• Aucun résultat trouvé

Salariat, bénévolat et débats sur les financements extérieurs La question du financement est un exemple flagrant de ce qui sépare les deux ONGDH à cette

G ÉNÉALOGIE DES ONG DE DÉFENSE

2. Salariat, bénévolat et débats sur les financements extérieurs La question du financement est un exemple flagrant de ce qui sépare les deux ONGDH à cette

époque. Depuis sa création, la KHRC est financée par des partenaires extérieurs, la Fondation FORD et la Swedish Foundation for Human Rights 1. Progressivement, d’autres bailleurs de fonds viennent renforcer les finances de l’ONGDH, qui s’est tournée d’abord vers les institutions nordiques et les Pays-Bas. Un organisme américain, le National Endowment for Democracy (NED)2, et deux fondations allemandes (Friedrich Erbert Stiftung et Nauman Stiftung) s’ajoutent à ces bailleurs, en finançant les initiatives conjointes de la KHRC et d’autres organisations dans leur processus de revendication constitutionnelle. Durant toute cette époque, le financement se fait majoritairement par projet et constitue une source de négociations avec les donateurs, engendrant une certaine vulnérabilité de la KHRC. Certains de ses projets sont arrêtés, retardés, modifiés, selon les agendas des bailleurs. Les ONGDH ne sont cependant pas prêtes à accepter tous les financements et sélectionnent les organismes étrangers avec lesquelles elles sont susceptibles de travailler3. Il est ainsi indéniable que la capacité de la KHRC à lever des fonds lui a permis de s’installer très tôt, et de façon visible dans l’espace public.

première dans le programme « éducation », la seconde comme assistante au programme « recherche ». De jeunes membres de RPP, comme Ndungi Githuku, travaillent également ponctuellement pour la KHRC.

1 Sur l’histoire de la Fondation FORD, voir Dezalay, Y., Bryant, G., « Droits de l’homme et philanthropie hégémonique », Actes de la recherche en sciences sociales, N°121-122, mars 1998, p. 36 ; sur les raisons historiques des rapports privilégiés entre les donateurs et ONG scandinaves et les groupes de droits de l’Homme kenyans, voir, Schmitz, H.P, « Transnational activism and political change in Kenya and Uganda », in S. Ropp, T.Risse et K. Sikkink (eds), The Power of Human Rights : International Norms and Domestic Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 51.

2 Voir Guilhot, N., « Les professionnels de la démocratie », Actes de la recherche en sciences sociales, N°139, septembre 2001, p. 53-65, pour une approche socio-historique du National Endowment for Democracy, p. 62.

3 W. Mutunga dresse la liste des donateurs considérés comme « acceptables » par les membres de la coalition pour la révision constitutionnelle. Il sépare en fait les bailleurs susceptibles de financer des activités « politiques » tels que les ambassades des Etats-Unis, des Pays-Bas, d’Allemagne, de Suède, du Canada, d’Australie, de Norvège, du Danemark, de l’Union Européenne et de la Nonciature apostolique, ainsi que les organismes d’aides USAID, CIDA, DANIDA, SIDA, et deux fondations allemandes, et les autres, qui sont à éviter : les représentations françaises, japonaises, et britanniques, réticentes à financer ce genre d’activités. Voir Mutunga, W., op.cit., p. 80-81. Les conceptions des acteurs internationaux à propos de l’aide apportée aux ONGDH diffèrent en effet considérablement : à titre d’exemple, le troisième secrétaire de la High Commission britannique au Kenya établit, lors d’un entretien, une comparaison des

L’action de RPP est également relayée par les médias, parce qu’elle utilise des moyens spectaculaires et du fait de son premier coup d’éclat autour des mères de prisonniers politiques. Pourtant, RPP n’est financé que par ses membres, et fonctionne grâce aux jeunes recrues qui n’hésitent pas à donner gracieusement de leur temps et de leur argent (pour payer les transports, notamment). Le groupe rencontre des difficultés matérielles dans l’accomplissement de ses objectifs jusqu’en 19971. D’abord hébergée par les bureaux de Njeri Kabeberi, jusqu’en novembre 1995, l’ONG sous-loue ensuite une partie des bureaux de Njeru Kathangu, ancien prisonnier politique et membre du FORD-People. Le loyer est alors payé par les membres eux-mêmes. Les difficultés rencontrées par l’ONGDH posent problème au sein même de l’organisation, où un conflit émerge sur la question des financements extérieurs. Selon les explications de l’une des plus anciennes membres de RPP, c’est la libération de Koigi wa Wamwere2, pour laquelle RPP s’est mobilisé parallèlement à une campagne internationale, qui sème la discorde au sein de l’organisation, à propos des financements. Après sa libération en 1995, ce militant politique, devenu célèbre pour ses multiples actions de défiance envers les régimes successifs et pour ses emprisonnements à répétition, a pris contact avec des bailleurs de fonds norvégiens (qu’il connaît pour avoir été en exil dans ce pays) afin qu’ils financent l’ONG. Celle-ci devait, dans cette hypothèse, modifier ses statuts et créer un nouveau poste de « directeur exécutif » qui lui serait destiné. Cet investissement de Koigi wa Wamwere dans les affaires de RPP avait contrecarré les projets de l’organisation, qui souhaitait recourir progressivement aux fonds extérieurs. De plus, l’organisation interne avait déjà été mise en place, et les membres ne souhaitaient pas la modifier. Finalement, Koigi wa Wamwere s’est

