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Compter les morts : tableaux de chasse et états de nuisibles,

biopouvoir et population

II- Compter pour gouverner la Nature : tableaux, états et comptabilités domaniales

1- Compter les morts : tableaux de chasse et états de nuisibles,

Les comptabilités, qu’elles soient un comptage biopolitique ou thanatopolitique sont anciennes. Les comptabilités mortuaires ne naissent ni à Rambouillet, ni dans les domaines de chasse. Les comptages du nombre de morts aux champs d’honneur sont là pour en témoigner. En revanche, les domaines de chasse sont un lieu d’étude important pour l’historien de l’environnement puisque les hommes y comptent le nombre de morts chez les animaux.

Les archives de Rambouillet permettant de suivre et d’analyser le nombre de morts sont de trois types. D’abord, il y a la correspondance, mais celle-ci est très vaste, lacunaire et ponctuelle. Elle ne permet pas de suivre de manière systématique et précise les morts. En revanche deux autres sources de la pratique le permettent. Strictement documentaire, les états de nuisibles permettent de connaître les noms donnés aux nuisibles et les nombres d’animaux détruits. Pour notre période correspondance et états sont conservés aux Archives départementales des Yvelines. Les chiffres sont conservés du Premier Empire à la fin de la Cinquième République.

Ensuite, la dernière source est un véritable lieu historique, il s’agit du tableau de chasse. D’un point de vue documentaire, c’est un tableau manuscrit, dactylographié ou imprimé, qui contient la date de chasse, le nom des invités et chasseurs, les espèces de gibiers, le nombre de gibier tué par espèce et par chasseur. Il documente une pratique concrète qui est également nommée le tableau. Après chaque traque et après la chasse a lieu ce tableau où est présenté l’ensemble des gibiers tirés pendant la journée. Des photographies des chasses républicaines documentent cette pratique cynégétique. Ce moment est important pour les chasseurs, il s’agit de rendre les honneurs au gibier tué et de comptabiliser la réussite ou l’échec de la journée ou de la traque. L’animal mort prend un nouveau nom : celui de pièce de gibier. Cette pièce vient s’insérer, littéralement, dans un tableau. Chaque pièce de gibier est positionnée sur le sol, de manière soignée. Elle est alignée selon un nombre précis : 5, 10 voire plus. La première ligne complétée, les autres pièces sont placées en-dessous, pour former une nouvelle ligne. Les pièces

de gibier sont placées par ordre numérique et par espèce. Le canard colvert n’est pas mélangé aux faisans, et parmi les faisans ils sont séparés entre mâles et femelles ; entre espèces et variétés. Le tableau permet de hiérarchiser et d’organiser les morts : espèces, sexe, taille sont pris en compte. Le gibier le plus prestigieux, qui est également le plus rare est placé au centre et en haut du tableau. Ce tableau est un vrai manifeste de la pensée des chasseurs. Ils y hiérarchisent le gibier, l’ordonnent et le répartissent selon un mode de pensée et de classement du vivant bien précis. Le classement numérique en lignes et par ordre de grandeur permet de compter rapidement le nombre de pièces. Les lignes forment des rectangles de dizaines ou de centaines d’animaux qu’il est plus aisé de comptabiliser une fois les pièces mises en ordres. Cette pratique illustre l’importance du nom et du chiffre dans le classement et le gouvernement du vivant.

L’étude des tableaux de chasse, les documents ici, permet de suivre la pression de chasse sur le domaine de Rambouillet. La précision des tableaux permet de connaître également le nombre d’animaux tués mais aussi l’espèce de gibier. Ces tableaux permettent aussi de suivre les pratiques de chasse. Les tableaux de chasse de Louis XVI mentionnent le nombre de pièces mais non du type de gibier455. Le 6 mars 1784, Louis XVI chasse deux chevreuils dans le Grand

Parc, c’est sa première chasse à Rambouillet en tant que propriétaire du domaine. Le 19 août 1784, 128 pièces sont tuées. Le 26 août 1785 : 141 pièces ; le 28 août 1786 : 200 pièces, le 23 août 1788 : 184 pièces. Nous ne savons pas s’il y a déjà cette pratique du tableau à la fin des chasses à tir sous Louis XVI. En revanche, ce qui est certain c’est que le roi tient une comptabilité précise du nombre de pièces tuées, que ce soit lors des tirés ou à la suite des chasses à courre. Louis XVI chasse le cerf à Rambouillet, souvent un cerf est forcé par journée, mais comme pour le 30 juillet 1787, le tableau peut monter à trois cerfs forcés dans la journée. Le sanglier est à Rambouillet l’apanage du comte d’Artois, le frère du roi. Les états des chasses de La Reine et Monseigneur le Comte d’Artois pour le Sanglier sont plus difficiles à suivre, la poursuite étant plus détaillée que le nombre de sangliers forcés456.

