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Prisonniers, intellectuels et militants : l’émergence des ONGDH camerounaises

G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

1. Prisonniers, intellectuels et militants : l’émergence des ONGDH camerounaises

Au Cameroun, la « session des libertés » à peine terminée, le conflit s’installe de nouveau dans la sphère publique à propos des véritables intentions du président. Dans une lettre ouverte adressée à celui-ci, parue dans le Messager et intitulée « La démocratie brusquée », Célestin Monga, cadre de banque et collaborateur à Jeune Afrique Economie, interpelle le dirigeant :

« Comment pouvez- vous vous permettre de dire à onze millions de Camerounais ‘Je vous ai amené à la démocratie…’ dans ce pays où tous les jours, les droits les plus élémentaires de l’Homme sont bafoués, où la majorité des gens n’ont pas de quoi vivre, alors qu’une petite poignée d’arrivistes se partagent impunément les richesses du pays ? »1.

Il s’en prend également à la justice camerounaise « à la botte du pouvoir exécutif », et « qui condamne en priorité ceux qui n’ont pas su corrompre le tribunal », ainsi qu’à l’Assemblée nationale, « où des députés illettrés votent clandestinement, sans publicité, des lois qui engagent l’avenir de tout un peuple »2. Cette lettre ouverte est une stratégie délibérée du Messager, qui entend s’attaquer aux insuffisances des lois de la « session des libertés », et notamment celle touchant directement la liberté de la presse3. En jouant sur les délais et les modalités de présentation des journaux à la censure préalable, le Messager réussit à publier ce numéro particulièrement incisif. Peu de temps après la mise en vente, des vendeurs de journaux sont arrêtés. Il s’en suit la saisie de ce numéro et la recherche des responsables, Pius Njawé et Célestin Monga, arrêtés à la veille du nouvel an 19914.

1 Le Messager, N°209, 27 décembre 1990.

2 Idem.

3 Le Messager continue de dénoncer le « truquage de notre démocratie proclamée » dans le numéro suivant immédiatement le procès, voir « Affaire Monga-Njawé, de quoi s’est-il agi ? », Le Messager, N°210-211, 24 janvier 1991.

4 Pius Njawé relate l’épisode de la sorte : « Pour nous, c’est une loi jugée liberticide [la loi sur la communication sociale]. C’est ce qui mène au premier clash entre le pouvoir et le Messager. On décide de s’attaquer à l’ensemble des textes, en dehors des articles rédigés pour le journal. Nous avons demandé à Célestin Monga de réagir, ce qu’il a fait dans sa lettre ouverte. Et là, c’est le début d’une cabale incroyable. Et je me suis dit : ‘je vais leur montrer que leur loi est mauvaise’ On pouvait aller à la censure, soit sous forme imprimée, sous forme de morasse, ce qui revient moins cher. Cette-fois ci, j’ai décidé de l’envoyer, avec un huissier qui constate le dépôt, sous forme imprimée. Et la loi dit que le journal peut être distribué 4 heures après. Donc, comme personne ne dit rien, je suppose que le journal n’est pas censuré et à 12 heures pile on commence la distribution. trente minutes après le début de la mise en vente, il y a eu des arrestations des détenteurs des journaux. Mais, vers 11H, j’avais préparé des colis pour les envoyer dans l’arrière-pays.

L’annonce du procès intenté à Célestin Monga et Pius Njawé déclenche un mouvement populaire sans précédent autour d’un procès1. C’est l’organisation de la mobilisation à travers un Comité de libération qui est en partie responsable du succès des manifestations populaires. Selon l’une de ses initiatrices, celui-ci est mis en place par des membres de l’UPC contactés pour leur capacité d’organisation2. A partir d’un noyau dur, le Comité a rassemblé des militants politiques habitués aux actions mobilisatrices, des proches de Célestin Monga, ainsi que des personnalités, intellectuelles ou artistiques, tel Lapiro, un chanteur très populaire3. Selon Djeukam Tchaméni, président du Comité, on retrouve deux cercles de personnes engagées : « Il

y a les amis, les frères de Monga, qui sont là pour sa libération, et pas pour des raisons idéologiques. Il y a ceux qui sont là pour des raisons infiniment plus idéologiques, pour qui c’est un cas de violation des droits de l’Homme (…) en totale contradiction avec un discours prononcé par Paul Biya la veille »4.

