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G ÉNÉALOGIE DES MILITANTS DES DROITS DE L ’HOMME

2. Ruptures et ressources

L’exil a été vécu différemment par les militants kenyans et camerounais. L’exil du Cameroun a d’abord été contraint par l’indépendance et la répression précoce à l’encontre de l’UPC (visant les leaders « historiques » de l’UPC et Albert Mukong, par exemple). Pour la génération suivante, il s’est transformé en exil forcé dans les années 1970 après avoir été un choix d’expatriation scolaire ou professionnelle. Les militants de l’UNEK et de l’UPC en exil dans les années 1970 ont en effet été recrutés en France alors qu’ils n’y étaient pas pour des raisons politiques. Militantisme exilé, l’engagement des UPCistes n’a donc pas constitué une rupture majeure ; c’est davantage le fait de rentrer et d’agir clandestinement au Cameroun qui a contribué à faire de cet engagement une composante importante de la biographie des militants. L’expatriation2 était une ressource dans le sens où elle permettait de s’exprimer sans réserve sur la situation camerounaise, d’obtenir des contacts internationaux, notamment avec les partis politiques de gauche (le parti communiste3) et certaines organisations de défense des droits de l’Homme mobilisées par les militants présents en France. La situation est différente au Kenya où l’opposition politique expulsée des instances officielles se transpose dans des mouvements clandestins. C’est après leur dissolution et le passage par la prison que l’exil est choisi. S’agissant des militants étudiés, l’exil procède d’un choix politique et professionnel. Willy Mutunga, par

1 Mueller, S., art.cit.

2 Et souvent la naturalisation, nombre d’expatriés étant devenus français. La double nationalité de Mongo Béti notamment a toujours été problématique dans sa critique du régime camerounais.

3 Les relations entre le PC et l’UPC datent de la période coloniale : voir Joseph, R., op.cit.,et cet extrait d’un entretien avec Henriette Ekwe : « [L’amitié avec le PC] n’était pas vraiment un truc idéologique. Mais quand le parti a été acculé dans les années 1950, le PCF a aidé le parti, a aidé les dirigeants à se rendre à l’ONU plaider leur cause. Le PCF a toujours donné l’occasion de s’exprimer. On avait un stand à la fête de l’Huma, avec la SWAPO [South West African People’s Organisation], l’ANC [African National Congress], c’était une espèce de forum de lutte pour la libération et contre la dictature néo-coloniale. C’était la seule force politique attentive à la lutte contre les dictatures ».

exemple, se défend d’avoir abandonné la lutte dans les années 1980 : « Je ne me suis pas retiré du

combat mais les gens avec qui j’avais travaillé étaient soit en prison soit en exil »1. Il part alors au Canada, où il poursuivra un doctorat de droit et, parallèlement, reprendra son engagement à l’encontre du régime Moi, à travers la création du Committee for Democracy in Kenya, lobby anti-Moi, qui mènera à la constitution de la KHRC. En plus de la ressource professionnelle importante qu’elle peut procurer, l’expatriation permet de nouer des contacts avec les organisations internationales, des collègues universitaires ou juristes capables de relayer la cause au sein de groupes de pression parallèles. Forgés durant ces années à l’occasion des séjours de ces universitaires kenyans aux Etats-Unis, les liens étroits entre la KHRC et la Harvard Law School, qui y envoie régulièrement des stagiaires, donnent aujourd’hui une stature intellectuelle à l’organisation qui renforce sa crédibilité dans l’espace national d’opposition. De même, Albert Mukong, qui a multiplié les séjours à l’étranger pour défendre la cause anglophone et a finalement demandé l’asile politique en Grande-Bretagne en 1990 (sans l’obtenir), est capable ensuite de mobiliser des universitaires américains qui soutiennent le HRDG2. Le passage par l’extérieur ne représente donc pas un retrait de l’engagement, ni même un éloignement ; il peut être un avantage considérable. De même, l’emprisonnement peut affermir l’engagement, voire être un moment de sa transmission. Njuguna Mutahi se souvient que, lors de son séjour en prison, « les prisonniers politiques ont

commencé à s’organiser, à faire des réunions au moment des prières, et on formait les autres, en leur disant pourquoi on était là, tout ça. Le groupe devenait trop grand et ils nous ont séparés »3.

