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G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

1. Logiques scissionistes

Le nombre plus important d’ONGDH généralistes recensé au Cameroun est, en soi, un indicateur des dynamiques de fragmentation qui touchent ce secteur. Si le nombre d’ONGDH kenyanes, s’occupant de près ou de loin aux questions des droits de l’Homme, est également important, celles dont le mandat se rapproche de celui d’ONG généralistes sont peu nombreuses et tendent à se rassembler sous l’égide juridique de la KHRC.

Au Cameroun, l’exemple de la ville de Maroua, où trois ONGDH sont nées d’une seule et même structure, est exemplaire de cette fragmentation des groupes de défense des droits de l’Homme. Le récit de cette situation, dont nous avons collecté les éléments auprès des protagonistes concernés, et que nous avons tenté de vérifier auprès de tierces personnes, est celui de conflits personnels et d’intérêts, mais aussi celui de logiques de concurrence dans un espace de liberté et de ressources restreint. Trois ONGDH sont donc présentes à Maroua : le MDDHL, présidé par Abdoulaye Math, SOS-droits de l’Homme, présidé par Issa Maïdadi et PADHL (Protection pour les droits de l’Homme et les libertés) dirigée par Roland Bourfane. Ces trois personnes ont été membres du MDDHL, créé par le premier en 1993. Pour des raisons non élucidées de la part du principal intéressé, Issa Maïdadi, ancien trésorier du MDDHL, crée SOS-droits de l’Homme en 1996. De son côté, Roland Bourfane, ancien coordinateur provincial du MDDHL, crée PADHL. Il justifie cette scission de la sorte :« je ne me

sentais pas libre car le patron limitait nos activités. Il y avait toujours des obstacles dans mon travail, notre séparation est venue de ça1 ». Alors que les ressources manquent et que la confrontation avec les autorités publiques et politiques est quotidienne, cette dispersion demeure et n’est pas compensée par une synergie des activités et des moyens. Au contraire, les membres des différentes ONGDH semblent s’ignorer volontairement2. Deux réseaux formels d’ONGDH se

1 Entretien avec Roland Bourfane.

2 « Il y a des associations, mais il n’y a pas de collaboration franche entre nous. C’est une question de leadership ou autre chose, je ne sais pas. Nous, nous sommes ouverts. Ils viennent nous voir quand ils ont des problèmes, mais ce n’est pas ça, il faut d’abord des bases de travail communes. Pour l’instant je ne sais pas quel est le problème ; il y a un manque de collaboration, je ne sais pas. C’est peut-être un problème de concurrence, elles ne veulent pas d’autres ONGDH. Quand on fait un communiqué de presse, maintenant on ne leur donne

font concurrence dans cette région : l’un mis en place par SOS-droits de l’Homme, sous l’impulsion de Pro-démocratie, un bailleur de fonds canadien, et l’autre, le ROADH (Réseau des organisations de défense des droits de l’Homme), un réseau d’associations hétérogènes travaillant dans le Grand Nord, impulsé par le MDDHL. Invité par SOS-droits de l’Homme à participer au premier réseau, Abdoulaye Math dit en avoir été écarté après qu’il a demandé à revoir les conditions de cette coopération, qu’il estime manipulée par des bailleurs de fonds. Si les conflits peuvent être personnels, et si les fonds sont un enjeu de concurrence (quoique, ici, ce soit davantage l’attitude face aux bailleurs qui soit un enjeu), ces frictions perceptibles dans les interactions entre acteurs aux objectifs similaires s’inscrivent dans un contexte plus large de défiance profonde entre les acteurs prenant position dans l’espace public. Durant nos enquêtes, il n’a pas été rare d’entendre des propos peu amènes sur les autres ONGDH. Sont stigmatisés, chez les autres, l’opportunisme de l’engagement, le caractère partisan de l’ONGDH ou la récupération par le gouvernement. C’est ainsi que des phrases telles que « Il crée toujours des choses

selon les circonstances » et « Tout ce qu’il fait, c’est pour l’argent » ponctuent les réponses aux questions

posées sur les activités communes des ONGDH et sur les autres ONGDH. Quelques tentatives de coopération sont néanmoins à noter. Les réflexes de survie face à un pouvoir menaçant expliquent sans doute l’unanimité exceptionnelle des communiqués de presse dénonçant les menaces dont Abdoulaye Math et Semdi Soulaye ont été l’objet pendant quelques semaines en 19991. Plus durablement, le HRDG appartient à un réseau d’ONG oeuvrant dans le domaine des droits de l’Homme dans le Nord Ouest, et intégrant des groupes confessionnels, des groupes spécialisés, ou des associations de juristes. La structure, d’abord instaurée sous l’impulsion d’un donateur suisse, a ensuite été réactivée par les groupes locaux, après un premier échec, et semble satisfaire ses membres2.

Mis à part ces exceptions et loin d’être une caractéristique propre au secteur des droits de l’Homme, les signes de défiance reflètent bien des pratiques et des représentations largement ancrées dans les sphères rassemblant des critiques – avérées ou potentielles – du pouvoir. Les pratiques de cooptation des hommes politiques des premiers partis d’opposition ont été

pas, parce qu’il n’y a jamais de retour. C’est difficile. », entretien avec Issa Maïdadi. La collaboration a pu exister partiellement, comme le montre la tenue d’une « Conférence sur la situation des droits de l’Homme dans l’Extrême-Nord » organisée en octobre 1998 par le MDDHL et où sont présents Issa Maïdadi et Roland Bourfane.