La mobilisation prend de l’ampleur le 7 janvier 1991, lors de la première comparution des co-accusés, puis jusqu’au 17 janvier, date à laquelle les juges reportent le procès : « [ils] ont eu peur de

donner une décision ce jour-là, ils ont procédé à un renvoi. Les gens ont continué à se mobiliser »5. Ces

Ça c’était vers le 27-28 décembre. Pour les dates, je ne sais plus exactement… Fin décembre, j’étais parti passer la fin d’année chez ma mère ; en écoutant RFI fin décembre, j’apprends que Célestin Monga a été arrêté et que moi je serais en fuite. Je décide de reprendre le chemin de Douala, je voulais montrer que je n’étais pas en fuite. Sur la route je m’arrête à Bafang, j’appelle RFI pour leur donner un démenti et dire que je ne suis pas en fuite, et que je vais aller à la police savoir pourquoi je serais en fuite. Je suis allé voir le procureur. Il m’a dit : ‘on vous reproche d’avoir insulté le Président’ et donc il fallait nous attendre à un procès. Mais la loi ne prévoit pas de détention préventive pour ce type d’infraction, mais lui, il fait ce qu’on lui demande de faire. Mais il ne pouvait pas nous garder. Il nous demande : ‘si on vous laisse partir, est-ce que vous reviendrez ?’ On a signé un engagement, et ils nous ont laissés partir, mais on était encerclé. C’est là qu’est né le Comité de libération de Célestin Monga et Njawé. Il y a eu des manifestations dans les rues de Douala, les gars étaient tellement organisés, le 7 janvier 1991, tout Douala était en mouvement. », Entretien avec Pius Njawé.

1 Voir, par exemple, « La naissance de contre-pouvoirs », Jeune Afrique, N°1570, 30 janvier-5 février 1991.

2 « Le 1er janvier, l’UPC est contactée parce qu’elle a une capacité d’organisation, Je suis allée voir [Monga] à la police judiciaire et l’ai assuré du soutien moral de l’UPC. Le soir, il y a eu une réunion avec [entre autres] Djeukam, Ekane, pour la création du Comité de libération de Monga. Ça a pris de l’ampleur parce que ce n’était pas politique. C’est par ce moyen que les Bamilékés se sont mobilisés, ils ont la capacité d’organisation et les fonds. En deux jours de réunion, l’organisation explose, plein de personnalités nous rejoignent, l’argent coule à flots. Et c’est nous qui avons la capacité de mobiliser. Nous nous sommes dit : ‘ testons la capacité de mobilisation en organisant une première manif, la première depuis 1955’. C’est nous qui avons fait les tracts, les gens ont peur, on a fait les banderoles chez moi. Certains partis politiques qui n’étaient pas encore légalisés ne voulaient pas avoir de banderole à leur nom.

Nous qui avions côtoyé le MRAP, la LDH on savait y faire, on a mis notre capacité d’organisation à leur service. Ce sont nos militants qui entraînaient les autres. Il faut dire aussi que dans le Comité de libération, Lapiro a joué un rôle important, quand on a dit son nom au marché central de Douala, tout le monde est venu avec nous », Entretien avec Henriette Ekwe.

3 Voir son entretien dans Le Messager, « La politique, c’est la mutuelle des vendeurs d’illusion et de mensonges », N°224, 18 avril 1991.

