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Définitions, termes et épistémologie du savoir : les savoirs indigènes et la chasse

Savoir pour gouverner

I- Définitions, termes et épistémologie du savoir : les savoirs indigènes et la chasse

Les anthropologues et les ethnologues s’intéressent depuis le XVIIIe et le XIXe siècles

aux sociétés extra-européennes. Pensées comme des sociétés sauvages ou primitives par leur mode de vie ; leurs systèmes de pensée, leurs savoirs et leurs connaissances ne pouvaient être

que primitifs eux aussi. Ce sont les travaux de Claude Lévi-Strauss et les travaux autour des ethnosciences qui ont permis de mener à une véritable compréhension des savoirs indigènes.

En 1962, Claude Lévi-Strauss publie La pensée sauvage, une réflexion sur les savoirs, la science et la pensée dans les mondes extra-européens et les sociétés dites premières. Il explique que malgré les différences de lexiques, de formes de pensées et les réponses apportées par les formes de connaissances, les sociétés dites « primitives » ont créé, cultivé et bâti des modes de pensées conceptuelles. « L’extrême familiarité avec le milieu biologique, l’attention passionnée qu’on lui porte, les connaissances précises qui s’y rattachent, ont souvent frappé les enquêteurs308 » c’est ce que Claude Lévi-Strauss appelle la « science du concret309 ». La

première association des termes de savoir et du terme indigène apparaît dans La pensée sauvage dans le second chapitre. Dans sa réflexion sur les classifications totémiques, les associations apparaissent sous la forme de « classifications indigènes », de « vocabulaire indigène », de « taxinomies indigènes », J.G. Dennler est cité et utilise aussi « les termes indigènes ».

Entre les années 1970 et 1990, en France, les ethnologues ont pris conscience que même chez eux, dans leurs villages, dans leurs régions des savoirs et des connaissances dites « populaires » expliquaient le monde environnant. Ces savoirs s’intéressaient notamment à l’environnement d’où l’expression qui leur a été attribuée de « savoirs naturalistes populaires310 ». Dans le reste du monde, les sauvages ont pris les noms d’indigènes,

d’autochtones et de natifs. Ils ont eu la possibilité de voir leurs connaissances séculaires taxées de l’expression de « savoirs traditionnels » dans les années 1980 à 1990311. Ces termes sont très

problématiques. Ils accusent et cultivent un partage, le Grand Partage entre le Eux et le Nous. C’est-à-dire d’un côté les peuples, le populaire français ou l’aborigène, de l’autre les savants scientifiques qui organisent le monde. La méthode est donc profondément erronée et peut se situer idéologiquement. Comme l’exprime Adel Selmi dans le cas de son étude sur le parc national de la Vanoise : « Les savoirs en Vanoise ne sont pas uniquement populaires, profanes ou locaux. Je n’utilise pas ces trois qualifications, car les savoirs ainsi qualifiés sont définis par opposition à des savoirs des élites scientifiques, des élites religieuses ou à un système politique dominant312 ».

308 LÉVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 10.

309 LÉVI-STRAUSS Claude, « Chapitre premier. La science du concret », La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. 310 ADELL Nicolas, Anthropologie des savoirs, Paris, Armand Collin, 2011, p. 98.

311 Ibid., p. 100.

Ce dont témoigne ce processus de dénomination est une forme de colonialisme culturel et scientifique. Et cela gêne la compréhension des sociétés étudiées, qu’elles soient françaises, européennes, américaines ou africaines. Jan Bouwer, anthropologue de l’Inde, préfère le terme d’indigène à traditionnel pour désigner les savoirs extra-européens313, tout comme Adel Selmi

qui utilise l’expression « savoir naturalistes indigènes314 ». Nicolas Adell évoque même dans

sa synthèse sur l’Anthropologie des savoirs, des tentatives de vol intellectuel de ces savoirs indigènes par des chercheurs : « Deux chercheurs indiens installés aux États-Unis voulurent s’approprier les découvertes des propriétés antiseptiques du curcuma (que les Indiens connaissaient depuis longtemps !), en fabriquant un onguent pour lequel ils obtinrent un brevet en 1995315 ». La création de la notion de patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO en 2003

est l’une des solutions proposées pour résoudre cet enjeu. Le but de ce classement étant la protection et la conservation de toutes ces formes de cultures et de sciences316.

Le terme d’indigène est défini en 1765 par le Chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie, « On appelloit indigenæ, chez les anciens latins, les premiers habitans d’un pays », « c’est assez de dire que par le mot indigène nous entendons les naturels d’un pays, ceux qui y sont nés, pour les distinguer de ceux qui viennent ensuite s’y établir317 ». Indigène est utilisé pour les humains

habitant un pays ou une région mais aussi pour désigner les non-humains, Buffon utilise le terme d’espèces indigènes pour les oiseaux caractéristiques d’une région318.

Le terme d’indigène a donc une cohérence géographique, historique et historiographique et mêle les communautés humaines et non-humaines. Cette formulation méthodologique permet également de repenser le « sauvage parmi nous » en reprenant les mots de Baptiste Morizot319.

Il faut identifier les acteurs de ce savoir indigène. Si la définition du chevalier de Jaucourt précise que les indigènes sont nés dans le pays ce n’est pas forcément le cas pour Rambouillet. Parmi ces savants indigènes, les officiers des Eaux et Forêts ne répondent pas à cet élément géographique. Leur affectation varie au fil de leur carrière et ils sont rarement natifs de leur conservation et de la forêt où ils sont nommés. Il faut donc nuancer cet aspect des origines qui ne renseigne pas forcément sur ces acteurs savants. Les Rambolitains peuvent donc

313 ADELL Nicolas, Anthropologie des savoirs, op. cit., p. 100.

314 SELMI, Administrer la nature. Le parc national de la Vanoise, op. cit., p. 13. 315 ADELL Nicolas, Anthropologie des savoirs, op. cit., p. 101.