Il nous semble ainsi important de montrer que la prise en compte des trajectoires, de la succession d’événements, et de leur appréhension par les acteurs concernés permet de resserrer l’interprétation des engagements et d’en discerner des logiques communes : les futurs fondateurs d’ONGDH ou les premiers militants sont des personnages qui, en ayant poursuivi leur engagement au-delà des ruptures fortes qui l’ont émaillé, présentent une motivation particulièrement solide, renforcée par ces différents passages, qui se retrouvera dans leur engagement pour la cause des droits de l’Homme dont la caractéristique, dans ces pays, est d’être relativement dangereuse pour ces militants. Ainsi, Willy Mutunga, les prisonniers de

Mwakenya, Albert Mukong, Anicet Ekane, Henriette Ekwe ou Djeukam Tchaméni partagent

l’expérience d’avoir appartenu à des groupes radicaux, aux langages radicaux, et de s’être tenus à

1 Entretien avec Willy Mutunga.

2 Voir la Human Rights Defence Group Newsletter, vol.1, N°2, July 1995 et vol.1, N°10-11-12, July 1996, sur les visites d’universitaires américains, dont M. Delancey de l’université de South Carolina, qui a écrit des ouvrages importants sur l’histoire du Cameroun, et Susan Dicklitch qui a écrit l’un des seuls articles académiques sur les droits de l’Homme et la politique au Cameroun. Voir Dicklitch, S., « Failed Democratic Transition in Cameroon : a Human Rights Explanation », Human Rights Quarterly, vol.24, N°1, 2002, p. 152-176.

leur engagement au travers des épreuves subies. Au Cameroun, beaucoup de jeunes militants se lanceront dans la défense des droits de l’Homme sans passé militant. Les fondateurs de la LDL, du MDDHL, de NDH-C, plus jeunes, moins expérimentés, s’empareront de la cause des droits de l’Homme, après qu’une première expérience eut échoué, menée notamment par les militants de CAP-Liberté. Au Cameroun, la cause des droits de l’Homme sera principalement défendue par des militants ne possédant pas d’histoire militante (excepté Mukong, Ekane, Tchaméni) et mus par un type d’engagement différent de celui des « anciens », tel qu’il prédomine au Kenya. Cette combinaison d’engagements anciens et nouveaux, à partir de l’ouverture des régimes, et leur affinité avec la cause des droits de l’Homme sont examinés dans le paragraphe suivant.

I I LE S D R O I T S D E L’ HO M M E D A N S U N E

T R A J E C T O I R E M I L I T A N T E E T P R O F E S S I O N N E L L E

L’ouverture des régimes au début des années 1990 transforme considérablement les conditions et les possibilités d’action politique. Pour ceux dont la biographie avait été fortement marquée par l’action militante, cette ouverture marque une nouvelle rupture, moins traumatique, et se pose comme le moment d’un choix d’action relativement nouveau1. Ce choix se présente aussi pour les nouveaux venus dans le militantisme et la défense des droits de l’Homme, ceux qui s’engagent après les libéralisations : au Kenya, James Nduko, Judy Muthoni Kamau, Amanya Wafula, Ndungi Githuku, Wambui Kimathi, au Cameroun, les fondateurs d’ONGDH : Joseph Tsapy-Lavoisier, Charlie Tchikanda, Hilaire Kamga, Abdoulaye Math, Madeleine Afité, mais aussi certains membres de ces ONG : Franklin Kamtche, Pierre Tabue, Michel Manfouo, Moustapha Tokosso Lazare. L’engagement des anciens et des nouveaux en faveur des droits de l’Homme se trouve à l’intersection de carrières militantes et professionnelles, parce qu’il constitue une activité particulièrement « totalisante » dans le contexte d’un régime autoritaire,

