• Aucun résultat trouvé

G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

2. Logiques de distinction

Cet état du champ de forces camerounais n’est pas étranger aux logiques du champ kenyan. La défense des droits de l’Homme y est aussi devenue une cause concurrentielle, puisque plusieurs structures y prennent part, chacune souhaitant s’imposer comme un acteur décisif de sa représentation. Les droits de l’Homme sont d’autant plus l’enjeu de distinction et de concurrence qu’ils sont entourés d’un secteur d’ONG en extension, travaillant dans le domaine « democracy and governance », constitué d’organisations professionnelles, de femmes ou d’agences de consultation dans les domaines juridiques et politiques1. Des concurrences ont pu être observées au moment de la mise en place de programmes d’éducation civique largement soutenus et encouragés par les donateurs internationaux au moment de la préparation des élections de 20022. Plusieurs réseaux de groupes religieux et d’ONG de ce secteur se sont organisés pour se conformer aux demandes de coordination des bailleurs, créant ainsi une concurrence entre réseaux3. Le montant du programme et cette concurrence, exacerbée au sein d’un comité de coordination de ces réseaux, ont conduit les bailleurs à mettre en place un programme d’une sophistication rarement égalée et gérée par un cabinet d’audit, Price Water House Coopers, au sein duquel trois experts s’occupaient d’évaluer les programmes de chaque réseau.

La naissance de People Against Torture (PAT) en 1997 peut être considérée comme un exemple de scission au sein du champ des droits de l’Homme kenyan, mais qui ne conduit pas à des tensions

1 Les définitions et les estimations concernant ce secteur agglomérant un ensemble hétéroclite de groupes, réifié pour les besoins des bailleurs de fonds et des analystes, sont diverses. S. Gibbon y inclue : les ONGDH, les groupes de « good governance », les think tank politiques, les services d’aide juridique, les groupes de réforme constitutionnelle, les groupes de femmes et de minorités, les groupes d’éducation civique et d’observation électorale. Ces groupes peuvent être non-gouvernementaux ou associés au gouvernement. Les fonds internationaux consacrés à ce « secteur » ont commencé à augmenter à partir de 1992-1993 et représenterait aujourd’hui entre 5 et 12% de l’aide globale des pays de l’OCDE : Gibson, S., « Aid and Politics in Malawi and Kenya : Political Conditionality and Donor Support to the ‘Human Rights, Democracy and Governance’ Sector », in Wohlgemut, L., Gibson, S., Klasen, S., Rotschild, E. (eds), Common security and civil society in Africa, Uppsala, Nordiska Affrikainstitutet, 1999, p. 163-179 ; Wachira Maina estime, après diverses études commanditées par les bailleurs de fonds au milieu des années 1990, que les organisations kenyanes de « Law and Human Rights Activism », incluant donc les ONGDH, recevraient 16, 3 % de l’aide accordée par l’USAID, SIDA et DANIDA qui sont les principaux donateurs de la « société civile ». Voir Maina, W., « Kenya : the State, Donors and the Politics of Democratisation », in Van Rooy, A. (ed.), Civil Society and the Aid Industry, Londres, Earthscan Publications Ltd, 1998, p. 134-167 ; voir également : Owiti, J., « Political Aid and the Making and Re-making of Civil Society », disponible sur : http://www.ids.ac.uk/ids/civsoc/final/kenya/ken4.doc.

2 Ceux-ci, regroupés sous le terme de Like Minded Donors (LiMiD), sont DANIDA, SIDA, et des agences des Pays-Bas, de Norvège et Grande-Bretagne. Le programme a ensuite été directement géré par les ambassadeurs.