1 Le 4 juin 1999, la LDL publie un communiqué dénonçant la séquestration d’Abdoulaye Math et de son assistant Semdi Soulaye : Ligue des droits et des libertés, « Rapports d’activités de la ligue des droits et des libertés 1998-1999 »,in Ligue des droits et des libertés, op.cit. ; Voir aussi le Communiqué N°01/06/99/AC « Menaces de mort sur les militants des droits de l’Homme », Conscience Africaine, 7 juin 1999.

2 Il s’agit du Human Rights Forum in the North West Province qui comprend douze ONG dont une branche de l’ACAT, Human Rights Clinic and Education Center (HURCLED), Eocuminical Peace Initiative (EPIC), International Club for Peace and Research, Global Communication ; Help Out-Bamenda ; Eocumenical Service for Peace ; un groupe local d’Amnesty International ; entretiens avec Mr. Asunkwam Samuel Ngiewich, avec Harmony Bobga Mbuton et avec Patrick Kwain.

largement relatées et analysées comme l’une des causes de la faiblesse de ces partis1. A ces pratiques d’achat s’ajoutent celles de création de groupes par le pouvoir, tant dans le champ partisan que dans le champ journalistique ou universitaire, par exemple2. Si ces pratiques sont par essence difficilement saisissables, elles alimentent sans aucun doute l’imaginaire politique de ceux qui se placent dans la sphère publique et découragent, inhibent ou rendent difficile les tentatives de coopération3. Au final, cette méfiance généralisée gagne l’observateur, qui est pris d’un soupçon démesuré envers tout interlocuteur et toute structure qui prétendent s’inscrire dans une logique de contestation. C’est ainsi que, dans un commentaire académique par ailleurs très intéressant, Nyamnjoh ne parle des ONGDH camerounaises qu’avec une méfiance extrême :

« Quelle ONG “pro-démocratique” créée au Cameroun en tant que voix alternative est réellement détachée des contradictions qui affectent les partis politiques d’opposition ? Combien peuvent justifier leur existence au-delà d’un simple stratagème en direction des bailleurs étrangers dans le seul intérêt de ses fondateurs ? Il semble que la société civile émergente soit infiltrée par des organisations qui n’ont pas des intentions démocratiques, dont certaines pourraient avoir été créées ou financées par le parti au pouvoir dans le but de protéger le gouvernement et de contrer les activités d’autres organisations qui luttent pour une prise de conscience [empowerment] et une démocratie authentique »4

La déconsidération des ONGDH par l’infiltration de « marionnettes du pouvoir » est finalement le résultat auquel souhaitent arriver ces manipulateurs. Il est donc nécessaire, pour une analyse plus détachée, de considérer ces rumeurs, comme tout à la fois des discours performatifs et des moyens d’explication du faible impact de ces ONGDH.

1 Voir, Takougang, J., Krieger, R., op.cit., p. 170-172.

2 Cette logique de création de « chevaux de Troie » est décrite de la sorte par Pius Njawé : « Au niveau des moyens, quand il existe une organisation forte, on crée une autre organisation forte, et on pompe les moyens. Au niveau de la presse, ils ont joué pareil pour faire contre-poids (…)Quand le pouvoir est assuré, il utilise des journaux au service du parti. Comme chacun doit se positionner, on utilise les journaux de service pour mettre en avant son clan (…)En fait, la posture d’opposition est là pour cacher le service rendu », entretien avec Pius Njawé. A propos d’un concurrent, il dit: « Malgré certaines prises de position, il n’est pas totalement engagé pour la cause. [Cette] affaire (…), c’était un coup médiatique, une affaire professionnelle »;Voir également Mehler, A., art.cit., p. 112 et 114.

3 Voir Hilhorst, D., The Real World of NGOs : Discourses, Diversity and Development, Londres, Zed Books, 2003 sur l’interprétation stratégique et politique de ces désignations réciproques entre « vraie » et « fausse » ONG, p. 6-7.

4 Nyamnjoh, F.B, « Cameroon : a Country United by Ethnic Ambition and Difference », African Affairs, vol.98, N°390, 1999, p. 101 ; on retrouve cette perspective dans le rapport publié par le ministère français des Affaires étrangères sur la société civile camerounaise qui s’applique à montrer le caractère « opportuniste » des militants des droits de l’Homme qui seraient, entre autre chose, des « entrepreneurs sociaux », participant de la captation d’une rente. Si cette analyse s’attache à distinguer différentes dynamiques dans la défense des droits de l’Homme, elle omet de s’interroger sur le caractère « entrepreneurial » de toute mobilisation collective, même altruiste : voir Otayek, R. (dir.), Les sociétés civiles du Sud. Un état des lieux dans trois pays de la ZSP : Cameroun, Ghana, Maroc, Paris, Direction générale de la coopération internationale et du développement, ministère des Affaires étrangères, 2004, p. 70.