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Un savoir par le Bas : science du concret, savoirs et connaissances pratiques

Savoir pour gouverner

II- Un savoir par le Bas : science du concret, savoirs et connaissances pratiques

Les connaissances liées à la chasse ont épousé différentes catégories au fil de l’histoire de la chasse. C’est un art au sens antique et médiéval comme chez Gaston Phébus ou Xénophon, c’est-à-dire un savoir technique. Buffon et d’Yauville parle encore de la chasse comme un art à la fin du XVIIIe siècle. Les connaissances et les savoirs des chasseurs sur les espaces et les

espèces chassés sont indéniables. La chasse ne semble, cependant, jamais avoir franchi la

324 MOHEAU M., Recherches et Considérations sur la population de la France (1778), Paris, Institut national d’études démographiques/Presses Universitaires de France, 1994, p. 49.

325 QUESNAY François, Physiocratie. Droit naturel, Tableau économique et autres textes, Paris, GF Flammarion, 2008 [1765,1758].

326 BONNEUIL Christophe, DENIS Gilles, MAYAUD Jean-Luc, Sciences, chercheurs et agriculture. Pour une

histoire de la recherche agronomique, Versailles/Paris, Quae/L’Harmattan, 2008 ; DENIS Gilles, « Une histoire

institutionnelle de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) – Le premier Inra (1946-1980) »,

Histoire de la recherche contemporaine : la revue du Comité pour l’histoire du CNRS , CNRS Éditions, 2014,

Un parcours dans les mondes de la recherche agronomique. L'Inra et le Cirad., III (2).

327 SCOONES Ian, THOMPSON John, La reconnaissance du savoir rural. Savoir des populations, recherche

frontière de la science. L’agriculture a sa science mais pas la chasse. A notre connaissance seul un article lance la proposition que la chasse peut avoir des sciences appliquées : « Les principes de la cynégétique en forêt », de Jean-Claude Ricci, publié dans Forêt méditerranéenne, en Juillet 1995328. Jean-Claude Ricci est juriste et professeur de droit, entre autres postes il est

vice-président de l’Université Aix-Marseille III de 1988 à 1993 et directeur de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence de 1996 à 2006. Il est également chasseur et membre de l’Institut méditerranéen du patrimoine cynégétique et faunistique329. Dans cet article, la

cynégétique apparaît comme une écologie des populations de gibier : « la cynégétique est en fait l’ensemble des méthodes d’étude d’impact souvent descriptives a posteriori (analyse et interprétation des prélèvements par la chasse). Elle a désormais pour objectif de prédire donc d’anticiper pour informer330 ». Le suivi de population animale est en effet un outil central dans

le gouvernement des animaux par les chasseurs, il fera l’objet du chapitre six. La cynégétique pourrait englober bien d’autres aspects des connaissances du chasseur. Les récits cynégétiques à portée ethnographiques, historiques, sociologiques, parfois avec des dimensions écologiques, biologiques sont un corpus riche pour extraire des pistes de recherche. Beaucoup de disciplines piochent dans la chasse un sujet, ou un objet d’étude, sans estimer la cohérence qui existe dans le corpus écrit, oral, et matériel des chasseurs. La cynégétique pourrait être un nouveau champ de réflexion autour des apports de la chasse dans la connaissance du vivant. Les nouvelles préoccupations environnementales couplées aux connaissances des chasseurs pourraient constituer un outil scientifique de protection et de gouvernement de la nature efficace. Un bon garde est également un bon braconnier diraient les chasseurs. Car pratiquer la nature c’est aussi la connaître et savoir où et comment la protéger. La chasse peut donc être considérée comme une science de la pratique, une science du concret selon les mots de Claude Lévi-Strauss.