1 L’objectif de cette étude de militants étant de suivre la carrière de ceux qui se sont ensuite engagés dans la défense des droits de l’Homme, nous ne prenons pas en compte les autres types de carrières poursuivies par ceux qui avaient participé aux mouvements précédents. En effet, les choix de chacun ont pu différer du fait de nouvelles opportunités, d’expériences d’opposition différentes, de motivations psycho-sociologiques diverses. Willy Mutunga, interrogé sur la continuité des luttes des années 1980 et 1990 nous fait remarquer que les parcours suivis par la suite ont pu largement bifurquer : « On peut aussi dire qu’il y a discontinuité parce que certains des radicaux se sont embrouillés [get confused] : Anyonya, Gitobu, Raila [selon des formes différentes, ils se sont ralliés au régime Moi dans les années 1990] étaient dans la DTM ou dans Mwakenya. D’autres ont abandonné, ou sont devenus sceptiques, ils ne veulent plus continuer. », entretien avec Willy Mutunga. Entre les différentes formes de soutien au système politique et la déviance des plus radicaux, les variations entre les « destins de la radicalité politique » après le désengagement de la violence soulignent les fluctuations des carrières militantes, leur caractère indéterminé et la nécessité d’expliquer au plus près les contextes et les raisons des choix de chacun. Voir Sommier, I., op.cit., chapitre 7.

même multipartite1. Que ce soit concernant le passage ou l’entrée dans le militantisme des droits de l’Homme (A) ou la proximité particulière avec les droits de l’Homme (B), ces deux dimensions, professionnelles et militantes, s’y retrouvent, sous des formes variées.

A . ( R e ) - c o n v e r s i o n s

« Le militantisme, défini comme la participation active et bénévole à un parti ou une organisation sociale, (…) se distingue de la simple adhésion, qui connote une pure passivité, et du travail rémunéré à titre professionnel. Cependant, chez le permanent recruté sur la base de ses affinités politiques la frontière entre l’activité salariée et l’activité proprement militante redevient indécise »2. Cette ambiguïté et cette porosité des frontières entre militantisme et activité professionnelle constituent une caractéristique générale du militantisme ; elle pose pourtant un certain nombre de barrières à l’étude du militantisme en Afrique, dont la composante matérielle est souvent envisagée avec suspicion. Partant de l’idée que celle-ci est inhérente au militantisme actif, cette composante est envisagée comme l’une des « rétributions du militantisme »3, comme le versant professionnel de l’activité militante, dont les gratifications symboliques peuvent être néanmoins une motivation suffisante à l’engagement. Les modes d’articulation entre ces types de rétribution dépendent de l’ONGDH, de ses financements et de ses modes de rémunération quand ils existent. Ils dépendent aussi de la génération concernée puisque les modalités d’organisation des ONGDH ont connu de profondes modifications tout au long de leur décennie d’existence. Les pionniers des ONGDH n’ont pas immédiatement bénéficié de retombées financières, conséquence de leur engagement. Les ONGDH ont néanmoins progressivement pu contribuer à donner un statut socio-professionnel valorisant à certains anciens militants (1). Les nouveaux venus du militantisme n’ont pas forcément bénéficié de rétributions matérielles, mais celles-ci ont déterminé pour une part le début et la pérennité de l’engagement de certains d’entre eux (2).

1 La nécessité d’étudier conjointement l’engagement militant et la carrière professionnelle est soulignée par Fillieule qui pose que comprendre « concrètement » le déroulement des carrières militantes revient à s’intéresser à l’intrication des différents « sous- mondes sociaux » dans lesquels se meut chaque individu., Fillieule, O., op.cit., p.207. Il souligne également que les « rétributions du militantisme » sont liées à l’imbrication de ces carrières militantes et professionnelles, idem, p. 208.

2 Hermet, G., Badie, B., Birnbaum, P., Braud, P., Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 2000, p. 170

3 Gaxie, D., « Economie des partis et rétribution du militantisme », Revue française de science politique, vol.1, 1977, p. 125-154.