3 Quatre consortiums se sont mis en place : CRE-CO (Constitution Education and Reform Consortia) regroupant les ONGDH et les groupes de juristes, l’ECEP (Ecumenical Constitution Education Programme), regroupant l’Église catholique et le NCCK, le Kenya Women Political Caucus, et le Cedmac (Constitution Education for the Marginalised Category). Voir « Reforms : it’s Rush to Donor Cash », East African Standard, January 11, 1999 ; Daily Nation, February 2, 2001 ; entretiens avec Lene Jespersen, délégation de l’Union Européenne, et avec James Nduko, responsable civic education à la KHRC.

conflictuelles comme celles observées au Cameroun. Selon les interlocuteurs, cette ONGDH serait née, soit de frictions entre des membres de RPP, soit d’un projet d’anciennes victimes de torture souhaitant porter les revendications à ce sujet de manière plus visible1. Les deux versions paraissent valables, la seconde étant vérifiée par le passé de ses membres fondateurs, notamment Njuguna Mutahi, Kangethe Mungai et Josephine Ngengi, qui ont connu la prison et la torture2. Si l’hypothèse de la scission demeure une option non vérifiée, il reste que l’ONGDH a connu des conflits internes en 2002, et notamment une bataille entre le secrétariat (salariés) et le bureau (bénévoles), pour des motifs d’inefficacité du secrétariat et de jalousie financière3. Les frictions personnelles, au sein de ce secteur en transformation, ont donc pu mener à la création de cette ONGDH. Elle a cependant rapidement su prouver son efficacité et a reçu en 2002 le prix « Father Kaiser » remis annuellement par l’ordre des avocats à une ONGDH méritante. De plus, les membres de PAT sont, pour certains, encore membres de RPP, et l’ONGDH a bénéficié du soutien de la KHRC dès le début de son activité. Enfin, elle participe au réseau HURINET qui rassemble, de manière informelle, les ONGDH et quelques organisations de juristes4. Cette collaboration entre les ONGDH est en effet la logique dominante du secteur des droits de l’Homme, qui bénéficie plutôt qu’il ne pâtit de la profusion d’organisations du secteur « democracy

and governance », palliant souvent les incapacités et les réticences administratives ou agissant dans

le domaine de l’éducation et de la sensibilisation. Il reste que les ONGDH se doivent de montrer leur caractère spécifique et indispensable, au sein de cet espace.

ONG généralistes dès leur création, la KHRC et RPP tentent aujourd’hui de présenter cette caractéristique « naturelle » comme un atout et une compétence acquise tout au long de la décennie 1990, et revendiquent cette généralité pour s’imposer comme leaders de la cause défendue. En effet, face à ces ONGDH se créent des groupes spécialisés souhaitant s’insérer dans la thématique des droits de l’Homme. Il existe désormais une unité médico-légale spécialisée dans les cas de tortures et autres violations, des groupes d’animation théâtrale

1 Entretiens avec Per Karlsson, Njuguna Mutahi et Kangethe Mungai.

2 Selon les membres fondateurs interrogés, un groupe informel d’anciennes victimes de la torture aurait commencé à se réunir en 1996 pour former une association ; Il s’agit de Njuguna Mutahi, employé à la KHRC et de Kangethe Mungai, membre de RPP, tous deux emprisonnés dans les années 1980, de Josephine Ngengi, membre de RPP, torturé en 1994 lors d’une arrestation avec d’autres membres de RPP, de Beatrice Kamau, membre de RPP et de Jedidah Wakonyo.

3 Discussions informelles avec Njuguna Mutahi, président de PAT et avec Mutuma Ruteere de la KHRC. Voir aussi Lettre de l’Océan indien, N°1001, 22 juin 2002, et N°1006, 27 juillet 2002.

4 Le Human Rights Network (HURINET) compte une vingtaine d’organisations, surtout juridiques, mais aussi de jeunes militants radicaux, aux statuts et aux objectifs divers mais s’intéressant au moins à un aspect des droits de l’Homme. On y trouve : la Law Society of Kenya, Kituo cha Sheria, FIDA-Kenya chapter, CLARION (Center for Law and Research International), RPP, KHRC, International Commission of Jurists-Kenya section, Legal Resources Foundation, Legal Education and Aid Programme (LEAP), Kimathi Project.

