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G ÉNÉALOGIE DES MILITANTS DES DROITS DE L ’HOMME

1. Une cause incorporée et corporatiste

L’étude des trajectoires militantes des plus anciens militants l’a montré : beaucoup ont connu des « ruptures » marquantes dues à leur engagement, parmi lesquelles des violations de leur intégrité physique et morale, en prison, par la torture, par le déni de leur capacité à exercer leur métier, et ils ont donc une expérience intime de ce qu’ils défendent. La cause des droits de

1 Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2002 (3è édition), p. 152

l’Homme peut donc presque être envisagée comme celle d’un groupe rassemblant ceux qui, subissant ces violations, défendent leur propre cause.

La cause apparaît « incorporée », en tant qu’elle se rapporte aux violations physiques directes subies par des militants de longue date. Ces expériences, relatées dans des ouvrages, dans des rapports d’OIDH, ou lors d’entretiens, sont rarement évoquées comme des motivations à l’engagement ; la mise en avant de la défense d’une « cause universelle » vaut toujours mieux, dans l’esprit des militants, que la seule expérience personnelle. De plus, au sein des ONGDH, notamment kenyanes mais aussi à CAP-Liberté, les expériences de chacun ne sont pas forcément similaires ; il est donc difficile, au départ, de créer une organisation destinée à réparer les injustices subies. C’est le cas cependant de RPP et de People Against Torture (PAT). La première est créée par des amis de prisonniers politiques puis reprise par ces prisonniers eux-mêmes, qui partageaient donc une expérience totale de la privation de liberté et des abus du régime à l’égard d’opposants politiques. La cause ensuite redéfinie s’élargit, pour être légitimée, à un ensemble de violations dépassant largement l’expérience de ses fondateurs. PAT procède également explicitement de cette expérience commune. Kangethe Mungai relate ainsi : « Des gens

comme moi ou Njuguna, nous avions subi des tortures, et comme on avait testé ça, on était passé par là, on voulait être sûrs que d’autres ne passeraient pas par là »1. Pour Njuguna Muthahi, PAT a été créée par des « survivants de la torture ». Plus généralement, et sans insister sur leur vécu personnel, certains militants mettent en avant le fait que leur expérience militante et en détention leur a fait comprendre, au plus près, la situation des Kenyans les plus défavorisés :

« Nous comprenons les gens, nous devions travailler avec eux ; nous, nous comprenons leurs besoins. D’ailleurs, le premier bureau que nous avons eu en ville était plein de marchands de rue, de squatters, on pouvait sentir l’odeur de la pauvreté. »2

« La plupart des prisonniers à Kitale [où était détenu Njuguna] étaient là à cause de vols de bétail, ils avaient été condamnés à sept ans à peu près. C’est principalement des communautés d’éleveurs, c’était une prison pour les prisonniers ordinaires. Les gardiens étaient très brutaux envers eux, parce qu’ils pensaient que ces gens étaient inférieurs. Les conditions étaient vraiment mauvaises. »3

Cette décision volontaire de s’engager, après ce type d’expérience, ne doit pas occulter les conditions spécifiques de ce choix. Si d’autres militants politiques avaient subi la même chose

1 Entretien avec Kangethe Mungai.

2 Entretien avec Tirop arap Kitur.

auparavant, et n’avaient pas pour autant décidé de militer en faveur des droits de l’Homme, c’est que ceux-ci n’étaient pas conçus comme une réponse disponible et efficace, c’est qu’ils n’avaient pas alors la même résonance. D’autre part, si tous les torturés n’ont pas créé des ONGDH, c’est que d’autres conditions n’étaient pas réunies (compétences, réseaux sociaux…). Ces affinités ne sont qu’un élément parmi d’autres de l’engagement, et proviennent d’une rencontre entre un discours disponible sur le marché politique et des expériences et des visions du monde qui lui correspondent.

L’expérience pratique de la violence étatique peut également être celle, moins dramatique, des abus commis envers une profession. Les premiers rapports de la KHRC reflètent en effet la convergence entre les préoccupations partagées des années 1992 et 1993 et les propres intérêts professionnels de ses militants. Le premier rapport, Haven of Repression (1992) fait écho aux tentatives des étudiants de revendiquer le droit de s’organiser et de se rassembler au sein de l’université. Cette préoccupation résonne forcément chez Willy Mutunga, arrêté dans le cadre de ses activités syndicales et universitaires une dizaine d’années plus tôt, ainsi qu’auprès de Makua wa Mutua, ancien leader étudiant expulsé, et d’Alamin Mazrui, professeur d’université. Le troisième rapport, A Fallen Angel (1993), dénonce les violations juridiques répétées d’un Attorney

General nouvellement nommé pour satisfaire la « communauté internationale », et qui pourtant

continue à ne pas contenter les avocats dont Willy Mutunga et Maina Kiai sont des représentants éminents. Finalement, les expériences individuelles informent sur le sens donné à la cause et les actions menées par les ONGDH. Ceci est également valable pour les nouveaux militants, qui vont apprendre à expérimenter les abus qu’ils dénoncent. Ils sont régulièrement arrêtés, demeurent en détention quelques heures ou quelques jours, renforçant leur expérience de la confrontation radicale avec les forces de police et, le plus souvent, approfondissant ainsi leur détermination par la connaissance des abus et par la construction d’un ennemi clairement identifié1.

La défense des droits de l’Homme devient alors aussi celle « des défenseurs », qui constituent progressivement l’un des groupes défendus par les ONGDH. La protection des défenseurs devient même un domaine important de la défense des droits de l’Homme. Ceci est vrai au niveau international2 comme au niveau local, du fait des menaces et des dangers encourus par

1 Ndungi Githuku raconte qu’il a été arrêté plusieurs fois, qu’il est régulièrement accusé de détention d’armes à feu ou d’appartenance à des organisations illégales. Entretien et « They Called Him Crazy, But That Was Before He Won Sh4 Million », Daily Nation, February 2, 2001.

2 La quatrième section du rapport annuel du département d’État américain sur la situation des droits de l’Homme porte sur les défenseurs des droits de l’Homme ; la FIDH, en collaboration avec l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), publie annuellement depuis 1997 un rapport sur les défenseurs des droits de l’Homme, le Rapport

ces militants1. La KHRC publie par exemple, dans le Quarterly Repression Report, un état des lieux des violations subies par les défenseurs des droits de l’Homme, c’est-à-dire par ses propres militants et leurs pairs. La cause des droits de l’Homme apparaît ainsi comme une cause « corporatiste », en tant qu’elle s’apparente à la défense des intérêts d’une catégorie socioprofessionnelle dont les contours sont cependant plus larges que ceux des seuls militants des ONGDH.

Cette connaissance intime de certains des abus dénoncés enrichit et oriente l’appréhension que peuvent avoir les militants de la défense des droits de l’Homme. L’un des éléments centraux de cette expérience réside dans le rapport d’attraction-répulsion qu’ils ont à l’égard de l’État et de ses responsabilités. Plaçant celui-ci au centre de leurs préoccupations politiques, ils sont enclins à s’intéresser aux droits de l’Homme, entendus d’abord comme des droits civils et politiques, c’est-à-dire problématisant la place de l’État dans l’espace public. Loin de lui contester son espace, ils font de lui un acteur incontournable2.