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Savoir pour gouverner

III- L’ennemi du gibier et du chasseur : le nuisible

3- Nature et magie : le tabou du nuisible

Les sciences sociales et les humanités environnementales peuvent à nouveau éclairer la notion de nuisible par la relecture des faits pensés comme naturels. Le nuisible est une catégorie animale mais à la lecture des travaux de Bertrand Hell, le nuisible apparaît comme une véritable catégorie magique et religieuse. Un aspect qui ne peut que détourner le savant naturaliste et moderne qui a foi dans la science du progrès. Le nuisible appartient au monde du tabou, il est rejeté au plus loin du monde humain à cause de son comportement envers les autres animaux et envers l’homme. Ici, sont considérés les rois des nuisibles, ceux du chasseur et du berger plutôt que du cultivateur : les nuisibles carnivores. Les mangeurs de chairs sont associés à bien des figures religieuses, symboliques et magiques. Et bien sûr péjoratives dans le cas des nuisibles. Le roi des nuisibles, le pire de tous les animaux en France est le loup. Capable d’attaquer l’homme, les enfants, les troupeaux, il est aussi un redoutable ennemi du gibier. Si les attaques humaines relèvent de circonstances particulières, antérieures à la période étudiée comme l’ont démontré les travaux de Jean-Marc Moriceau, il reste un excellent prédateur de gibier à Rambouillet426. Le renard, le hérisson, le loir, le rat, les mustélidés, les corvidés, les

rapaces, les serpents sont concernés par l’imaginaire collectif présenté ici. Les anthropologues ont mis au jour de nombreux tabous dans les sociétés et comme il est toujours plus difficile d’étudier la société dont on est membre, les nuisibles ont en partie échappé à une analyse objectivante. Le nuisible peut et doit être objectivé car ce processus permet de saisir ce que met en avant Bertrand Hell autour de cette image du sang noir427. Claude Lévi-Strauss et il n’est pas

le seul, explique que dans beaucoup de sociétés extra-européennes existent des tabous alimentaires. Consommer les aliments prohibés mène à des désordres physiologiques, moraux, psychiques428. Ces tabous alimentaires peuvent être variés. En France, l’animal nuisible est jugé

426 MORICEAU Jean-Marc, L'homme contre le loup : une guerre de deux mille ans, Paris, Pluriel, 2013 ; MORICEAU Jean-Marc, Sur les pas du loup. Tour de France et atlas historiques et culturels du loup, du Moyen

Âge à nos jours, Paris, Montbel, 2013.

427 HELL Bertrand, Le Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, op. cit. et TESTARD Alain, « De la chasse en France, du sang, et de bien d’autres choses encore (A propos de Bertrand Hell, Entre

chien et loup…) », L’Homme, 1987, t. 27, n° 102, Tribus en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

immangeable, il existe un véritable tabou, toujours respecté sur la consommation de viandes des espèces anciennement classées nuisibles : le loup, le renard, la chouette, le rat sont situés en dehors de la cuisine et de l’alimentation humaine française. Il ne viendrait l’idée à personne de les consommer alors qu’il s’agit d’un point de vue rationnel que de protéines animales parmi d’autres. Une exception qui confirme la règle du système décrit est le sanglier. Le français mange le sanglier alors qu’il commet un impair de taille : il mange d’autres animaux et y compris des animaux morts. Mais considéré également comme gibier il échappe à cette catégorie et fait le lien entre les mondes comestibles et non-comestibles. Bertrand Hell explique qu’une consommation excessive de gibier peut amener aux fureurs noires dues à la consommation de cette viande et de ce sang sauvage. Cette croyance s’étend aux nuisibles. A ce sang noir, s’ajoute le caractère de carnivore et parfois de charognard, qui ont été associés dans la culture chrétienne française à l’impie, aux péchés charnels, et donc rapidement au Diable. Au dévoreur de viande crue, de viande morte, de viande rouge et noire, ou impie s’associe l’image du pêché de chair et au sexe429. Claude Lévi-Strauss rappelle « l’analogie très

profonde que, partout dans le monde, la pensée humaine semble concevoir entre l’acte de copuler et celui de manger, à tel point qu’un très grand nombre de langues les désignent par le même mot430 ». En Français il s’agit du verbe consommer : consommer un aliment ou

consommer le mariage. L’analogie entre le sang, la mort, le carnivore, le sexe, le pêché ont créé en France cette image de l’animal nuisible. Ce sous animal que l’on ne chasse même pas, mais que l’on détruit qui vient perturber le récit édénique des animaux. Le loup est aussi le perturbateur de l’ordre pastoral et donc de l’ordre chrétien voulu par Dieu, qui structure les relations de pouvoir et de gouvernement en Europe pendant des siècles431. Cette vision

structurale du carnivore et du charognard est encore associée à une image négative qui est venue rencontrer le tabou de la mort et de la violence au XXe siècle après la Seconde Guerre

mondiale432. Déconstruire le nuisible c’est donc plus que légiférer en raison d’incohérences

dites scientifiques, c’est remettre en question tout un imaginaire collectif, symbolique et magico-religieux français et occidental. Le processus ne doit pas être seulement gouvernemental, décisionnel mais également pédagogique. Communiquer et transmettre sur les

429 HELL Bertrand, « Viandes rouges, viandes noires », « Le sauvage consommé. Classification animale et ordonnance cynégétique dans la France de l’Est », Terrain, 1988, n° 10.

430 LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, op. cit., p. 139.

431 FOUCAULT Michel, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004. Nous poursuivons dans le chapitre suivant sur ce thème.

432 Sur le tabou de la mort : VOVELLE Michel, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 et sur la violence : MUCHEMBLED Robert, Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Âge à nos

réalités écologiques, historiques et anthropologiques est un processus obligatoire si l’on veut déconstruire cette notion en plus du terme de nuisible.

Chapitre VI : Naissance d’un biopouvoir à

Rambouillet : estimer, compter et suivre les

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