spécialisés dans les spectacles sur les droits de l’Homme, et des groupes locaux, souvent suscités par la KHRC. Celle-ci offre, en effet, une couverture juridique à de nombreux groupes qui devraient devenir membres de l’ONG1. Plus généralement, elle « accepte », selon les termes de ses animateurs, la position de leader, qui « est attendue » d’elle, notamment lors de crises. La reconnaissance acquise par ses dirigeants (notamment Willy Mutunga) auprès du public au moment de la revendication constitutionnelle, l’autonomisation face aux bailleurs étrangers, le savant mélange de professionnalisme et de militantisme conservé par l’ONGDH en fait un acteur respecté dans son domaine et au-delà (notamment dans le domaine partisan). Pour les autres ONGDH, ce leadership est parfois comparé à une « hégémonie » dont il faudrait se méfier, sans que cela ne porte vraiment à conséquence. De son côté, RPP travaille son image et tient à conserver sa « niche ». C’est ainsi qu’à l’aide de récentes « sessions de planification stratégique », l’ONGDH tente de « consolider sa position d’organisation de défense des droits de l’Homme militante (…) c’est seulement en maintenant cette position unique que RPP pourra justifier la confiance accordée par ses membres et le public en général »2.

I I RA P P O R T S À LE X T É R I E U R :

E N T R E A U T O N O M I S A T I O N E T D É P E N D A N C E

Si les études comparées des régimes kenyan et camerounais tendent à les placer dans des catégories similaires de « transitions prolongées » ou « bloquées » entre 1997 et 2002, l’étude des rapports entre les groupes de pression et certaines structures étatiques ou politiques permet d’observer une différence nette des rapports et de la distribution du pouvoir (A). La présence d’acteurs internationaux est aussi un élément important pour comprendre les divergences entre ces ONGDH, car ils constituent des ressources et des inspirateurs de certaines de leurs évolutions internes (B).

1 Il s’agit, en 2002, des associations suivantes : Center for Human Rights Democracy, Centre for Human Rights and Development, Hussein Sora Foundation for Human Rights and Democracy, MUHURI, Kenya Prisoners Reintegration Association, Constitution and Reform Education Consortium, NCEC, 4Cs, Kenya Pastoralist Forum, Centre for Human Rights and Civic Education, Coast Rights Forum.

2 Release Political Prisoners, op.cit., 2002. Après les élections de 2002 et l’alternance, cette logique est encore plus prégnante : il s’agit pour les ONGDH de défendre leur place face aux concurrences étatiques dans le domaine des droits de l’Homme. Par exemple, dans son Strategic Plan 2003-2005, le RPP cherche à mettre en valeur son « organisational niche ».

A . L e s r a p p o r t s a u p o u v o i r : v a r i a t i o n s

é t a t i q u e s

Après une décennie d’existence, le défi des ONGDH est de réussir à s’extraire du cadre contraignant imposé par l’État, et de définir leurs priorités et leurs moyens d’action. Les configurations de l’espace public, renouvelées par une dizaine d’années de multipartisme et de libéralisation de l’expression, sont différemment affectées par cette prédominance de l’État et de ses structures coercitives dans la détermination des possibilités de formation et d’action des ONGDH. Au Kenya, même si le pouvoir en place et les structures partisanes leur ont dénié la possibilité d’apparaître comme des partenaires sérieux en 1997, et même si cette délégitimation publique des ONG dites « politiques » continue, elles se sont imposées par leur radicalité, leur nouveauté, et leur position d’acteurs incontournables sur les questions de défense des droits de l’Homme. Cette place a été acquise de haute lutte, et est progressivement reconnue par les administrations qui ont besoin de leurs compétences (1). Moins visibles, les relations entre ONGDH camerounaises et l’État se déclinent sous la forme d’une coercition ponctuelle et d’une certaine convivialité, autrement dit de rapports de cooptation ou d’accommodement. La rhétorique de la « démocratie apaisée » domine les discours publics et innerve les stratégies des ONGDH, dont l’espace d’action est encore largement dépendant du bon vouloir du « prince » et de sa loyale administration (2).