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G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

1. Des pratiques répressives contraignantes

L’utilisation de la violence par les forces de l’ordre a déterminé les formes de l’action des groupes (a) et a participé à la création d’un univers des possibles contestataires, en contraignant ou en galvanisant les acteurs de la confrontation (b).

a. Action collective et contraintes coercitives

Certes triviale, la violence (physique ou psychologique), le plus souvent personnifiée par les forces de l’ordre, revêt une importance capitale pour comprendre les rapports entre l’État et ceux qui le défient. Considéré par Della Porta, comme l’un des éléments concrets du modèle des « structures d’opportunités politiques », le policing of protest, c’est-à-dire la façon dont la police gère la protestation, est un moyen de comprendre plus précisément l’effet du contexte politique sur les mouvements sociaux2. Loin de revêtir les atours d’une « force civilisée », les forces de l’ordre camerounaises et kenyanes sont celles de régimes autoritaires, obéissant à une logique politique de maintien d’un ordre imperturbable, plutôt qu’une force au service des citoyens3. Les deux cas montrent une utilisation, sans restriction, de la violence physique à l’encontre des foules et de la coercition à travers l’arrestation des leaders et des porte-parole des mouvements de revendication. Le rassemblement du 7 juillet 1990 à Nairobi, qui se poursuit en émeutes pendant

1 Nous mettons de côté ici les stratégies discursives de disqualification des revendications, largement utilisées par les deux présidents et sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre 5. Paul Biya s’appuie sur son propre bilan libéral pour souligner l’impertinence des demandes. Sindjoun, L., art.cit., 1994, p. 144-152 et déplace l’attention vers les problèmes économiques du pays (voir Mehler, A., art.cit., p. 98 ) Les « opposants », sont décrits comme des « têtes brûlées et des casseurs », reprenant ainsi la criminalisation systématique de l’opposition des années 1950 et 1960, voir Sindjoun, L., idem, p.148 ; voir également la description, par Kamto, des contre-manifestations organisées par le régime au printemps 1990, dénonçant les opposants dans Kamto, M., art.cit., p. 216-217. De leur côté, Daniel arap Moi et les membres de la KANU s’évertuent à dénoncer les méfaits du multipartisme et à qualifier ses avocats « d’agents de l’étranger ». Voir, par exemple, Haugerud, A., op.cit., 1995, p. 76.

2 Voir Della Porta, D., « Social Movements and the State : Thoughts on the Policing of Protest », in McAdam, D., McCarthy, J., Zald, M.N. (eds), op.cit., p. 65.

3 Voir Hills, A., Policing Africa. Internal Security and the Limits of Liberalization, Londres, Lynne Rienner Publishers, 2000 ; Pérouse de Montclos, M.A, « Faut-il supprimer les polices en Afrique ? », Le Monde diplomatique, août 1997.

quelques jours et s’étend à la province centrale et à l’ouest, provoque la mort, officiellement, d’une trentaine de personnes1. Environ mille personnes sont arrêtées et condamnées à des peines diverses2. Les bidonvilles soupçonnés d’abriter des jeunes supporters du mouvement sont l’objet d’expulsions massives3. L’arbitraire le plus complet règne ensuite à l’encontre des opposants pendant plusieurs mois4. La Weekly Review rappelle opportunément que les détentions sans procès, sont choses courantes au Kenya depuis la législation du Public Security Act de 19665. Le pouvoir s’inscrit donc une continuité répressive qui empêche physiquement les acteurs principaux des mouvements de contestation de se mouvoir sur la scène publique, mais ne remet pas en cause leur volonté d’agir, car elle s’inscrit dans un schéma également connu d’eux. C’est ainsi qu’une fois libérés, les principaux protagonistes des revendications reprennent leurs actions. Ils subiront encore, dans une moindre mesure, les violences policières et judiciaires du régime, notamment en novembre 1991, après la tenue d’un meeting non autorisé aux Kamukunji

Grounds6.

Au Cameroun, selon Mehler, « le régime réagit très farouchement à sa mise en cause et sans aucune nuance dans le degré de violence exercée »7. Si, rappelle-t-il, la force est bien l’un des instruments de maintien au pouvoir du régime, son utilisation répétée ne semblait plus nécessaire depuis l’éradication de l’UPC en 1971. La répression se manifeste par le recours au tribunal militaire lors de « l’affaire Yondo », alors que ce tribunal spécial n’avait plus été utilisé depuis la répression du coup d’État manqué de 1984. La violence massive intervient de manière

1 Sur la répression après la journée Saba Saba, voir : Africa Watch/ Human Rights Watch, Kenya : Taking Liberties, New York, Human rights Watch, 1991, p. 61-82.

2 Africa Watch /Human Rights Watch, idem, p. 65.

3 Murunga, G.R., « Urban Violence in Kenya’s Transition to Pluralist Politics, 1982-1992 », Africa Development, vol 24, N°1/2, 1999, p. 165-198.

