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G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

1. Cameroun : des organisations atypiques

Selon les dirigeants interrogés, CAP-Liberté a été l’instrument d’un retour en force de militants UPCistes, à la marge du jeu politique depuis fort longtemps. La stratégie adoptée, consistant à appeler à la désobéissance civile et à s’allier à la Coordination des partis politiques d’opposition, peut être expliquée par les motivations et les intérêts des membres les plus influents de CAP-Liberté, ainsi que par les ressources qu’ils mobilisent. Il est donc intéressant ici de confronter les

en exil aux USA en 1990 après les arrestations de dissidents. Etudiant à Harvard, il se joint aux autres exilés kenyans pour former la KHRC avant d’entamer une carrière politique.

entretiens réalisés aux comptes rendus, journalistiques ou universitaires, qui parlent de ce groupe comme d’une ONGDH classique, au même titre que Human Rights Watch ou l’OCDH, alors que leur influence dans la contestation de 1991 n’est pas comparable. Après avoir exposé les stratégies de CAP-Liberté dans ses efforts de structuration et de mobilisation de masse (a) nous nous attarderons sur l’action directement politique des ONGDH (b).

a. Structure de mobilisation et action de masse

A partir de février 1991 et la légalisation de CAP-Liberté, l’objectif du groupe est de maintenir constante la mobilisation populaire, et plus précisément de faire pression pour l’amnistie générale des prisonniers politiques et la tenue d’une conférence nationale. Formellement, bien sûr, l’ONGDH entend défendre les droits de l’Homme, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’Homme et au Pacte relatif aux droits civils et politiques. Afin de mener à bien ces objectifs, les membres de CAP-Liberté décident de s’affirmer comme une organisation de masse. C’est ainsi que l’organisation se structure sur tout le territoire national, notamment dans les régions « rebelles » de l’Ouest, du Nord, et à Douala, et permet une démonstration de force de la population. Selon son président, CAP-Liberté est structuré en cellules et en antennes au sein de quartiers ou sur les lieux de travail, regroupant au départ environ cinq personnes dans seize villes d’implantation. Le nombre total d’adhérents durant toute sa période d’activité serait de trente mille membres selon le président, mais ce chiffre impresionnant est invérifiable. Le siège est à Douala, où les responsables des diverses antennes viennent chercher les tracts. La structure de base est assurée par des militants formés, et de très jeunes gens prêts à se mobiliser1. Les réunions des antennes se déroulent en deux séquences : « la partie idéologique », pendant laquelle les membres discutent de « principes et d’éléments démocratiques », puis la partie liée à l’organisation administrative et aux activités, ainsi qu’à la transmission des mots d’ordre lancés par la Coordination des partis politiques et des associations, qui est rapidement devenue l’activité principale des antennes2.

C’est ainsi que les appels à la manifestation, puis à la désobéissance civile, sont suivis dans toutes les régions contestant la légitimité du pouvoir central. En effet, à partir d’avril 1991, CAP-Liberté organise la désobéissance, appelant à ne payer ni ses impôts, ni les factures aux

1 Entretien avec Djeukam Tchaméni qui note que le secrétaire général adjoint, par exemple, avait vingt-deux ans à l’époque.

2 Idem. Cette description, donnée par des leaders de CAP-Liberté, des activités est confirmée par le récit d’un jeune membre de CAP-Liberté de l’époque, militant aujourd’hui à la Ligue des droits et des libertés (LDL) de Bafoussam qui raconte que l’antenne de CAP-Liberté à l’université organisait des réflexions hebdomadaires sur la situation politique et sur la préparation de la mobilisation. Entretien avec Franklin Kamtche.

entreprises publiques, et à rester chez soi pendant la semaine. Bien que l’origine de l’idée des « Villes mortes », telle qu’elle sera popularisée à partir d’une première expérience fructueuse à Douala à la mi- avril 1991, soit disputée, il apparaît que son mot d’ordre est diffusé à partir de la structure mise en place par CAP-Liberté1. C’est ainsi que les opérations « Villes mortes » se déploient dans les régions « rebelles », à partir de mai 19912. Les grèves en semaine, le non-paiement des impôts et autres taxes se doublent de manifestations répétées, notamment à Bafoussam, Douala et dans le Nord. De nombreux auteurs soulignent l’ambiguïté de ces actions, insistant sur les abus perpétrés par de jeunes manifestants3. Son président reconnaît l’incapacité de l’ONGDH à contrôler une jeunesse soudainement mobilisée4.