316 Ibid.

317 DE JAUCOURT Chevalier, « Indigène (Géogr.) », Encyclopédie, vol. VIII, 1765, p. 676a. 318 Les scientifiques lui préfère maintenant le terme d’endémique.

319 MORIZOT Baptiste, « Le devenir du sauvage à l’Anthropocène », Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

être de différentes localités et régions de France. En tant que domaine d’État, les acteurs sont de rang national voire international. Le lieu d’origine du savant importe moins que sa capacité à produire des connaissances sur Rambouillet, sur la chasse et sur le domaine de Rambouillet. Ces savoirs sont donc surtout le fruit des gardes, du personnel et des responsables du domaine. Et non des princes ou des chasseurs invités qui appartiennent à une élite politique locale, nationale et internationale. Mais quelques figures de princes apparaissent comme des producteurs de savoirs sur Rambouillet ou de fins connaisseurs du domaine : Louis XVI, Charles X, Félix Faure témoignent d’une préoccupation domaniale et cynégétique particulière.

Cynégétique est le second terme pour désigner la catégorie de ces savoirs. Ce terme grec désigne la chasse avec des chiens320 , mais plus largement ce terme permet de caractériser toutes

les activités liées à la chasse. Ces savoirs cynégétiques concernent un grand ensemble de connaissances autour de la pratique de la chasse, car c’est bien une science de la pratique, une science du concret. Il ne s’agit pas seulement d’observer lorsque l’on chasse mais de participer, d’agir, de pratiquer l’animal et la nature. Les chasseurs sont donc les conservateurs d’un savoir exceptionnel qu’ils sont les seuls à détenir. Malheureusement, ce savoir reste dans « le monde de la chasse321 ». Et même chez les chasseurs, la culture ou les savoirs ne sont pas une priorité.

Déjà en 1969, François Sommer fait remarquer dans La chasse imaginaire que la formation des forestiers, des administrateurs de la chasse et des chasseurs laisse à désirer comparée à d’autres pays européen322. Ces connaissances associées aux pratiques sont un véritable patrimoine

immatériel vivant. Le classement de la Fauconnerie, c’est-à-dire de la chasse au vol et ses connaissances au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2010-2016, en témoigne323. Les

pratiques à Rambouillet font partie de ce patrimoine vivant sous-évalué. Il y a trois raisons principales qui explique cette marginalisation de la chasse en France. La première est inhérente à la chasse. La chasse est un monde et un monde partiellement hermétique qui communique peu. Et qui malgré des productions littéraires et culturelles massives (récits, traités, textes, documentaires, films) reste dans cet entre-soi. La seconde historiquement est le clivage physiocratique. En France, depuis le XVIIIe siècle et surtout autour de la période

révolutionnaire, une bonne terre est une terre utile. La pensée de la physiocratie est résumée dans cet extrait de Jean-Baptiste Moheau :

320 SALVADORI Philippe, op. cit., p. 91.

321 Titre de l’ouvrage de Paul Bourrieau sur la chasse en Anjou au XXe siècle. 322 SOMMER François, La chasse imaginaire, Paris, Robert Laffont, 1969, p. 28-30. 323 Les dates de 2010 et de 2016 circulent, voir site de l’UNESCO (consulté le 14/05/2019)

L’être humain, placé dans la classe des êtres crées la plus parfaite, et le plus parfait lui-même de cette classe, est le chef d’œuvre et le roi de la nature. […] Je le vois [l’homme] s’emparer de la nature, la convertir à son usage, se l’approprier toute entière. La terre s’entr’ouvre pour livrer les métaux ; elle perd ses productions originaires pour en prendre de nouvelles ; elle est endurcie, assouplie, adaptée à toutes les formes et à tous les usages. Les animaux nuisibles sont détruits ; ceux dont l’existence peut présenter quelque caractère d’utilité son protégés, multipliés, assujettis, dévorés, sacrifiés aux arts ; la finesse de leurs sens, la vitesse de leur marche, la force de leurs reins sont des biens, des possessions de l’humanité. Tout est changé : les carrières deviennent des palais, les forêts, des vaisseaux ; un métal est rendu incisif, un autre est transformé en remède, la graisse des animaux, en flambeau, leurs peaux, en vêtement. […] Tous les éléments obéissent à sa voix et servent son industrie ; le mouvement de tout ce qui existe tourne à son utilité.324

Théorisée par François Quesnay en 1765, la Physiocratie ne croit qu’en cette nature utile dont l’agriculture est la meilleure émanation325. Productrice, efficace, utile, l’agriculture est le

mode d’exploitation de la nature le plus valorisé sur le territoire français. Le XVIIIe siècle, est

aussi le siècle de l’apparition de l’agronomie, la science de l’agriculture. Gilles Denis en est actuellement le spécialiste ainsi que de son institution académique : l’INRA, l’Institut National de Recherche Agronomique fondé en 1946326. La société agro-pastorale d’influence latine et

chrétienne prospère en France comme en témoigne l’apparition de ces courants philosophiques, économiques et politiques. Les savoirs du haut et du bas sont en matière agricole et agronomique reconnus327. La chasse est restée en marges de tel courants de pensée et de

reconnaissance.

II- Un savoir par le Bas : science du concret, savoirs et

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