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G ÉNÉALOGIE DES MILITANTS DES DROITS DE L ’HOMME

2. Contestation du monopole idéologique

L’un des traits communs des régimes de l’immédiate indépendance dans les deux pays est leur habileté à se donner des allures socialistes – pour des raisons stratégiques et pour contrer les discours d’opposition usant d’arguments marxistes. Alors que les leaders de l’UPC exilés et les maquisards étaient aidés par les camps soviétique et chinois, le Cameroun a rétabli des relations bilatérales avec ces deux pays socialistes, et a donc asséché les sources de financement de la rébellion2. Le chef de l’UPC en exil en France note en octobre 1976 dans Le Monde Diplomatique combien la position idéologique de l’UPC est difficile car Ahidjo, par sa ligne politique de « non-aligné », coopère désormais avec les puissances socialistes. De même, la publication au Kenya en 1965 du « Sessional Paper » intitulé « African Socialism and its Application in Kenya » participe de cette volonté de contrecarrer les revendications de factions potentiellement dissidentes au sein du parti au pouvoir3. Dans ce contexte de récupération des discours et de revendication idéologique

1 Pour une synthèse des théories marxistes et dépendantistes de l’époque, voire Chabal, P., « Paradigms Lost », in Chabal, P., Power in Africa. An Essay in Political Interpretation, Londres, MacMillan, 1994, p. 11-32.

2 Henriette Ekwe note avec amertume : « En septembre 1976, La Pravda a fait un numéro spécial pour les 10 ans du parti unique, l’UNC. Alors qu’en août de cette même année l’un de nos camarades, Mouen Gaspard, avait été arrêté et que les gens de l’intérieur se faisaient massacrer », entretien avec Henriette Ekwe.

3 Pas dupe de la posture « socialiste » puis « non-alignée » du gouvernement de Kenyatta, Odinga cite un discours du Mzee dans lequel ce dernier explicite sa relation au « communisme » : « Certaines personnes tentent délibérément d’exploiter les survivances coloniales pour leurs propres intérêts… Pour nous, le communisme est aussi mauvais que l’impérialisme… C’est une triste erreur que de croire qu’on peut obtenir plus de nourriture, d’hôpitaux ou d’écoles en

par les régimes, le positionnement des mouvements d’opposition n’est pas aisé. Ils recourent aux arguments marxistes et dépendantistes pour dénoncer les situations spécifiques à chaque pays, avec comme inspirations et porte-parole littéraires dans les deux cas des écrivains de renom, Ngugi wa Thiong’o et Mongo Béti. Comme le souligne Yves Benot dès 1975, « les programmes ou les revendications des opposants, traqués de diverses manières (y compris idéologiquement), ont souvent pris l’allure d’une protestation elle-aussi idéologique, c’est-à-dire colmatant l’écart entre leur idéal et la réalité présente, avec ses déceptions »1.

La branche « Bamiléké » de l’UPC, qui poursuit la lutte armée après l’indépendance, était depuis les années 1950 plus « marxiste » que le leader Ruben Um Nyobé ; l’exil de ces leaders et de leurs successeurs a ainsi accentué cette tendance idéologique alors particulièrement forte. Woungly Massaga dénonce le pillage néo-colonial et la corruption des régimes. Mongo Béti, dans ses ouvrages et ses articles publiés dans les journaux de gauche et d’extrême-gauche français, dénonce la « façade d’indépendance » et le régime de « terreur » qui en résulte2. Le nationalisme demeure l’une des composantes du discours des UPCistes qui se prétendent « révolutionnaire[s] nationaliste[s] »3. Mais, du fait d’un exil prolongé l’écart entre les revendications « premières » et celles des successeurs s’est creusé, conduisant à une une rigidité idéologique stérile4.

Le discours des groupes clandestins au Kenya a davantage de résonance dans la sphère politique officielle, du moins celle de la fin des années 1960 et des années 1970, dans laquelle s’est développée un courant socialiste, puis un courant dit « populiste » associant nationalisme économique et défense des plus pauvres. Ancrées comme au Cameroun dans des aspirations nationalistes5, les revendications sont progressivement mâtinées d’un vocabulaire marxiste inspiré par les intellectuels africains de l’époque. Cette fusion se fait au sein de l’Université, qui « se [veut] la gardienne de l’orthodoxie des mythes nationalistes incarnés dans le mouvement

implorant le communisme », Madaraka Day, June 1st, 1965, cité dans Odinga, O., Not Yet Uhuru, 1967, p.294. Voir aussi p. 310-312 pour la critique du caractère factice du Sessional Paper.

1 Benot, Y., op.cit., p. 35.

2 L’un des ouvrages les plus critiques (et critiqués) de Mongo Béti est intitulé Main basse sur le Cameroun, publié en 1972 chez Maspéro et interdit jusqu’en 1976. Il y expose une critique de la couverture française de l’affaire Ouandié-Ndongmo, qui voit le leader maquisard et l’évêque de Nkongsamba accusés de terrorisme. Il y dénonce le néo-colonialisme exercé par la France, et les techniques de domination du régime Ahidjo.

