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G ÉNÉALOGIE DES MILITANTS DES DROITS DE L ’HOMME

1. Un engagement sur-déterminant

Le choix de militer peut être envisagé comme relevant d’une décision d’un acteur dont les dispositions et les représentations du monde correspondantes ont été actualisées par des rencontres, des stratégies, des choix dont il est maître. Cette approche privilégiant la vision microscopique des engagements peut s’appliquer à l’analyse des conséquences de ces premiers engagements ayant laissé une trace dans la biographie militante. Dans les cas de trajectoires « sous contraintes », les réponses des régimes vont en effet jouer un rôle capital dans le déroulement de la carrière à peine débutée. La participation à des mouvements d’opposition est plus ou moins rapidement sanctionnée selon les enjeux politiques du moment, les besoins de légitimation du régime (ouverture ou fermeté), l’image internationale qu’il veut donner. En tout cas, la sanction représente une étape de la carrière. Quand il s’agit de prison, les conditions de vie détestables, les difficultés pour communiquer avec l’extérieur, le bouleversement familial qu’elle provoque, la torture sont vécus comme un passage sur lequel les militants interrogés ne s’arrêtent pas spontanément quand ils ne sont pas questionnés plus avant1. La plupart d’entre eux ont pourtant été emprisonnés. Willy Mutunga est arrêté en juin 1982 et condamné pour détention de publications séditieuses. Il est gracié par le président Moi en octobre 1983 et à nouveau arrêté brièvement pendant la répression à l’encontre de Mwakenya. Richard Odenda

1 Sur les conditions de vie en prison dans les années 1980 au Kenya, voir Africa Watch/ Human Rights Watch, Kenya : Taking Liberties, New York, July 1991, chapitre 10 ; Amnesty International, op.cit. Au Cameroun, voir les témoignages déjà cités.

Lumumba est arrêté en avril 1986, jugé le 25 avril 1986 et condamné à quatre ans de prison pour avoir distribué des copies de publications séditieuses ; Njuguna Mutahi est arrêté en septembre 1986, plaide coupable pour avoir « négligé de signaler un crime » [neglecting to report a felony] et est condamné à dix-huit mois de prison. Kangethe Mungai, Tirop arap Kitur et Karimi Nduthu sont arrêtés en juillet 1986 et condamnés à sept ans de prison pour sabotage1. Makau wa Mutua,

leader étudiant à la faculté de droit de Nairobi est, pour sa part, expulsé de l’université en 1981, et

part poursuivre ses études à Dar-es-Salaam, puis aux Etats-Unis. Au Cameroun, Anicet Ekane, arrêté en février 1990 dans l’affaire « Yondo », est condamné à quatre ans de prison ; il est libéré en août 1990, gracié par le président avec les autres détenus de l’affaire. Henriette Ekwe est arrêtée en même temps et relaxée en avril. Djeukam Tchaméni est arrêté et détenu sans procès en novembre 1988 pour possession d’une cassette vidéo subversive. Il est jugé à l’occasion de l’affaire Yondo, condamné à trois ans de prison et libéré en août 1990. Albert Mukong, qui a été détenu plusieurs fois sur une période de trente ans, a témoigné de ses expériences : exilé au Ghana en 1962, il est arrêté et détenu pendant quatorze mois. De retour au Cameroun, il est arrêté en 1970 et détenu par la Brigade mixte mobile (BMM). Mukong est ensuite transporté dans le camp de Mantoum duquel il sort en 1976 ; en mars 1988, il est arrêté après un entretien critique avec la BBC, et est jugé par un tribunal militaire. Les accusations sont finalement levées en mai 1989 et il est relâché ; arrêté à nouveau en février 1990 dans « l’affaire Yondo », il est acquitté quelques semaines plus tard et part à l’étranger.

Au Cameroun, l’arrestation n’est pas le seul instrument de coercition face aux opposants. Certains d’entre eux ont été asphyxiés financièrement du fait de leur incarcération et ont ressenti cette déchéance matérielle comme une nouvelle humiliation de la part du régime. Anicet Ekane, administrateur d’une entreprise en croissance dans les années 1980, affirme que celle-ci s’est retrouvée en faillite après ses quelques mois de prison. De même, Albert Mukong raconte comment les descentes régulières de la police puis son séjour en prison à la fin des années 1980 ont rendu insolvable sa librairie, moyen de subsistance pour sa famille2. Cette tactique a

1 La peine infligée diffère selon les sources : selon le rapport d’Amnesty International, Kangethe Mungai, Karimi Nduthu et Tirop arap Kitur ont tous trois été condamnés à sept ans de prison pour sabotage. Selon le témoignage de Kangethe Mungai, il aurait été condamné à douze ans et demi de prison. Selon l’ouvrage écrit en hommage à Karimi Nduthu, tous trois auraient été condamnés à quatorze ans de prison.

