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G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

2. Le remodelage organisationnel

Si le mimétisme institutionnel confère aux ONGDH des apparences similaires, les formules adoptées sont largement adaptées par les militants, en fonction de leurs ressources, de leur projet et de leur consolidation dans l’espace public. L’hypothèse de la réplication univoque d’un même modèle est à revoir4, et dépend des modes d’insertion de l’ONGDH dans le système de coopération internationale. Ceux-ci varient en fonction du volume de financement, mais aussi de la longévité des relations entre ONGDH et bailleurs, ainsi qu’en fonction de la conception, au sein de l’ONGDH, du type de rapports à entretenir avec les donateurs. De l’exclusion du système des bailleurs aux stratégies de consolidation de financements à moyen terme, l’éventail des relations est large : il traduit une histoire et des capacités différenciées des groupes, et

1 Wachira Maina considère que la KHRC fait partie des quatre ONG « favorites » des bailleurs. Les autres bénéficiaires sont : le Centre for development and democracy (CGD), le Research and Civic awareness program (RECAP) et l’International federation of women Lawyers (FIDA) ; Maina, W., art.cit.

2 Sur l’engagement américain en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme au Cameroun au début des années 1990, voir Ebolo, M-D., art.cit., 1998.

3 A la question « Pourquoi les bailleurs financent si peu les ONG aujourd’hui ? », le représentant canadien répond : « Il y a un manque de confiance. Et c’est lourd en termes de gestion, les bailleurs sont peu enthousiastes. Beaucoup ont fermé les portes : USAID, la Belgique, les Pays-Bas », entretien avec Pierre Beauchemin. Cette défiance généralisée des bailleurs envers les ONGDH est également évoquée par le responsable Afrique du Comité catholique contre la faim et pour le développement qui finance l’ACAT-Littoral depuis 2000. Entretien avec Bruno Angsthelm.

implique une bifurcation des trajectoires kenyane et camerounaise, même si les modes d’insertion observés chevauchent les frontières nationales.

La KHRC représente le cas d’un rapport de force entre acteurs internes et externes qui dépasse la relation de dépendance. En effet, depuis 1999, elle a réussi à convaincre les bailleurs de s’engager à financer l’organisation pour une période de cinq ans, renouvelable1. Un nouveau plan 2004-2008 est programmé, permettant à l’ONGDH de planifier, à moyen terme, l’ensemble de sa stratégie. Dans ce cadre, les bailleurs, à qui sont proposés ces objectifs globaux, choisissent de financer un secteur précis, et non un projet, et approuvent a priori les stratégies mises en place. Elle est également en train de mettre en place un fonds à rémunération différée (« endowment fund ») afin d’autonomiser son financement et de subventionner des petits groupes locaux de défense des droits de l’Homme2. Cette insertion de la KHRC dans un système de financement autonome consacre une compétence avérée de gestion, sur laquelle l’accent avait été mis après l’audit de 1998, et insère définitivement l’ONGDH dans le champ socio-économique national. Ce type d’arrangement est aussi conforme aux attentes des donateurs qui souhaitent voir établie une « indépendance institutionnelle » des groupes qu’ils financent afin de s’en dégager progressivement3. Le « modèle » adopté est également un modèle connu des bailleurs, qui préfèrent s’adresser à des institutions dont ils connaissent le fonctionnement. Il s’agirait donc d’un mimétisme plus « normatif » que « coercitif » selon les termes de Di Maggio et Powell4. Cette autonomisation « dirigée » est aussi le produit d’une volonté forte des dirigeants de la KHRC qui ne souhaitaient pas dépendre des revirements stratégiques de leurs donateurs comme ce fut le cas en 19985.

1 Les bailleurs appartenant à ce « pool », de 1999 à 2003 sont : DANIDA, DFID, l’Ambassade de Finlande, Fondation FORD, NOVIB, l’ambassade des Pays-Bas, SIDA, Swedish NGO Foundation for Human Rights, Trocaire.

2 Le fonctionnement précis est envisagé dans Kenya Human Rights Commission, Operational Plan 2001 and Progress Reports, document interne, 2001 : il s’agit de constituer, grâce à des partenaires extérieurs, un premier fonds à placer, qui permettrait ensuite d’engranger des intérêts et d’arriver, au bout de trois ans, à la somme mensuelle de 1,2 millions de KSH (16 085 euros environ), couvrant les coûts institutionnels de l’ONG.