Deux aspects rendent difficile la compréhension du monde cynégétique. D’abord la culture orale du chasseur. Les connaissances se transmettent sur le terrain, les jours de chasse ou de préparation de la chasse, lors des repas et des rencontres entre chasseurs. Ces savoirs de chasse correspondent à des pratiques : élevage, chasses à tir, vénerie, fauconnerie, piégeage. Le fait qu’ils soient oralisés limitent leur diffusion. Ensuite l’un des principaux éléments qui gèle la compréhension de la chasse c’est son entre-soi, véhiculé et incarné par son langage. Le chasseur

328 RICCI Jean-Claude, « Les principes de la cynégétique en forêt », Forêt méditerranéenne, t. XVI, n° 3, juillet 1995.

329 Cette institution est un organisme scientifique crée en juin 1990 par seize fédérations départementales de chasseurs du Sud de la France, l’ONCFS et l’UNF. Composé d’un conseil d’administration, d’un directeur scientifique docteur en écologie et d’un conseil scientifique.

parle français mais un vieux français, un français cynégétique. Celui de la vénerie et son courre du dix cors, celui de la fauconnerie et de l’affaitage des tiercelets, celui du piégeage avec ses assommoirs, ses collets, ses glus. Et même le chasseur à tir a son vocabulaire adapté à sa pratique : affût, approche, traque, battue, anschuss, carabine et fusil.

A Rambouillet ce savoir n’est pas totalement un savoir par le bas. Les gardes et les responsables du domaine étant l’objet d’une sélection ou d’une formation exigeante. Ils sont pour certains membres d’une élite de la chasse. En revanche en dehors de la chasse ils sont presque totalement inconnus, malgré la qualité de leurs réflexions et leur rôle dans l’évolution de la chasse ou de la protection de la nature. Les savants chasseurs peuvent être désignés comme un groupe du bas dans la mesure où ils sont marginaux dans le récit historique, tout comme l’ont été d’autres groupes sociaux, politiques ou écologiques.

Louis Magaud d’Aubusson est à la fois créateur de la Ligue protectrice des Oiseaux (1912), un grand chasseur de gibier à plumes, un écrivain et savant cynégétique. Il est auteur d’un ouvrage sur la fauconnerie publié en 1879 ou d’un autre sur Les Gallinacées d’Asie, publié en 1888, parmi d’autres331. Rambouillet est aussi un haut lieu du savoir et de la politique

cynégétique française. François Vidron en est un cas exemplaire. Né en 1899, il fait sa classe préparatoire à l’Agro du Lycée Henri IV en 1916-1917, il intègre ensuite l’École Forestière de Nancy et est diplômé de la 94e promotion. Il est nommé garde général des Eaux et Forêts à

Sedan de 1921 à 1927, puis il est nommé inspecteur adjoint à Metz jusqu’en 1933. Il est ensuite nommé à Rambouillet le 11 juillet 1933 et reste chef des chasses présidentielles jusqu’en 1969. Outre son poste de forestier, il occupe des fonctions cynégétiques : il est directeur du parc national d’élevage des Vaux-de-Cernay, secrétaire général du Conseil supérieur de la Chasse et un proche de François Sommer332. Il est également un auteur prolifique sur la chasse, les

espèces, les milieux et l’élevage. Il est notamment l’auteur d’une des rares monographies sur le cerf sika, publiée en 1939333. La rencontre de François Vidron et du domaine de Rambouillet

permet l’émergence de savoirs cynégétiques indigènes. Les chasseurs sont parfois les seuls détenteurs et producteurs de connaissances sur certaines espèces, certains comportements animaux. Hommes de terrain, observateurs intéressés ils produisent de nombreux savoirs et connaissances qui peuvent être englobées dans cette catégorie des savoirs cynégétiques. C’est au chercheur aussi de savoir valoriser ces travaux, ce savoir méconnu qui participe de la

331 MAGAUD D’AUBUSSON Louis, La fauconnerie au Moyen Âge et dans les temps modernes. Recherches

historiques, didactiques et naturelles accompagnées de pièces justificatives, Paris, Auguste Ghiot éditeur, 1879 ;

MAGAUD D’AUBUSSON Louis, Les Gallinacées d’Asie, Paris, Société nationale d’Acclimatation, 1888. 332 SOMMER François, La chasse et l’amour de la nature, Paris, éditions Robert Laffont, 1973.

protection de la nature par les connaissances qu’ils apportent, les erreurs commises et surtout autour des figures de chasseurs protecteurs de la nature comme François Sommer ou Aldo Leopold. Philippe Descola critique l’opposition entre une « saine gestion des naturalistes » et « l’irresponsabilité déprédatrice des populations locales ou, à l’inverse, le fondamentalisme arrogant des conversationnistes aux savoirs écologiques traditionnels des autochtones334 ». Il

faut revaloriser les connaissances de chacun par un dialogue et par la diffusion de la recherche.

III- Deux exemples choisis de connaissances cynégétiques

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