2 « Je tenais une librairie qui marchait bien jusqu’à ce que le harcèlement de la police commence. Ils sont venus à cause de mes écrits qui étaient critiques envers le gouvernement, comme Prisoners Without a Crime. Ces harcèlements ont fait fuir de nombreux clients de notre librairie qui était stigmatisée parce qu’elle contenait des ouvrages qui offensaient le gouvernement. Petit à petit, le commerce s’amenuisait et nous ne pouvions plus payer nos prêts. Bientôt on ne pouvait plus payer les ouvrages que les autres librairies nous laissaient à crédit. Après cela, j’ai été encore une fois embarqué et détenu pour onze mois à cause de mes opinions exprimées dans un entretien à la BBC. Les librairies locales qui nous fournissaient à crédit nous ont laissé tomber et le commerce s’est arrêté. Ma femme a du vendre de la nourriture dans la rue pour soutenir la famille », dans : « A Lesson Learned too Well », Index on

également été utilisée à l’encontre de Djeukam Tchaméni, directeur d’une entreprise informatique, INTELAR, détruite après sa participation à CAP-Liberté et aux opérations « Villes mortes » en 1991.

L’exil, qui coupe également les militants de leur milieu social et parfois familial, marque un autre type de rupture face au monde extérieur et contribue à une nouvelle appréhension de la situation politique et sociale. Les militants camerounais de l’UPC ont débuté leur engagement politique à l’étranger et s’y sont retrouvés en exil. Anicet Ekane est interdit de séjour au Cameroun dans les années 1970 et n’a pu y retourner qu’en 1983, à la faveur de l’accession au pouvoir de Paul Biya. Henriette Ekwe réside également en France jusqu’à l’ouverture annoncée par le nouveau président. Dans un sens inverse, Mutunga, Mutua et Mutahi choisissent de partir du Kenya après leur incarcération. Pour Mutunga, la deuxième arrestation est de trop et il considère que le militantisme est désormais impossible au Kenya ; il préfère partir et reprendre ses études aux Etats-Unis. Les propos de Njuguna Mutahi montrent à quel point la prison fut une rupture : l’exil volontaire est envisagé comme la continuation de la lutte, et reflète un sentiment d’impuissance face au régime, à sa sortie de prison : « Ce qui était moche, c’est que l’environnement

politique était toujours le même. Rien n’avait changé. Mais j’avais l’impression que je ne pouvais pas rester au Kenya. On était nombreux à être déçus après ça. Wahome [son frère] a retrouvé son boulot au Daily Nation. Moi j’ai fait quelques boulots en freelance, mais j’étais un peu perdu. Je voulais partir »1. Il choisit alors de partir en Tanzanie en décembre 1987 et y rejoint des exilés ayant appartenu à Mwakenya.

Cette liste d’actes oppressifs auxquels sont soumis les militants politiques souligne les difficultés de leur « condition » tout en montrant que la répression étatique reste « modérée », parce qu’elle n’élimine pas les dissidents mais agit sous forme de « mises en garde ». Elle leur permet, une fois graciés par exemple, ou s’ils ont choisi l’exil, de repenser les modalités de leur engagement et notamment de s’en retirer. Cette relative mansuétude de l’autoritarisme face à ces opposants élargit leurs choix, et questionne, rétrospectivement, la continuité de leur engagement face à ce type de répression qu’ils pourraient éviter. En effet, la rupture que constituent l’exil, la prison ou la destruction de leurs biens peut avoir des incidences opposées quant à la suite de l’engagement. Cet événement « traumatique » peut tout à la fois favoriser la polarisation politique2, c’est-à-dire

censorship, N°2, 1991, p.26, cité dans Breitinger, E., « ‘Lamentations patriotiques’ : Writers, Censors, and Politics in Cameroon », African Affairs, Vol. 92, N°369, October 1993, p. 557-575.

1 Entretien avec Njuguna Mutahi. Wahome Mutahi est son frère, journaliste et humoriste connu, emprisonné avec Njuguna dans les années 1980 et décédé en 2002.

2 Sur les processus collectifs d’engagement et de « sacrifice » pour une cause mettant en avant la variable de la « polarisation », voir Hirsch, E.L., « Sacrifice for the Cause : Group Processes, Recruitment and Commitment in a Student Social Group », American Sociological Review, vol.55, April 1990, p. 243-254.

le sentiment d’une inimitié indépassable face à l’autre camp (le régime) et engendrer un engagement décuplé ; mais il peut aussi provoquer un découragement vis-à-vis de cette opposition défaite. Susan Mueller, dans une étude de terrain du seul parti d’opposition kenyan entre l’indépendance et 1992, le KPU, étudie avec minutie l’engagement et les difficultés pratiques rencontrées par ses militants. Elle insiste sur le coût de l’engagement et, a contrario, l’attractivité des réseaux de patronage dans lesquels s’insèrent les militants de la KANU1. Ajoutées à ces difficultés, les duretés de la prison ou de l’exil pourraient être des outils de dissuasion puissants à l’engagement. Pourtant, les militants étudiés ne se sont pas arrêtés ; ils ont en effet trouvé dans ces lieux et ces moments des ressources nouvelles pour leur engagement.