Louis XVI commence cette comptabilité avant son accession au trône, dès 1769 et la poursuit presque jusqu’à la fin de la monarchie. Mais, il n’est pas un cas isolé, Philippe Salvadori mentionne les comptabilités de Jacques Toudouze à Chantilly. Officier des chasses des Condé il tient un journal des chasses de 1748, c’est-à-dire à sa nomination en tant que

455 Pour les chasses de Louis XVI, toutes les informations sont extraites du Journal de Louis XVI : AN, AE/I/4/3 : Journal de Louis XVI, Tome III contenant des cahiers relatant les chasses du roi dans les forêts de Versailles et de Rambouillet de 1769 à 1791.

456 BNF, Bibliothèque de l’Arsenal : 2711 à 2716, Etat des Chasses de la Reine et Monseigneur Comte d’Artois

Lieutenant des Chasses jusqu’en 1785. Outre la vie du château ce journal permet de dénombrer les 924 717 pièces de gibier chassées sur trente-sept années à Chantilly457. Certaines sources

médiévales ou modernes mentionnent le nombre d’animaux tués. Toutefois, ce qui évolue significativement au XVIIIe siècle, c’est la systématisation de cette pratique de comptage des

morts. Ces hauts faits du prince de chasse sont également les premières traces d’une véritable thanatopolitique.

Les Livrets des chasses de Napoléon Ier conservés aux Archives nationales semblent

poursuivre cette thanatopolitique458. Mais Charles-Eloi Vial dit qu’« aucun registre du gibier

tué ne fut tenu et les journaux présentèrent toujours des chiffres arrondis459 ». Sous la

Restauration l’usage des Livrets des Chasses annuels se poursuit. Ces livrets sont rares car ils n’étaient adressés qu’aux princes pour sanctionner leur année de chasse, leur hauts faits et prouesses cynégétiques. Les Livrets des chasses de la Restauration changent complétement de ceux de Louis XVI. Il n’y a plus de récits des chasses mais seulement une série de comptabilités : officiers et matériels, surface des domaines, jours de chasse et tableaux des chasses. Le 11 octobre 1817, le Comte d’Artois, le duc d’Angoulême et de Berry chassent à Rambouillet, le tableau est de 559 pièces : 97 faisans, 39 perdrix rouges, 159 perdrix grises, 1 caille, 167 lièvres, 93 lapins, 3 chevreuils460. Les chevreuils et les mammifères apparaissent en

dernier : le meilleur pour la fin en quelque sorte. Les tableaux entre 1815 et 1830 oscillent. Le plus élevé que nous connaissions est celui du 20 septembre 1825, où 1091 pièces sont au tableau : 510 faisans, 73 perdrix rouges, 151 perdrix grises, 1 grive, 45 lièvres, 296 lapins, 14 chevreuils461. Sous Napoléon III et la Troisième République, les documents se trouvent aux

Archives départementales des Yvelines. Les tableaux mentionnent en revanche les chevreuils en premier dans les listes. Le tableau le plus important est celui du 2 février 1867. Prennent part à la chasse aux côtés de l’Empereur : l’ambassadeur d'Autriche, le Prince de la Moskowa, le Général Fleury, le Comte de Montebello, le Duc de la Force, le Premier Veneur, le M. de Montbrun et le Comte du Bourg. Le tableau est de 1 325 pièces : 20 chevreuils, 4 lièvres, 877 lapins, 333 faisans, 91 perdrix. Nous voyons ainsi les lapins gagner du terrain sur l’ensemble du XIXe siècle. Le Second Empire semble être le premier régime a consacré des chasses

spécifiquement de lapins comme l’atteste les dates des 2 et 3 févriers 1862. Seuls les officiers de la Vénerie et des invités sont présents : le 2 février ce sont 295 pièces tuées dont 267 lapins

457 Ibid., p. 166.

458 AF/IV/*/1707 : Chasses : livrets pour les chasses de l’Empereur (an XII-1812). 459 VIAL Charles-Eloi, Le grand veneur, op. cit., p. 42.

