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L’Eldorado cynégétique : chasse, mythes et figures de l’abondance

Troisième partie : Gouverner par la

II- L’Eldorado cynégétique : chasse, mythes et figures de l’abondance

Le domaine de Rambouillet est un royaume de l’abondance. Les domaines du roi ou du président doivent être giboyeux et permettre des chasses pléthoriques. Un domaine abondant est le symbole d’un souverain et d’un royaume puissant. Ce mythe persiste sous la République. Le roi, l’empereur ou le président y puisent une symbolique qui renforce leur souveraineté à l’intérieur du pays et dans le monde. La notion d’abondance revient sans cesse dans les travaux sur la chasse539. Mais si elle est régulièrement nommée et rapidement décrite, elle n’est pas

533 ARAGO Etienne et DUVERT François, 27, 28 et 29 juillet, tableau épisodique des trois journées, Paris, 1830, p. 38.

534 ANONYME, Il nous gouvernait en tirant, Paris, chez l'Editeur, rue Saint Honoré, lithographie ; 19,6 x 17,2 cm, BNF, RESERVE QB-370 (87)-FT4.

535 BUFFIN Didier, FROISSART Alain, Chasses gardées, op. cit., p. 85.

536 Ibid. et BARLOY Jean-Jacques, GAUJOUR Françoise, Un chasseur nommé Giscard : essai de psychologie

féodale, Paris, A. Moreau, 1977.

537 BUFFIN Didier, FROISSART Alain, Chasses gardées, op. cit., p. 86.

538 « Valéry Giscard d’Estaing, grand chasseur, n’a pas renouvelé son permis », Europe 1, 6 oct. 2013,(consulté le 22/05/2019) : https://lelab.europe1.fr/valery-giscard-d-estaing-grand-chasseur-n-a-pas-renouvele-son-permis- 11063

539 PIERAGNOLI Joan, « La mise en scène de l’abondance », op. cit., p. 280-284 ; SALVADORI Philippe, « Le règne de l’abondance », op. cit., p. 207-209 ; BOURRIEAU Paul, Le Monde de la chasse, op. cit., p. 218-219.

souvent expliquée. Plusieurs mythes et figures se répondent dans la société cynégétique française autour de l’abondance. Les mythes gréco-latins sont les plus associés à la chasse dans l’histoire. Encore aujourd’hui, une femme qui chasse est surnommée une Diane540. Viennent

ensuite les personnages et les mythes bibliques. Depuis le XIXe siècle et la chasse des grands

bourgeois, on donne le nom de Nemrod aux férus de chasse à tir541. Tenter de décrypter le

mythe de l’abondance est important puisque les conceptions actuelles de la nature reposent sur cette croyance. La nature est encore parfois pensée comme l’écrin de richesses infinies offertes par la nature ou par la Création. Depuis quelques décennies la faune et la nature se révèlent finies et limitées. La découverte de l’idée de stock, de ressource non-renouvelables, de la disparition de population humaines, animales ou végétales sont un bouleversement dans la conception occidentale si ce n’est humaine de la nature542. Jusqu’à très récemment peu importe

l’origine du mythe, le chasseur – comme beaucoup d’autres acteurs – pense que la terre crache littéralement le gibier. La chasse est donc à l’image du gibier : sans limites. Il faut revenir au mythe pour tenter de trouver des explications à cette croyance. Pour cette explication, nous suivrons le temps des mythes : la corne d’abondance de la mythologie grecque et latine, puis le paradis, vient ensuite la Valhöll des Scandinaves et le mythe d’Eldorado.

La corne d’abondance ou cornu copiae en latin est le mythe le plus ancien sur ce thème de l’abondance. Il a d’ailleurs laissé son nom à cette idée de profusion gratuite et sans limite. La corne d’abondance est un mythe grec. « C’est Jupiter (Zeus) qui, ayant brisé en jouant la corne de la chèvre qui l’allaitait, l’offrit à sa nourrice Amalthée, en lui promettant que cette corne se remplirait à l’avenir de tous les fruits qu’elle désirerait543 ». Fruits, céréales, miel, lait

sortent de cette corne en abondance. « La corne d’abondance symbolise la profusion gratuite [et sans limites] des dons divins544 ». Cet imaginaire est si fort qu’il base encore beaucoup de

réflexions sur la nature, la finance et l’économie. Julian Lincoln Simon, économiste étatsunien, professeur à Chicago et Harvard a vivement critiqué cette vision du monde durant sa carrière. Il a théorisé la figure du cornucopien dans son ouvrage de 1982, The Ultimate Ressource545. Le

cornucopien croit dans la croissance permanente des progrès techniques et des ressources au

540 L’association Diane d’Île-de-France : https://www.dianesdefrance.com/ (consulté le 17/05/2019) ; ou les Dianes chasseresses de la Mayenne sont des exemples parmi d’autres.

541 Nemrod est le premier roi après le Déluge dans la Genèse, où lui est donné le titre de « puissant chasseur devant l’Éternel ». Il est à l’origine de la tour de Babel

542 CARSON Rachel, Silent spring, Boston, Houghton Miflin, 1962 ; POMERANZ Kenneth, Une grande

divergence : La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 ; ARIES

Paul, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte, 2011.

