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G ÉNÉALOGIE DES MILITANTS DES DROITS DE L ’HOMME

1. Les « anciens » à la croisée des carrières

Au début des années 1990, l’éventail des choix concernant les formes d’engagement politique s’est considérablement élargi, notamment pour ceux qui en avaient quasiment fait un « mode de vie ». De retour d’exil, à la sortie de prison ou dans la continuité d’activités engagées, ceux qui ont fondé des ONGDH ont choisi d’actualiser leur engagement politique dans la défense des droits de l’Homme en poursuivant, parfois inexorablement, leur carrière militante. Nous l’avons vu, les ruptures biographiques subies ont eu tendance à renforcer leur engagement ; pour certains le militantisme a atteint un point de « non-retour », c’est-à-dire qu’ils ne conçoivent pas d’arrêter de se positionner dans l’espace public, contre le régime en place (a). Cet engagement se complète parfois par l’accès à un poste qui requiert compétences professionnelles et expérience du militantisme (b).

a. Le « non-retour » du militantisme

Reprenant les analyses d’Oberschall sur l’actualisation des ressources disponibles dans un mouvement social, Erik Neveu décrit très bien le parcours singulier des dirigeants d’organisation ou de militants de longue date :

« La dimension dynamique des mobilisations a aussi pour effet de créer de véritables carrières de dirigeant, par professionnalisation, par fascination pour les satisfactions du pouvoir, mais aussi de façon plus contrainte, lorsque les engagements militants sont l’une des seules promotions ouvertes aux dominés, lorsque le militantisme fait franchir des points de non-retour en interdisant l’accès à certaines professions, en solidifiant une identité de porte-parole qui ne peut être abandonnée sous peine de renier toute existence »1.

La contrainte qui pèse sur certains militants de longue date est assez clairement établie chez la plupart des militants étudiés. Rarement explicité, ce parcours tout tracé est néanmoins métaphoriquement envisagé dans la biographie « officielle » d’Anicet Ekane, déclarant : « la politique est comme une bicyclette qu’on pédale [sic]. Si on arrête de pédaler, on tombe »2. Dans l’obligation techniquement énoncée, mais dont la dimension vitale sous-jacente est décelable, on trouve cette contrainte intériorisée que constitue l’engagement politique. Dans le cas d’Anicet Ekane, de Djeukam Tchaméni, des militants kenyans sortis de prison qui ont ensuite adhéré à

1 Neveu, E., op.cit., p. 60 ; voir également Siméant, J., La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998, p. 421.

2 In MANIDEM, « Biographie officielle du président du MANIDEM », 2001. Anicet Ekane souligne, durant un entretien, l’incompréhension que peut faire naître son engagement déterminé : « Moi par exemple j’ai l’image d’un terroriste, pas celle d’un homme politique, pas du tout, on me dit souvent mais qu’est-ce que tu cherches ? ».

RPP, cette nécessité semble répondre aux besoins de justifier des vies extrêmement marquées par l’engagement. Renoncer reviendrait en effet à mettre de côté des pans entiers de sa vie passée. L’engagement d’un individu permet d’occuper et de donner un sens à sa vie présente mais aussi de relire son passé à la lumière du présent, au moins d’en avoir une lecture raisonnable, cohérente et si possible valorisante1. Il est donc nécessaire pour les militants étudiés, à partir des années 1990, et alors que les revendications démocratiques qu’ils portaient ont été en partie satisfaites, d’investir leur passé militant dans un nouveau cadre. Cette nécessité peut expliquer, en partie, le caractère radical de l’action portée par les militants camerounais au sein de CAP-Liberté. Structurés à partir d’un savoir-faire militant, la motivation sans faille et les mots d’ordre radicaux lancés par les dirigeants, notamment Djeukam Tchaméni et Anicet Ekane, peuvent se lire à partir de la carrière de ces deux hommes poussés à se ré-engager2. Aussi, compte tenu de l’échec relatif de la majorité des revendications antérieures, qu’il s’agisse des mouvements clandestins kenyans ou de l’UPC, l’engagement doit pouvoir se poursuivre autrement dans l’attente d’un succès à venir3. La reformulation de l’engagement passé à la lumière d’un engagement pour une nouvelle cause, d’un nouveau type de militantisme, permet de donner du sens aux expériences passées. Ces militants deviennent ainsi de véritables « entrepreneurs de morale », oeuvrant pour les autres, mais aussi bien sûr pour leur propre salut4.

b. Le non-dit des rétributions objectives

Ce salut passe entre autres par une rétribution matérielle, ou au moins une valorisation sociale ou une satisfaction professionnelle qui trouvent à se combiner avec l’engagement politique. L’universel, catégorie portée par les droits de l’Homme, en plus d’être un atout puissant dans un

1 Philippe Juhem montre que, concernant les militants de SOS-Racisme passés au Parti socialiste en France, l’itinéraire semble finalement tout tracé : « Pour ceux qui ont sacrifié leurs études à leur engagement et qui arrivent à l’âge limite du syndicalisme étudiant, il n’y a point de salut hors du militantisme, face aux difficultés d’un reclassement professionnel », Fillieule, O., Mayer, N.(dirs), op.cit., p. 22.

2 Certains militants camerounais estiment que l’engagement de ces personnages relèvent moins de la nécessité militante que de la posture opportuniste. Selon eux, le « jusqu’au boutisme » serait en fait « payant » car il obligerait le gouvernement à apaiser les revendications par le versement de subsides aux intéressés. Ces commentaires très subjectifs et invérifiables rapportés par d’autres acteurs sont retranscrits par souci d’exhaustivité des sources. Il est cependant difficile de les prendre en compte sans trahir la confiance des personnes dont nous prétendons tracer le parcours militant.