méthodes de coopération en matière des droits de l’Homme de la part de la Grande-Bretagne et des Scandinaves et tente d’en distinguer les mérites respectifs. Il remarque que les financements britanniques sont certes modestes mais qu’ils sont plus efficaces que les financements « scandinaves » car ils s’accompagnent d’une discrétion constante dans l’espace public, ce qui permet d’éviter aux organisations soutenues d’avoir des « ennuis » avec le gouvernement ; les Scandinaves, « bruyants » selon lui, font prendre des risques à leurs bénéficiaires. Plus fondamentalement, il critique le soutien inconditionnel aux ONG, alors que l’objectif final de la coopération est de soutenir un gouvernement. Entretien avec Ruffus Drabble.

1 Alors qu’il nous a été impossible de nous procurer les rapports de l’ONG concernant la période 1993-1996 (l’ONG a déménagé depuis lors, et les rapports semblaient perdus), les difficultés rencontrées par l’ONG sont bien décrites dans ce passage de l’ouvrage publié en hommage à Karimi Nduthu, secrétaire général de l’époque: « L’organisation a des ressources très limitées et provenant dans leur quasi-totalité des contributions des membres. La plupart des membres de RPP sont des étudiants et des gens sans emploi, ce qui rend difficile la gestion durable de l’organisation. Elle opère à partir d’un très maigre budget. Malgré ce manque de ressources, le RPP visite les prisonniers politiques à travers le pays et leur fournit des médicaments et des produits sanitaires. Le RPP tente aussi de faciliter leur recours à des services médicaux et juridiques. Quelques médecins et juristes sont bénévoles au RPP. Mais l’ensemble demeure insuffisant. Le RPP a constamment besoin de ressources pour mener à bien ses objectifs », Karimi Nduthu, a Life in the Struggle, Londres, Vita Books ; New York, Mau Mau Research Center, 1998, p. 52.

2 Koigi wa Wamwere est un ancien opposant au régime : jeune député de Nakuru Nord au tournant des années 1980, il est emprisonné en 1982 après la tentative de coup d’État. Il part en exil en Norvège dans les années 1980, puis en Ouganda, et est emprisonné plusieurs fois sans la première moitié de la décennie 1990. Il est l’une des figures les plus connues de l’opposition kenyane.

éloigné de l’ONG, avec quelques-uns uns de ses membres1. Cet épisode de tensions internes à l’ONG est révélateur à maints égards. D’abord, il souligne l’acuité des débats, au sein de ce type de structure, sur les formes organisationnelles et les rapports légitimes et acceptables avec des acteurs extérieurs. L’attrait pour les financements étrangers, si souvent souligné dans la littérature sur les ONG africaines, est loin d’être une constante2. Ces rapports au monde extérieur font débat, et ce sont bien les membres eux-mêmes qui décident des stratégies à adopter. Ensuite, cette bataille à propos de l’ONG souligne qu’elle est devenue un lieu de pouvoir, en tous cas une entité collective dont les ressources, au moins symboliques, sont un objet de convoitise. Trois ans après sa création, RPP constitue une entité suffisamment visible pour que son contrôle devienne un enjeu.

A la fin de l’année 1996 et durant l’année 1997, les débats internes portent sur la ré-organisation de l’ONGDH, qui a reçu ses premiers financements extérieurs de la part de la Swedish Foundation

for Human Rights. Celle-ci avait approché l’ONG en 1995 et exigeait, pour donner des fonds, que

RPP ait un statut légal. RPP a donc demandé à la KHRC de devenir l’un de ses projets et a ainsi vu son statut juridique changer, tout en conservant son indépendance face au pouvoir, mais aussi face à la KHRC3. Afin de gérer les nouveaux financements, un secrétariat est mis en place, à la tête duquel se place Tirop arap Kitur, nouveau coordinateur général. La répartition des emplois fut évidemment l’objet de débats au sein de l’organisation4 ; mais, comme le souligne Muthoni Kamau, élue vice-présidente en 1997, l’atmosphère et la façon de travailler au sein de l’ONG ne changent pas fondamentalement après l’arrivée des fonds extérieurs. Le groupe conserve ses objectifs et ses méthodes tout en bénéficiant de facilités matérielles nouvelles5.

1 Il a ensuite créé une organisation de défense des droits de l’Homme : NDEHURIO (National and Democratic Human Rights organisation) qui aura une existence brève.

2 Odinkalu, C.A. « Why More Africans Don’t Use Human Rights Langage », Human Rights Dialogue, Winter 2000, p. 3-4, reproduit in Steiner, H., International Human Rights in Context : Law, Politics, Moral, Oxford University Press, 2000, p. 959.