4 Entretien avec Djeukam Tchaméni. Celui-ci nous a donné la liste suivante des membres du Comité : Njoh Nseke, membre de l’ UPC, Claude-Bernard Tiani, membre de l’UPC, le Profsseur Sindjoun Pokam, Alexandre Taku (qui passe ensuite au SDF), Léandre Djino (non affilié à un parti), Henriette Ekwe, membre de l’UPC, Djeukam Tchameni, qui connaît à la fois les UPCistes et Célestin Monga. Les autres sont : le chanteur Lapiro, Antar Gassagai, et la belle-sœur de Monga.

manifestations associées à la mobilisation d’une centaine d’avocats durant le procès permettent aux accusés de bénéficier d’un jugement clément. En effet, le tribunal déclare les prévenus non coupables d’outrage au président et ordonne leur relaxe pour défaut d’élément légal à l’infraction, les condamne à six mois d’emprisonnement avec sursis et à 300 000 francs CFA d’amende (450 euros) pour outrage aux tribunaux et à l’Assemblée nationale. Il ordonne également la confiscation du N°209 du Messager.1

La mobilisation autour de cette affaire galvanise certains responsables du Comité, qui décident de prolonger la mobilisation à partir d’une organisation plus généraliste de défense des droits de l’Homme : CAP (Comite d’action populaire)-Liberté. Certains des membres du comité sont des UPCistes de longue date, à la recherche de structures dans lesquelles s’engager et investir leur savoir-faire militant, alors que l’UPC est en proie à des déchirements2. Ces militants avaient rencontré Djeukam Tchaméni, lors de leur séjour en prison. Ce dernier y était détenu sans procès depuis deux ans, quand les accusés de « l’affaire Yondo » y avaient été envoyés3. Cette petite structure, à sa création, renouvelle ainsi d’anciens engagements4.

Dans le même temps, de manière concurrentielle, quoique parfois en interaction, se créent deux autres ONGDH, aux objectifs comparables : Human Rights Watch dirigée par un professeur de littérature, Ambroise Kom, et basée à Yaoundé, et l’Organisation camerounaise des droits de l’Homme (OCDH), créée par Pius Njawé, Maître Tchoungang, Lapiro et Maître Ngalle Miano à Douala. Ces personnages, avocats, journaliste, enseignant, musicien ont tous un parcours relativement contestataire qu’ils ré-activent par la création d’une structure de mobilisation. Créées après CAP-Liberté, ces ONGDH naissent du constat du manque d’organisations promouvant et défendant les droits de l’Homme en cette période de confrontation politique, et donc d’abus potentiels de la part du pouvoir5. Elles proviennent également de désaccords entre les différents acteurs, et révèlent des associations de réseaux ou de personnages différents selon les ONG. Alors que CAP-Liberté est dirigée par des militants politiques de l’UPC, qui se disent « radicaux », l’OCDH et Human Rights Watch regroupent des professionnels, qui tiennent à se démarquer de la première. Selon le président de CAP-Liberté, un clivage existerait entre ces

1 Kamto, M., art.cit., p. 229-230

2 « L’UPC prise au piège », Jeune Afrique Economie, N°142, avril 1991.

3 Le Messager, N°181 du 3 avril 1990.

4 Djeukam Tchaméni est nommé Président, Sindjoun Pokam, chercheur à l’Institut des sciences humaines de Yaoundé, en est le vice-président ; les membres de l’UPC n’ont pas de position officielle dans l’organisation.

5 Voir l’éditorial du Messager « Le droit à la vie » approuvant la nécessité de ces ONGDH et dénonçant les abus commis par le pouvoir, N°219, 14 mars 1991.

dernières qui s’inscriraient « dans la pure tradition des mouvements des droits de l’Homme intellectualistes » et la plus militante CAP-Liberté, ce qui n’a empêché ni la collaboration entre elles, ni la violence subie par toutes les ONGDH1.

2. Prisonniers, exilés et droits de l’Homme : la naissance des