moment précis, ce collectif d'ONG a réussi à faire fléchir le gouvernement tout en restant conciliant quant à certaines dispositions établies par la loi initiale. Cette confrontation donne naissance à un cadre légal plus satisfaisant pour les ONG qui possèdent ainsi un bureau de coordination et un statut légal qui est censé protéger leurs actions de tout arbitraire politique.

Les changements adoptés dans les deux pays n’épuisent pas les frustrations ni les exigences des nouveaux acteurs politiques. La crispation des pouvoirs et les abus qui en découlent encouragent la mobilisation d’acteurs nouvellement prêts à s’engager. C’est dans ce contexte d’ouverture des opportunités politiques et juridiques et d’une répression jugée dorénavant insoutenable que naissent les premières ONGDH3.

I I LA C R É A T I O N D E S P R E M I È R E S O N G D E D É F E N S E

D E S D R O I T S D E L’ HO M M E

Cette seconde étape de la transition (au sens strict : du mulitpartisme aux premières élections4) va voir naître les premières ONGDH, dont les objectifs formels sont de protéger les libertés nouvellement acquises, d’énoncer publiquement les violations de ces droits, et d’accroître leur propre envergure.

1 Weekly Review, June 26, 1992.

2 Pour plus de détails sur ces actions, voir Ndegwa, S., 1996, op. cit., chapitre.3, p. 31-54, et Kanyinga, K., art.cit.

3 Sur le Cameroun, voir Amnesty International, « Cameroon : Human Rights Developments during the First Half of 1991 », AI Index : AFR 17/07/91, September 1991.

4 Il s’agit donc au Cameroun, de la période allant de décembre 1990 à décembre 1992 et au Kenya de décembre 1991 à décembre 1992.

Les périodes dont nous venons de faire le récit sont des périodes dites de protestation, de « désectorisation » sociale1. Plus concrètement, ce sont des moments pendant lesquels les rencontres inter-individuelles et entre différents groupes sociaux s’accélèrent, à travers des réunions, des manifestations, au sein d’anciens et de nouveaux groupes d’appartenance. Nous nous intéressons ici à des groupes qui se créent, en pleine agitation, pour atteindre un objectif bien précis, tout en cherchant à s’organiser face à l’adversité, à « faire nombre » ou à rassembler des personnalités. C’est au comment émerge un groupe que nous prêtons attention. Les premières ONGDH créées au Cameroun et au Kenya naissent autour d’un moment de mobilisation précis. Si ces moments déclencheurs ne sont détectables et « nommables » que rétrospectivement, il est assez aisé d’observer qu’ils ne rassemblent pas « au hasard » ; ils activent des réseaux politiques ou sociaux déjà constitués, et font appel à des connaissances inter-individuelles. Ce que Doug Mc Adam appelle les « contextes de micro-mobilisation »2 paraissent cruciaux pour comprendre les premiers engagements au sein de groupes spécialement créés pour défendre les droits de l’Homme. Instance médiane entre les opportunités politiques et la décision de l’individu de s’engager, ce micro-contexte est défini comme: « la structure d’un petit groupe dans lequel le processus d’attribution collective est combiné avec des formes rudimentaires d’organisation et produit une mobilisation pour l’action collective ». C’est la « structure cellulaire de l’action collective »3 qui favorise une appréhension collective du monde et des griefs, ainsi qu’une meilleure circulation de l’information permettant une agrégation des choix individuels des militants potentiels. Ce lieu et ce moment permettent un premier engagement ou le renouvellement d’engagements personnels. Après la naissance de trois ONGDH camerounaises, pendant l’année 1991, et celle des deux ONGDH kenyanes, en 1992 (A), nous étudierons les débuts de leur structuration et de leurs activités (B).

A . M o m e n t s e t l i e u x d e l a c r i s t a l l i s a t i o n

C’est donc à travers l’observation de ces moments de rencontre – au Cameroun (1) et au Kenya (2) -que l’on peut cerner les logiques de rassemblement d’individus dont les objectifs vont se rejoindre, au moins temporairement, et qui vont décider de formaliser leur existence en tant que groupe constitué. La cristallisation, désignant la fixation d’un mouvement et de processus

1 Nous empruntons ce concept à Dobry, M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale de science politique, 1992

2 McAdam, D., Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988.

3 McAdam, D., « Micromobilization Contexts and Recruitement to Activism », International Social Movement Research, vol.1, 1988, p. 125-154.

mouvants, est le produit de la rencontre entre des engagements spontanés et individuels et le moment et le lieu où ils vont s’arrêter, prendre de l’ampleur et une forme identifiable.

1. Prisonniers, intellectuels et militants :