4 Kuria, G.B., art.cit., p. 116-118. Les principaux leaders ont été arrêtés : après l’arrestation de Matiba et Rubia avant la journée de manifestations, les juristes Khaminwa, Imanyara, et Ibrahim sont arrêtés le 6 juillet. Paul Muite se cache, Gibson Kamau Kuria se réfugie à l’ambassade des Etats-Unis avant d’y partir en exil, Kiraitu Murungi est également parti en exil sachant qu’il est recherché.

5 « A Debate as Old as Kenya », Weekly Review July 13, 1990.

6 Ce meeting avait été planifié afin de faire pression sur le gouvernement fortement atteint par la publication du rapport sur la mort de Robert Ouko, ministre des Affaires étrangères, retrouvé assassiné en février 1990, et dénonçant l’implication de certains membres du cabinet, dont Nicholas Biwott, l’un des plus proches alliés de Moi. Alors que l’ambassadeur américain, de plus en plus impliqué dans la vie politique locale, tente d’obtenir l’autorisation du meeting, celle-ci est refusée, et la violence est utilisée contre les milliers de supporters du FORD. Une dizaine de leaders du mouvement et de proches sont arrêtés, le 14 et le 16 novembre, dont Odinga Oginga, Masinde Muliro (tous deux libérés sous caution le lendemain), Paul Muite, Gitobu Imanyara, Martin Shikuku, James Orengo. Ils sont ensuite envoyés dans leur province « natale » afin d’y être jugés. Ils sont libérés fin novembre 1991, après la mobilisation relayée par les acteurs internationaux, notamment diplomatiques. Voir, « Ford Fever Grips Kenya », Nairobi Law Monthly, N°38, November 1991.

plus explicite encore lors de la répression de la manifestation du SDF à Bamenda. La ville avait été bouclée par les forces militaires et le défilé, rassemblant vingt mille personnes dans une ville en comptant cent cinquante mille, se voulait pacifique. Il est cependant dispersé violemment, et six jeunes sont tués par balles. La manifestation étudiante de Yaoundé est également réprimée, et l’université devient une citadelle assiégée, emplie d’agents de renseignements à partir du printemps 19901. Le régime camerounais, fidèle à sa rhétorique du Renouveau, mêlant ordre et liberté, joue sur deux registres. C’est ainsi, que parallèlement à l’utilisation de la force, le président ordonne la libération de prisonniers politiques, accusés d’avoir participé à la tentative de coup d’État de 19842. Ce geste de clémence se poursuit par la libération anticipée de deux accusés du procès Yondo et d’un autre prisonnier détenu sans procès3.

b. La formation des « possibles » contestataires

Au Kenya, l’utilisation réitérée de la violence policière et judiciaire n’a pas empêché la persistance des revendications. En fait, les rapports entre l’État et les groupes contestataires ayant fonctionné sur ce mode violent depuis le début des années 1980, les stratégies de mobilisation intègrent cette contrainte. Les confrontations violentes, si elles ne sont pas fréquentes, feront partie du mode de revendication politique légitime. Ces événements vont informer les revendications postérieures, qui se développent après la mise en place du multipartisme. La journée Saba Saba, notamment, sera commémorée et perçue comme le moment fondateur de la défiance populaire envers le régime4. Les symboles utilisés ce jour-là (les branchages, les deux doigts « en V » de la victoire), les lieux de mobilisation (les Kamukunji

Grounds)5, les chants, seront repris dans toutes les manifestations, même sectorielles et mineures, qui s’opposent au régime de Moi. Au Cameroun également, « les ‘événements de Bamenda’ participent à la création des premiers ‘martyrs’ de la protestation, qui renforcent la foi dans la sincérité du mouvement démocratique »6. La solidarité immédiate des étudiants anglophones de Yaoundé en est un bon indice. De même, la popularité du président du SDF naîtra de ce premier acte de bravoure. Ici aussi, cette première confrontation restera inscrite dans les

1 « Voyage au cœur d’une jeunesse inquiète », Jeune Afrique, N°1555, 17-23 octobre 1990.

2 « Cameroun : vers la grande réconciliation ? », Jeune Afrique, N°1531, 7 mai 1990.

3 Il s’agit de Djeukam Tchaméni, futur président de CAP-Liberté. Voir « Trois libérations et une promesse », Jeune Afrique, N°1548, août 1990 ; « Me Yondo Black et les autres libérés », Cameroon Tribune, N°4698, 12-13 août 1990 ; « Pour détendre l’atmosphère, le président Biya les a libérés », Le Messager, N°195, 16 août 1990.

4 Sur le caractère symbolique de Saba Saba, voir Haugerud, A., op.cit., p.23 ; « Saba Saba Spirit Shall not Die », Sunday Nation, June 7, 2001 ; Grignon, F., op.cit., p. 4-48.

5 Lafargue, J., op.cit., p. 364.

mémoires contestataires. L’agitation que connaîtront les régions de l’Ouest durant toute la première moitié des années 1990 résonnera de ces « premières victimes du pouvoir francophone ».

2. La redéfinition des règles et des comportements publics