3 Maina, W., art.cit.

4 DiMaggio, P.J., Powell, W.W., art.cit.

5 En août 1998, la KHRC a été dans l'obligation de réduire de moitié son budget prévisionnel, et, partant, ses activités, du fait de l'amoindrissement des ressources extérieures. Les donateurs s'étant considérablement investis durant la période pré et post-électorale ont alors décidé de re-localiser leur aide vers des secteurs plus conformes à leurs objectifs. Ainsi, l’ONGDH a été dans l'obligation d'annuler certains programmes considérés de « moindre importance », telle que l'évaluation des besoins en matière d'aide légale d’une communauté confrontée à de nombreux problèmes d'accès à la terre, et d'autres programmes de ce type. De même, les bailleurs de fonds (principalement allemands) qui finançaient en partie les efforts du NCEC cherchaient à infléchir la position du groupe en un sens plus modéré.

Ce positionnement de la KHRC ne peut être comparé aux autres ONGDH, même kenyanes, qui reçoivent des subventions. Le rapport de la majorité de celles-ci face aux bailleurs est néanmoins plus ambiguë qu’une simple dépendance. L’arrivée de subventions externes modifie considérablement les activités, les modes d’administration et les relations au sein du groupe. Leur influence est cependant différente selon que l’ONGDH est ou n’est pas déjà structurée autour de membres engagés. A RPP et à la LDL, l’arrivée de fonds n’a pas bouleversé les activités, puisque celles-ci étaient déjà entamées avant l’arrivée des bailleurs. Le choix de se tourner vers ceux-ci, et l’indépendance que les membres souhaitent garder, est un fait sur lesquels ils insistent constamment. Si les bienfaits des aides des donateurs sont reconnus, celles-ci ne sont « pas une priorité ni une condition à notre action »1. A RPP, certains s’insurgent contre l’implication nuisible de ces éléments externes perturbateurs et aux intentions jugées dominatrices. Selon eux, la « productivité » de l’ONGDH était bien meilleure lorsqu’il ne s’agissait pas de « remplir des objectifs pré-déterminés, ni de tenir son calendrier »2. Ces conflits, s’ils ne nuancent pas la dépendance financière de ces groupes, révèlent l’existence de débats au sein de l’ONGDH, dont l’issue peut changer l’utilisation des financements ainsi que l’orientation et la stratégie de recherche de financement. D’ailleurs, des nuances sont à apporter concernant les modifications de l’organisation des ONGDH suggérées par les financeurs. Un rapport de RPP souligne en effet que le « défi est aujourd’hui que le [comité de gestion] joue son rôle tout en ne reprenant pas le style managérial qu’impliquerait un comité de gestion »3. Le passage est étroit entre la nouvelle structure répondant aux besoins gestionnaires et « l’esprit » dont se revendiquent ses militants. Ces modifications institutionnelles semblent d’ailleurs parfois s’assimiler à de l’arrangement cosmétique : un récent rapport d’évaluation de RPP souligne que l’ONG a fonctionné depuis plusieurs années « comme une ONG moderne mais sans avoir acquis les ornements de ce type d’organisation »4. Ainsi, RPP aurait réussi à donner l’impression de s’insérer dans ce système « moderne » auxquels participent les acteurs des droits de l’Homme, et à s’y soustraire en refusant de se parer des atours d’une telle rationalité, notamment, ici, d’un « plan stratégique ». L’ACAT-Littoral, de son côté, est tiraillée entre plusieurs exigences contradictoires : alors que l’engagement bénévole de quelques membres actifs ne se dément pas, l’ONGDH doit s’ajuster tant aux conditions de travail rendues difficiles par une administration

1 Entretien avec Charlie Tchikanda.

2 Selon Judy Muthoni Kamau, membre du RPP très critique : « Le RPP est maintenant coopté comme n’importe quelle autre ONG. Ils n’ont plus l’agenda qu’ils devraient avoir. Ce ne sont plus des activistes, ils ne s’occupent plus que d’argent. Ils ont oublié que c’était plus productif avant (…). Avant, tu faisais ça du fond du cœur, et ce n’est pas parce qu’un responsable de programme n’était pas là que tu ne pouvais pas travailler. Maintenant, plus personne ne va nulle part s’il n’y a pas d’indemnité. Même les membres. Dès qu’il n’y aura plus de financement des bailleurs, tout va s’effondrer », entretien avec Muthoni Kamau.