543 CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des Symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes,

formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont/Editions Jupiter, 1982 [1969], p. 335.

544 CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des Symboles, op. cit., p. 335. 545 SIMON Julian Lincoln, The Ultimate Ressource, Princeton, Princeton University Press, 1981.

profit de l’homme. Cette idée fonde l’idéologie libérale et capitaliste. Toutefois, cette abondance des produits de la nature ne fonctionne que partiellement pour la chasse. Si l’idée d’une nature proliférante et sans limite est bien partagée, ces produits ne conviennent pas. En effet, la corne crache des produits des récoltes et des végétaux : céréales, fruits, miel et lait. Ces produits de l’agriculture et du pastoralisme s’opposent au modèle cynégétique fait de gibiers à chasser, de viandes et de produits d’animaux sauvages.

Les Grecs ont également transmis au monde européen le mot de paradis. Les Perses nomment un paridaida ou paradaiza, un espace enclos qui accueille jardins et animaux pour la vision mais surtout pour la chasse. Les Grecs les ont nommés paradeisos, racine du mot occidental de paradis546. Le paradis est donc une réalité avant d’être un mythe. Après l’apparition et la diffusion du christianisme le mot change. Le paradis est basé dans les conceptions chrétiennes sur le jardin d’Éden. Jean Delumeau, historien et spécialiste du christianisme est également un spécialiste de l’idée et de l’histoire du paradis dans sa version chrétienne547. Dans un article intitulé « Les bonheurs du Paradis548 » il décrit ce qu’est le paradis

des chrétiens. Voici ce que dit l’inscription qui figure sur le polyptique de Gand des frères Van Eyck réalisé vers 1430 : « la vie sans la mort ; la jeunesse sans la vieillesse ; la joie sans la tristesse ; la sécurité sans la crainte549 ». Au paradis il n’y a qu’une saison : l’été, les récoltes y

sont ininterrompues, la fertilité permanente, les arbres couverts de fruits, le soleil toujours présent550. Une autre description mentionne également que « les animaux y vivent en liberté :

leur langage est compris par l’homme qui les domine spontanément. Il s’agit bien là d’une caractéristique de l’état édénique ; c’est la fonction d’Adam nommant les animaux ; elle traduit, dit la théologie, la domination de l’intellect sur les sens et les instincts551 ». Comme pour la

corne d’abondance, le mythe ne coïncide pas entièrement avec cet imaginaire de l’abondance giboyeuse du domaine de chasse. Si la définition et l’étymologie persane et grecque correspondent, le christianisme les a effacés entre temps. Pourquoi ne peut-on pas appliquer la figure paradisiaque à Rambouillet ? Il y a au moins trois raisons à cela. La première est la saison du paradis : l’été. Les chasseurs chassent en été sous l’Ancien Régime : les chasses de Louis

546 En anglais : paradise, en espagnol : paraiso ; en hollandais : paradijs ; en allemand : paradies.

547 DELUMEAU Jean, Une histoire du Paradis. I : Le Jardin des délices, Paris, Fayard, 1992, Une histoire du

Paradis. II : Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995, Une histoire du Paradis. III : Que reste-t-il du Paradis ?, Paris, Fayard, 2000.

548 DELUMEAU Jean, « Les bonheurs du Paradis », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions

et Belles-Lettres, 142ᵉ année, n° 2, 1998.

549 Ibid., p. 384. 550 Ibid., p. 384-385.

551 CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des Symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes,

XVI ont bien lieu en été à Rambouillet. Mais c’est l’automne et l’hiver qui sont les saisons des chasseurs : brame du cerf en septembre, et surtout la fête de la Saint-Hubert en Novembre en témoignent. La République en réglementant la saison de chasse consacre définitivement ces saisons du chasseur que sont l’automne et l’hiver552. Le second élément est le régime

alimentaire décrit, il s’agit d’un régime strictement végétarien fait de fruits et de céréales et où la mort n’existe pas. L’injonction « la vie sans la mort » du polyptique de Gand confirme que le modèle paradisiaque chrétien n’est pas entièrement satisfaisant pour expliquer l’imaginaire de la chasse giboyeuse. Finalement, le dernier élément évoqué dans les descriptions est la domination totale des animaux qui obéissent à l’homme devenu un Saint-François553. Si les

animaux sont obéissants et que la mort n’existe plus, il n’y a plus de chasse possible : plus de fuites, plus de poursuites, plus de traque ni de mise à mort.