3 « Cameroun : un clandestin parle », Le Matin,15 février 1983.

4 Voir Bayart, J-F., art.cit., 1986, p. 30-32.

5 Voir, par exemple, cette pièce écrite en Kikuyu par Ngugi wa Thiong’o, critique, marxiste et localement située : Thiong’o, N., Mirii, N., I Will Marry When I Want, Nairobi, East African Educational Publishers, 1982.

Mau Mau et, à un moindre titre, dans la KPU des années 1960 »1, et par l’intermédiaire de professeurs eux-mêmes imprégnés de l’idéologie anti-impérialiste du moment. Willy Mutunga relate en effet :

« J’ai commencé à militer à Dar-es-Salaam. A ce moment, c’était le centre de tous les mouvements de libération : il y avait le Polisario, l’OLP [Organisation de libération de la Palestine], les Black Panthers, l’ANC [African National Congress], la SWAPO [South West African People’s Organisation], le FRELIMO

[Frente de Libertação do Moçambique]. L’université avait des professeurs révolutionnaires, comme Walter Rodney et Giovanni Arrighi. Museveni avait déjà son ‘Front révolutionnaire de l’Université de Dar-es-Salaam’. Ma formation allait bien au-delà du droit. Le droit est très conservateur. J’ai fait mon master en 1973-1974 ; j’ai pu lire de la littérature progressiste, les marxistes africains, comme Cabral ou Shivji. »2.

Ces héritages idéologiques prestigieux se retrouvent dans les discours des groupes clandestins,

Mwakenya ou Umoja, qui s’insurgent contre le néocolonialisme, la bourgeoisie « compradore »,

l’alliance des mbwa wakali (les « chiens méchants »), et affirment se battre pour les prolétaires et les paysans sans terre 3.

C . D e s p a r c o u r s e n r u p t u r e

Les militants de ce type d’organisation ont vu leur vie transformée par cet engagement. Loin de ne représenter qu’un élément parmi d’autres de leur parcours, la participation, même ponctuelle, à des activités clandestines et radicales a eu des conséquences importantes sur leurs activités professionnelles et militantes. En effet, confrontés à la clandestinité et souvent à la répression, ces militants ont été obligés de s’expatrier ou de rester à l’extérieur de leur pays d’origine, ou ont été extraits de la vie « normale » par des séjours en prison, voyant ainsi brisée la trajectoire qu’ils

1 Martin, D-C, art.cit., 1983, p. 80. La critique idéologique et politique du régime par la KPU était assez violente et susceptible d’être reprise par des universitaires inspirés par le marxisme révolutionnaire, comme l’exprime cet extrait du manifeste du KPU : « Le gouvernement et la KANU sont incapables de prendre des mesures drastiques concernant la terre pour des raisons évidentes. Son engagement idéologique envers le capitalisme est renforcé par l’appropriation par des membres individuels du gouvernement de centaines et de milliers d’acres de terre », cité par Odinga, A.D., op.cit., p. 303.

2 Entretien avec Willy Mutunga.

3 Par exemple, Umoja se place « du côté des luttes ouvrières contre leur exploitation économique et l’oppression politique, du côté des luttes paysannes pour la terre et le juste retour de leur production, du côté des étudiants dans leur lutte pour une éducation adaptée, du côté des capitalistes nationaux dans leur lutte contre les capitaux transnationaux, américains et occidentaux, du côté de tous les chômeurs pour leurs droits à un emploi rémunéré, en bref, du côté de la majorité exploitée et opprimée contre la minorité corrompue et anti-populaire du régime KANU et Moi », Umoja, op.cit., 1988.

avaient peut-être imaginée auparavant. Le rapport de force avec les régimes, défavorable au militant, peut également toucher ses activités non-militantes : c’est ainsi que certains d’entre eux, au Cameroun notamment, verront leurs moyens de subsistance détruits par le pouvoir après leur sortie de prison.

Ces parcours « en rupture » vont donner à leur engagement une dimension encore plus forte que celle qu’ils avaient pu concevoir avant ces événements. L’expérience de la prison ou de l’exil les amène à accorder une place prépondérante à cet engagement. Il faut en effet justifier, a posteriori, l’investissement fait en son nom. Sans être forcément traumatique, ni même relaté comme un événement extra-ordinaire, le passage par l’exil ou la prison est à la fois un lieu de sanction, au sens d’actualisation de l’engagement, un nouveau lieu de socialisation politique, parfois aussi un lieu d’apprentissage professionnel. Les ruptures succédant à des engagements surdéterminent ainsi la biographie des militants (1) et peuvent devenir des instants de renforcement de leur militantisme(2).