460 Musée de la Chasse : Livret des chasses du Roi pour 1818, p. 316-317. 461 Livret des chasses du Roi pour 1826, p. 396.

et 28 coqs faisans, le lendemain ce sont 281 lapins qui sont chassés. La Troisième République se fait la reine des chasses aux lapins avec les fermés. Certaines chasses ne sont basées que sur eux. Comme le 22 mars 1881 où il y a 124 lapins au tableau, le 12 février 1893 ce sont 224 lapins et le 5 mars 1893, 302 lapins462. Les lapins constituent le fonds de chasse de ce régime

dont la proportion augmente énormément. Pour les IVe et Ve républiques nous ne disposons des

chiffres que pour les trois derniers mandats des présidents Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand463. A notre connaissance, le plus grand tableau de la Ve République et de

toutes les chasses de Rambouillet est celui du mardi 18 novembre 1980. Une chasse de Nemrod puisque 2 335 pièces sont au tableau ce jour-là. Et il n’est pas question de lapins : 1785 faisans, 343 perdrix, 4 bécasses, 89 canards, 13 divers. Ces comptabilités permettent aussi de suivre les évolutions des pratiques cynégétiques. Les chasses individuelles sont ainsi documentées : chasse à l’affût ou à l’approche. Ces techniques de chasse apparaissent seulement après la Seconde Guerre mondiale à Rambouillet. Et les sources ne les documentent qu’à partir de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Le président pratique souvent ces chasses et l’on suit les tirs de sélection de cerfs sika et de chevreuils. Une à six pièces par chasses viennent compléter ce dispositif thanatopolitique.

Nous ne pouvons revenir sur l’ensemble des chasses puisque la création d’un tableau numérique – où manquent la recension des livrets de l’Empereur et de la Restauration et d’une partie des IVe et Ve républiques – comprend déjà plus de 1 510 dates de chasse entre 1783 et

1995. Cette réalisation se montre être un outil cynégétique et historique exceptionnel qui permet de suivre les pratiques, les acteurs et les populations de gibier du XVIIIe au XXIe siècle. Une

fois complété il pourra constituer une ressource riche pour historiens, responsables du domaine et curieux.

Pour conclure, le comptage des animaux morts ne se résument pas à une simple pratique morbide. Compter les morts est une thanatopolitique, un gouvernement des morts par les chiffres. De plus, la pratique du tableau incarne cette tentative de mise en ordre des animaux et du vivant. Ce qui évolue après le règne de Louis XVI, c’est une systématisation mathématique de ce nombre de pièces de gibier au tableau. Les morts entrent dans la comptabilité sur le terrain et dans les sources. Ces nombres fournissent aux chasseurs une mesure de leurs prouesses et de leurs qualités de princes de chasse. Il ne s’agit pas d’étaler la mort à ses pieds, mais de lui rendre honneur. Le tableau permet de prouver la richesse du domaine et l’habileté des chasseurs. Enfin, il constitue une source riche pour l’historien qui n’a plus qu’à suivre cet ordonnancement strict

462 ADY, 6Q 529. 463 ADR.

des animaux et des morts. Cette pratique du comptage des morts évolue cependant à partir de 1981. L’élection de François Mitterrand et la création d’un Comité des Chasses Présidentielles affectent la thanatopolitique cynégétique de Rambouillet. Ce changement est conscient, comme le souligne Jean-Paul Widmer : « lorsque j’ai pris mes fonctions de directeur des chasses présidentielles, j’avais reçu deux directives. La première était de ne pas chercher à « la réalisation de tableaux de chasse excessifs comme ceux du septennat précédent464 ». Et les

tableaux sont moins importants que sous Valéry Giscard d’Estaing, ils peuvent dépasser les 1 100 pièces mais ils sont plutôt compris entre 300 et 1 000. De plus, le domaine ne conserve pas ces tableaux de chasse organisés par invités. Les documents livrent une comptabilité des pièces par battue. C’est à dire, que le calcul est plus géographique : telle battue fait tel nombre de pièces. Ce qui rend plus difficile le suivi des invités dans la dernière période des chasses. En revanche, ce changement permet de comprendre le changement de logique dans la thanatopolitique menée : les morts servent à évaluer les ressources du domaine comme précédemment. Mais avec l’ajout des comptages du vivant ils fournissent un outil de gestion de la faune cynégétique du domaine.

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