3 Eric Agrikoliansky montre que les militants français de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) relisent leur propre biographie militante à partir de leur nouvel engagement pour les droits de l’Homme. La posture morale et universaliste adoptée au sein de la LDH permet d’avoir un regard nouveau sur les engagements passés qui n’ont pas mené au succès. Voir Agrikoliansky, E., art.cit., 2001.

contexte politique détérioré et d’être proche des préoccupations des militants observés, est considéré comme susceptible de donner lieu à une activité dite désintéressée. En effet, il existe bien « une reconnaissance universelle de la reconnaissance de l’universel », et celui-ci qui défend l’universel tire profit (symbolique) de l’universalisation1

. Est-ce à dire que c’est la seule rétribution envisageable dans ce type d’organisation militante ? Selon Daniel Gaxie, l’idéologie partisane est avant tout un outil d’occultation de profits autres tirés de l’échange au sein d’un parti de masse2 ; ici, si la cause est prise au sérieux, les profits engrangés par le militantisme des droits de l’Homme ne sont pas non plus dénués de rétributions autres qu’idéologique et morale. Pour certains militants, il s’agit de reconquérir un statut valorisant après l’exil ou la prison, et parfois de trouver un emploi quand il n’est pas possible de récupérer les emplois précédemment occupés (notamment de fonctionnaires) du fait de leurs activités antérieures. Le bénévolat a été la règle, au Kenya, jusqu’au milieu des années 1990, quand le directeur de la KHRC commence à recevoir un salaire, que des études sont rémunérées ponctuellement et que des salariés sont recrutés. Le salariat est apparu plus tard dans les autres ONGDH, à RPP et à People Against

Torture (PAT), et n’existe quasiment pas au Cameroun. Seul NDH-Cameroun a des employés,

tandis que le HRDG et le MDDHL défraient leurs salariés de manière assez irrégulière.

Le recrutement des premiers salariés à la KHRC a été l’occasion de fournir à des militants convaincus et convaincants un travail qu’ils n’auraient pas trouvé ailleurs3

; c’est en tout cas ce qu’affirme Willy Mutunga, à l’époque membre du Bureau des directeurs : « Qui d’autre

pouvions-nous engager? Ces types étaient les seuls à avoir montré un réel engagement pour les droits de l’Homme, et personne d’autre ne pouvait les employer »4

. Selon Njuguna Mutahi, ce recrutement procède d’une autre logique encore : « A KHRC, ils ont demandé à ceux qui avaient subi un entraînement militaire de

venir : il y avait moi, Lumumba et Buke. Willy Mutunga et Njeri Kabeberi savaient que nous avions fait ça et nous voulaient à KHRC. Ils voulaient que la KHRC mène un mouvement politique par d’autres moyens. Mais le but était le même »5. Finalement, quels que soient les objectifs cachés des uns et des autres, il est au moins clair que la pérennité de l’engagement de ceux qui ont été salariés tient aussi à cette rétribution, qui leur permet de conjuguer opposition sincère et moyens de subsistance après une période de prison, de chômage et de quête de sens. Là aussi, on peut expliquer la solidité de la KHRC à travers sa capacité, acquise assez tôt, à activer des compétences et des engagements

1 Sur cette appréhension de l’universel et de ses usages, voir Bourdieu, P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 149-167.

2 Gaxie, D., art.cit.

3 Il s’agit de Njuguna Mutahi, d’ Odenda Lumumba et de Wafula Buke, en 1995 et 1996.

4 Entretien électronique avec Willy Mutunga.

sincères. Le bénévolat, qui a constitué longtemps le mode d’engagement au sein de RPP, peut être interprété pour ceux qui nous intéressent ici, les anciens militants, comme étant compensé par le sentiment d’une dette envers ceux qui les ont faits sortir de prison1

. De plus, et suivant l’étude de Gaxie sur les rétributions au sein d’une organisation où se cumulent des positions hiérarchiques plus ou moins valorisées, l’entrée dans une ONGDH permet de conquérir un poste valorisant de président ou de secrétaire général. La reconnaissance accordée aux anciens prisonniers comme Karimi Nduthu ou Tirop arap Kitur, et la valorisation de leur engagement se retrouvent dans les postes qu’ils obtiennent immédiatement au sein de RPP, l’un étant élu secrétaire général, l’autre devenant son adjoint. Dans les ONGDH camerounaises, la gratification conférée par une position hiérarchique a pu être importante au sein de CAP-Liberté, dont Djeukam Tchaméni a occupé le poste de président, car c’était une organisation de masse. La position de directeur exécutif du HRDG d’Albert Mukong peut difficilement être considérée comme une motivation de la création de ce groupe et du prolongement de son engagement. Dans ce cas précis, la perspective d’une rétribution financière très concrète a pu jouer dans la bifurcation d’Albert Mukong vers les droits de l’Homme. En effet, après l’avis du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies donnant raison à Mukong concernant les mauvais traitements dont il avait été victime et la demande de versement d’une compensation, les financements espérés (ils n’arriveront qu’en 2001) pouvaient apparaître comme le fondement d’une nouvelle organisation à partir de laquelle son opposition au régime se déclinerait désormais sur le registre des droits de l’Homme. Si la motivation est loin de n’être que matérielle, celle-ci fait néanmoins partie du système de rétributions innervant l’engagement.