Il faut poursuivre notre enquête pour trouver d’autres mythologies, d’autres imaginaires cynégétiques. Bertrand Hell lui va chercher à l’Est des explications. Et c’est ce qu’invite à faire la chasse en France : la vénerie à cheval est « ramenée d’Asie Mineure par Scipion Emilien554»,

mais elle ne s’impose qu’au Moyen Âge sous les rois francs. Tout comme la fauconnerie qui arrive au Ve et VIe siècle avec les princes francs. Les mythes celtes, germaniques, francs et

scandinaves sont malheureusement peu connus faute de sources. Toutefois, un élément du mythe scandinave de la Valhöll nous renseigne555. Dans la mythologie nordique, certains des

meilleurs guerriers morts au combat, sont choisis par les Valkyries pour peupler la Valhöll d’Odin556. Ils formeront la dernière armée lors de Ragnarok, la fin du monde. Chaque jour les

élus appelés Einherjar, combattent et s’entraînent. Le soir remis et soignés de leurs blessures ils festoient. Les guerriers se nourrissent du sanglier Saehrimnir. Chaque jour, le sanglier est ramené à la vie pour nourrir les guerriers. La Valhöll est ici l’inverse du paradis chrétien et de l’abondance gréco-latine. On y mange de la viande tuée, de la viande d’un animal gibier : le sanglier. Il n’y a aucune information quant à la mise à mort du sanglier Saehrimnir. Rien ne permet de dire s’il est chassé. Il est probable que les mythes cynégétiques actuels ne soient plus que des reliquats de cette pensée d’origine orientale et nordique qui se rapproche plus des imaginaires cynégétiques

552 BOURRIEAU Paul, op. cit, p. 28-30.

553 Voir notamment le personnage de diplomate animal chez MORIZOT Baptiste, Les diplomates, op. cit.. 554 DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit. , p. 108.

555 La Valhöll est passé dans le vocabulaire courant comme le Walhalla, mais Régis Boyer insiste sur l’usage du terme de Valhöll pour désigner ce lieu mythique des scandinaves. BOYER Régis, Les Vikings. Histoire, mythes,

dictionnaire, Paris, Robert Laffont, 2008.

556 C’est la version suivante sur laquelle nous nous appuyons : PAGE R.I., Mythes nordiques, Paris, Seuil, 1993 [1990], p. 141 / 185 p.

Le dernier mythe qu’il faut aborder avant d’abandonner ces pistes mythologiques est celui de l’Eldorado. En plus, de justifier le titre de cette partie il s’agit d’introduire un mythe plus profond. L’Eldorado est à la fois un lieu et une quête imaginaire. L’Eldorado apparaît au début du XVIe siècle durant les conquêtes des conquistadores en Amérique du Sud. La

découverte d’or chez les peuples amérindiens ont fait croire aux Espagnols qu’une cité d’or les attendait dans la jungle. Jim Griffith, professeur à l’Université de Tucson et spécialiste du folklore dit : « L'Eldorado a bouleversé les lieux géographiques, jusqu'à devenir simplement le synonyme d'une source de richesses incalculables, quelque part sur le continent américain557 ».

Ce mythe vient prendre la succession de deux grands mythes de la quête légendaire en Europe : la Quête du Graal et celle du tombeau du Christ à Jérusalem. Baptiste Morizot dit que la quête est un motif mental très fort dans l’imaginaire humain, en tout cas européen558. Adolphe de La

Rüe utilise ce terme en 1882 pour parler du domaine de Saint-Germain-en-Laye :

Au point de vue de la conservation du gibier, toutes ces forêts, c’est-à-dire celles de Compiègne, de Laigue, de Fontainebleau, de Meudon, de Rambouillet, de Versailles, de Sénart, de Villefermoy et ses annexes, avaient été généralement mal administrées. Saint-Germain en Laye, loué à M. Léon Bertrand, qui avait su avec sa grande expérience en faire un véritable Eldorado cynégétique, faisais exception.559

La figure de l’Eldorado est intéressante car tout comme la Valhöll il s’agit d’un mythe du sauvage parmi nous et autour de nous. La jungle est la plus luxuriante et la plus abondante des forêts, mais c’est aussi la plus difficile à traverser. Se conjugue dans la jungle l’idée d’une abondance sylvestre et animale, et l’idée de la Quête.

A la fois paradis, eldorado et corne d’abondance, le domaine ne correspond qu’à certains aspects de ces mythes. Le domaine est un espace qui doit obéir à l’homme mais qui doit regorger de gibier. Le gibier en tant qu’animal sauvage n’obéit pas, il faut donc encourager l’abondance pour garantir des chasses cornucopiennes. Ces chasses abondantes et toujours plus riches figurent la puissance de son propriétaire. Cet imaginaire de l’Eldorado cynégétique, d’un paradis des chasses à Rambouillet ne doit pas cacher une réalité. Si l’abondance est si forte c’est qu’elle est en partie créée. Le pays de chasse de Rambouillet est giboyeux mais sans les actions des gardes, les richesses cynégétiques seraient toutes autres. Pour créer et maintenir l’abondance, les tirés princiers se sont dotés d’un dispositif efficace : l’élevage de gibier.

557 Jim Griffith, Université de Tucson en Arizona (USA), spécialiste du folklore, directeur du Southwest Folklore Center « La légende la contrée mythique d’Eldorado : https://www.nationalgeographic.fr/histoire/la-legende-de- la-contree-mythique-de-leldorado (consulté le 17/05/2019).

558 MORIZOT Baptiste, Les diplomates, op. cit., p. 206-228.

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