3 Muthoni Kamau, membre dirigeante de RPP explique : « Nous n’étions pas enregistrés, nous ne le voulions pas parce que nous combattions ces lois. Elles devraient n’être qu’administratives mais ce n’était pas le cas. Ces lois sont utilisées politiquement pour empêcher les gens de s’organiser. Donc nous ne pouvions opérer des transactions avec les bailleurs. Nous avons demandé à la KHRC de nous couvrir juridiquement. Mais nous les avons prévenus que nous étions un groupe plus âgé, que nous étions très politiques et très indépendants. La seule raison de nous lier était cette couverture juridique. On leur a dit qu’ils ne devraient pas intervenir dans nos affaires, et ils le savaient. », entretien avec Muthoni Kamau.

4 Entretien avec Beatrice Kamau, membre de RPP.

5 « Juste après 1997, il n’ y a pas eu de grand changement (…) Quand nous nous sommes mis d’accord avec les bailleurs, nous avons organisé deux séminaires pour discuter de notre relation aux bailleurs. Nous avons un agenda : nous voulons contribuer à l’émancipation totale des citoyens kenyans. Nous luttons comme une opposition politique contre le harcèlement, dans les prisons, sur la questions des accusations criminelles, à propos du système juridique. Nous avons aussi pour mission d’aller dans les communautés, de conscientiser les populations, de parler des prisonniers, qui ne sont pas seulement enfermés entre quatre murs (…) Bref, nous avons une mission claire et les financements des bailleurs ne vont pas remplacer cette mission, ils ne sont là que pour la faciliter. Nous connaissions l’agenda des bailleurs,

Les deux ONGDH kenyanes fonctionnent ainsi, entre 1993 et 1997, sur des bases organisationnelles et financières différentes. Celles-ci se rapprochent à la fin de la période, quand RPP commence à recevoir des financements extérieurs, tout en gardant sa spécificité juridique. La proximité des militants rapproche également ces deux groupes. Malgré ces modes de fonctionnement, et ces ressources de nature différentes, toutes deux semblent s’ancrer dans la sphère publique. A partir de ressorts diversifiés (matériels et symboliques), les deux groupes empruntent le chemin de l’institutionnalisation. Ils le font d’ailleurs parfois de concert, comme lors des revendications constitutionnelles.

I I LE S O N G D E D É F E N S E D E S D R O I T S D E L’ HO M M E

D A N S LE S P A C E P U B L I C

Tout en se construisant intérieurement, les groupes camerounais et kenyans étudiés se posent comme des groupes homogènes et stables face au monde extérieur. En effet, pour faire avancer la cause défendue, il est nécessaire que les ONGDH s’affirment comme des acteurs solides, et ce notamment grâce aux alliés qu’elles peuvent avoir dans la sphère publique. Ce sont donc les ressources déjà disponibles, et la capacité des membres des ONGDH à en créer de nouvelles qui s’annoncent déterminantes pour construire l’image de ces groupes à l’extérieur, tout aussi déterminante que la véritable puissance (matérielle, organisationnelle) interne du groupe. Cette image que l’organisation est capable de donner d’elle-même peut en effet concurrencer celle que souhaitent donner les gouvernements. Nous verrons ainsi que l’espace public dans lequel se meuvent les organisations camerounaises et kenyanes diffère considérablement durant cette période, et que la force du mouvement développé par les ONGDH kenyanes doit être considérée comme le résultat d’une grande capacité de celles-ci à mobiliser des ressources externes, ressources absentes ou non mobilisées par les ONGDH camerounaises (A) ; cette différence majeure n’empêche cependant pas les deux Etats de réagir, dans les deux cas, en concurrent impitoyable sur la scène publique, et de chercher à conserver le monopole de la parole légitime, en utilisant la violence, premier de leur monopole (B).

ils ne nous finançaient pas parce qu’ils nous aimaient. Donc, nous avons continué à travailler dans cet esprit, et c’était encore mieux, parce que nous avions notre propre bureau, nos salariés qui travaillaient à plein temps », idem.

A . R e s s o u r c e s s o c i a l e s e t v i s i b i l i t é p u b l i q u e

L’espace public est sans conteste un espace de concurrence pour les groupes qui souhaitent faire entendre leur voix. Ceci est d’autant plus vrai des sociétés dans lesquelles la libération de la parole est récente. Cette interaction concurrentielle avec d’autres acteurs participe à la formation des groupes et de la cause qu’ils défendent, parce qu’ils doivent se différencier, mais aussi parce qu’ils peuvent trouver dans cet espace, des alliés de choix. Au Cameroun, les ONGDH, qui ont du mal à trouver des partenaires, sont dans l’obligation de privilégier des activités minimales, officieuses et discrètes (1). Au Kenya, le renforcement des ressources internes et l’attraction qu’ont réussi à susciter la KHRC et RPP autour de leur projet de révision constitutionnelle leur permettent de multiplier les alliances, et de déployer leur mot d’ordre à un niveau jamais atteint auparavant. Capitalisant sur ce premier mouvement, les ONGDH kenyanes prennent une envergure qui les éloigne définitivement de leurs homologues camerounaises (2).