3 Release Political Prisoners, op.cit., 2002, p. 5.

hostile, qu’à ses partenaires financiers qui commencent à s’intéresser à son mode de fonctionnement interne C’est ainsi qu’un « consultant indépendant » chargé d’évaluer l’ACAT-Littoral pour le compte du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), observe que « l’ACAT-Littoral est une structure de combat et qui n’a pas pu mettre tout un arsenal de gestion en place »1. Les exigences de « transparence » de ses partenaires sont ainsi mises à mal par une « structure semi-clandestine », mais dont l’efficacité, au travers de certains de ses succès médiatiques ou de l’assistance fournie en milieu carcéral ne peut être totalement remise en cause. Le jeu est donc possible entre l’insertion mimétique et l’exclusion, et la marge de manœuvre ainsi produite nuance la dépendance de ces groupes face aux acteurs extérieurs. Quand, cependant, les ONGDH n’ont absolument pas de financement interne et se fondent sur un engagement fragile, leurs activités ont tendance à refléter l’agenda des bailleurs, loin des domaines d’action et de compétence classiques des groupes. Le MDDHL, par exemple, a animé des séminaires sur la corruption, la pauvreté et les femmes, alors qu’il n’est absolument pas spécialisé sur la question2. Certaines ONGDH sont complètement exclues du système, soit qu’elles ne demandent pas à y entrer, comme les groupes ad hoc, soit qu’elles aient été mises à l’écart par les bailleurs, comme c’est le cas du HRDG dont le directeur est accusé, officieusement, de « faire de la politique » lorsqu’il s’occupe des militants sécessionnistes de la région anglophone emprisonnés, ou lorsque l’ONGDH prend part au débat sur la situation des provinces anglophones. En s’éloignant du HRDG et en dénonçant ses activités politiques à partir de 1998, les acteurs internationaux délégitiment l’ONGDH aux yeux d’autres acteurs, et confortent les dires des gouvernants, agacés par les prises de parole de son directeur. Etre exclu du système est ainsi un signe de relégation qui peut aller au-delà des questions de financement.

Au terme de ce chapitre, l’évidence de l’éloignement des trajectoires des groupes de défense des droits de l’Homme au Kenya et au Cameroun est flagrante. Alors que, d’un côté, des groupes

1 Association tchadienne pour la protection des droits de l’Homme/ Comité catholique contre la faim et pour le développement, Diagnostic institutionnel, comptable et opérationnel de l’action de l’ACAT-Littoral, N’djaména/Douala, juillet 2004

2 Voir Mouvement pour la défense des droits et des libertés, « Rapport général du séminaire sur la stratégie de réduction de la pauvreté de la femme dans le Grand Nord, organisé par le MDDHL avec le concours du Haut-Commissariat de Grande Bretagne au Cameroun, 25-27 février 1999 », Maroua, 1999 ; Mouvement pour la défense des droits et des libertés « Rapport du séminaire du 15-16 mars 1999 portant sur le renforcement des capacités pour la paix durable et la sécurité sociale dans les provinces septentrionales du Cameroun », Maroua, 1999 ; Mouvement pour la défense des droits et des libertés, « Campagne de sensibilisation et de lutte anti-corruption dans la grande partie septentrionale du pays, avec l’appui du Haut-Commissariat de Grande Bretagne au Cameroun, 18 juin-16 juillet 2000 », Maroua, 2000.

structurés, financés, en voie de professionnalisation s’imposent comme des acteurs autonomes de l’espace public, la précarité institutionnelle, de l’autre, empêche tout déploiement pérenne d’organisations et de la cause qu’elles défendent. Cet aboutissement (temporaire) n’était pas donné, au moment des premières mobilisations des groupes, comme l’a montré notamment le succès populaire des actions organisées par CAP-Liberté en 1991. Tel que relaté dans ce chapitre, il est le produit de rapports de force souvent défavorables aux groupes, mais qui peuvent être surmontés, notamment grâce à l’accès à des donateurs enclins à financer de telles structures et aux diverses ressources – sociales et symboliques – que nous avons évoquées afin d’expliciter les interactions entre ces groupes et l’État. L’approfondissement de ces diverses variables internes est l’objet de la suite de cette étude. Tout d’abord, l’identité et la trajectoire des militants qui portent les organisations peuvent éclairer les stratégies exposées et les affinités de chacun avec « la » cause des droits de l’Homme (chapitre 2).

C h a p i t r e 2

GÉNÉALOGIE DES MILITANTS