Ce sont en effet principalement les jeunes « sauveteurs » (les vendeurs à la sauvette), les étudiants et quelques professions, notamment les chauffeurs de taxi, qui ont contribué au succès du mouvement5. Selon le président de l’ONGDH, cet embrasement soudain est venu d’une « sensation d’étouffement et d’un désir de liberté qu’il s’agissait de réveiller ». Il souligne que ces aspirations ont été particulièrement présentes dans les parties du pays où l’UPC avait été implantée (le littoral et l’Ouest), mais qu’elles se sont développées dans tout le pays, et notamment dans des territoires traditionnellement peu contestataires, comme le Nord. Il affirme : « Pendant huit mois,

dans le Nord, les jeunes n’écoutaient plus les vieux. Il y a eu beaucoup de morts là-bas »6. En effet, selon le correspondant de CAP-Liberté à Maroua, la mobilisation y est intense, immense et désordonnée7. Selon les entretiens réalisés, la base de cette structure de mobilisation est constituée de militants ou d’anciens militants de l’UPC, auxquels se sont ajoutés de nouveaux

1 On attribue l’idée de la désobéissance à Mboua Massock, opposant politique indépendant, qui ne s’implique pas directement dans la mise en place de ces journées prises en charge par CAP-Liberté.

2 Voir le plan d’action et le communiqué de presse de l’assemblée des présidents des partis d’opposition et d’associations, Le Messager, N°228, 15 mai 1991 ;« Plan d’action de Yaoundé », Le Messager, N°233, 20 juin 1991 ; et pour une description de ces journées, « Qui gouverne le Cameroun ? », Jeune Afrique, N°1595, 24-30 juillet 1991.

3 Voir le compte rendu dans Ebolo, M.D., « De la société civile ‘mythique’ à la société civile impure : entre assujettissement, émancipation et collusion », in Sindjoun, L. (dir.), La Révolution passive au Cameroun, Dakar, Codesria, 1999, p. 79-80 ; voir également quelques articles assez critiques de Jeune Afriquet où les violences sont attribuées aux manifestants des Villes mortes : Jeune Afrique, N°1586, 22-28 mai 1991.

4 « C’est vrai qu’on a été débordé, on n’avait pas suffisamment de cadres, on libérait une force trop grande par rapport à notre capacité à la contrôler. On n’était pas capable de contrôler ça. Même si les débordements venaient plus du côté gouvernemental que de la population. Les policiers ont tiré. On avance le chiffre de quatre cents morts, mais je crois que c’est exagéré, peut-être deux cents. Mais notre faiblesse c’est le manque d’encadrement, et une faiblesse à communiquer. On aurait dû avoir un organe de communication », entretien avec Djeukam Tchaméni.

5 Voir Mbonda, E-M., « Le cinquième pouvoir en Afrique: la société civile et le droit de résister », in Rupture-Solidarité, Résistances et dissidences. L’Afrique (centrale) des droits de l’Homme, Paris, Karthala, 2002, p.25.

6 Entretien avec Djeukam Tchaméni.

sympathisants1. Elle a conduit au développement d’un mouvement massif sans pouvoir le contrôler complètement. Finalement, selon l’un des membres de l’UPC actif à CAP-Liberté, cette ONGDH est avant tout « une structure d’encadrement et de mobilisation de la jeunesse ». Le cadre « formel » aurait été choisi pour des raisons tactiques, pour s’ouvrir à un ensemble d’adhérents potentiels ; mais CAP-Liberté est alors bel et bien « le bras armé de l’opposition »2.

De leur côté, Human Rights Watch et l’OCDH se font plus discrètes. Human Rights Watch n’aura en fait que le temps de réunir une assemblée constitutive en juin 1991, avant d’être dissoute avec les autres ONGDH en juillet3. L’OCDH se fait connaître par un « coup d’éclat » unique. Deux de ses membres, avocats, obtiennent en effet la libération de trois étudiants, responsables du « Parlement estudiantin », accusés par le pouvoir de la mort d’un de leurs collègues sur le campus. Il semble également que, lors de cet épisode et avant, en tant que représentants de la Coordination des partis politiques d’opposition et des associations, des membres de l’OCDH aient rencontré le nouveau Premier ministre pour lui faire part de leurs inquiétudes face à la situation des droits de l’Homme au Cameroun4. Les démarches de CAP-Liberté et de l’OCDH, on le voit, ne sont pas de la même nature, reflétant la diversité de composition de leur base militante et de leurs instances dirigeantes. Elles prennent cependant part, toutes les deux et avec

Human Rights Watch, aux activités purement politiques de la Coordination.

b. L’insertion dans le jeu politique

En effet, CAP-Liberté ne s’en tient pas à la mobilisation populaire, ni les deux autres ONGDH aux dénonciations de violations des droits de l’Homme, puisqu’elles participent activement à la Coordination nationale des partis politiques d’opposition et des associations5. C’est en mai 1991 que CAP-Liberté et les deux autres ONGDH rejoignent cette coordination, et c’est en son nom que nombre de mots d’ordre de mobilisation et de plans d’action de désobéissance civile seront

1 « La mise en place de l’organisation a été prise en charge exclusivement par les UPC MANIDEMistes. Nous avions des réseaux sur l’ensemble du territoire (Sud, Extrême-Nord, Sanaga, Centre). Les cartes de CAP étaient distribuées par des militants UPCistes. Certains ont même été torturés comme ce vieux à Séligsamba, la ville du président, qui a été trouvé en possession de cartes, et dont on a brûlé les jambes », Entretien avec Henriette Ekwe. La structure « traditionnelle » de l’UPC était effectivement composée de comités locaux. Dans les années 1950, à l’apogée du mouvement, le nombre de comités était estimé à quatre cent cinquante (Joseph, R.A., « Um Nyobé and the ‘Kamerun’ Rebellion », African Affairs, vol.73, N° 293, 1974, p. 428-448). La structure de l’UPC des années 1980 et 1990 n’a pas pu être vérifiée.

2 Entretien avec Anicet Ekane.

3 Communication par un membre de HRW, et Le Messager, N°229, 23 mai 1991 annonçant la tenue de l’assemblée générale constitutive de l’association à Yaoundé.

4 Le Messager, N°228, 15 mai 1991 et Le Messager, N°231, 6 juin 1991

5 Pour une vision synthétique des acteurs de l’opposition en ce printemps 1991 au Cameroun, voir « Ces hommes qui défient Biya », Jeune Afrique Economie, N°143, mai 1991.

lancés. C’est à partir de l’entrée des associations et du SDF, ainsi que des opérations « Villes mortes », que la Coordination prend de l’envergure1. Celle-ci, trop active aux yeux du pouvoir en place, est d’ailleurs interdite en juin 19912. Un « directoire » de la Coordination lui succède en juillet, représentant sept partis politiques et trois « personnalités ». Maître Tchoungang de l’OCDH, Anicet Ekane, et Djeukam Tchameni de CAP-Liberté sont choisis afin d’assumer ces fonctions. Ces personnalités n’hésitent donc pas à multiplier les lieux d’investissement de leur soif militante : mouvement populaire (de masse), organisation classique de défense des droits de l’Homme, coordination politique. Les chevauchements se multiplient et donnent aux dirigeants et à leur cause affichée, la défense des droits de l’Homme et le changement des règles politiques, une visibilité certaine. Cette dynamique militante contraste avec la timidité des mouvements kenyans, encore peu visibles face à la concurrence des partis politiques qui occupent l’espace public.