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1 Une rusticitas païenne encore vivace

On explique aisément que les campagnes soient demeurées longtemps enracinées dans une forme de religion agreste, à mi-chemin entre pensée magique et idolâtrie liées aux forces de la

nature anthropomorphes telles que génies ou esprits470. Gageons que certaines modalités de l'antique

croyance, celles notamment qui avaient trait à des guérisons ou à des bénéfices individuels, seyaient encore très bien aux habitants de l'empire, surtout dans les campagnes où le culte chrétien n'avait pas encore profondément pénétré. Cet attachement aux pratiques cultuelles ancestrales qui, bien que

470Jullian 1908, t. VIII, p. 330, avait déjà bien présumé que persistaient dans les provinces rurales gauloises, sous des

formes plus ou moins absorbées et intégrées par la religion nouvelle, des petites divinités, des esprits, des fées, des démons qui constituaient dans la Gaule christianisée un véritable « panthéon chrétien ». L'église avait de fait continué à accorder droit de cité à ces divinités secondaires, et « fidèle aux rêveries dualistes du christianisme originel, leur reconnut un droit à la vie, les inscrivit dans son catalogue des êtres surnaturels, non pas, il est vrai, comme des forces que l'on respecte, mais comme des puissances du mal que l'on combat ».

certainement assez innocentes, gênait ou gauchissait la diffusion de la uera fides, se reflète dans les prédications épiscopales qui, jusqu'au VIe siècle et au-delà, expriment le souci récurrent de les

éliminer.

D'une part, les canons doivent inlassablement rappeler qu'il est interdit pour un chrétien de

perpétuer les usages du culte agreste. Le second concile d'Arles, au milieu du siècle471, statue par

exemple :

Si dans le territoire d'un évêque, des infidèles allument des flambeaux ou révèrent des arbres, des pierres ou des fontaines, et que l'évêque néglige d'abolir cet usage dans son diocèse, qu'il sache qu'il est coupable de sacrilège. Le maître, ou l'administrateur des terres de ce même coupable, s'il refuse de se corriger après en avoir été averti, sera excommunié.472

L'interdit qui frappe le culte rendu aux arbres fait encore l'objet de plusieurs sermons de Césaire, et de canons de conciles ultérieurs, tel celui de Tours en 567473. Ce dernier concile, tenu dans un

diocèse où, près de deux cents ans auparavant, Martin avait pourtant employé toutes ses forces à détruire l'ancien culte, fait encore la liste de toutes les formes de l'antiquus error (telle qu'il la nomme encore lui-même) qu'il lui faut toujours explicitement réprouver, telle la célébration de la fête des calendes de janvier ou la fréquentation des designata loca gentilium où l'on vénère des pierres, des sources, des arbres :

Enimuero quoniam cognouimus nonullus inueniri sequipedas erroris antiqui, qui kalendas Ianuarii colunt, cum Ianus homo gentilis fuerit, rex quidem, sed esse Deus non potuit : quisquis ergo unum Deum Patrem regnantem cum Filio et Spiritu sancto credit, non potest integer christianus dici, qui super hoc aliqua de gentilitate custodit. Sunt etiam qui in festiuitate cathedrae domni Petri intrita mortuis offerunt et post missas redeuntes ad domus proprias ad gentilium reuertuntur errores et post corpus Domini sacratas daemoni escas accipiunt. Contestamur illam sollicitudinem tam pastores quam presbiteros gerere, ut, quoscumque in hac fatuitate persistere uiderint uel ad nescio quas petras aut arbores aut ad fontes, designata loca gentilium, perpetrare, quae ad ecclesiae rationem non pertinent, eos ab ecclesia sancta auctoritate reppellant nec participare sancto altario permittant, qui gentilium obseruationes custodiunt. Quid enim daemonibus cum christo commune, cum magis sumenda iudicium delicta uideantur addere, non purgare.

471Dans Conciliae Galliae, 314-506, p. 111-131. La liste appelée « concile d'Arles » est à vrai dire une collection de

canons souvent inspirés de normes conciliaires antérieures ; elle date, au plus tard, de 506.

472Canon 23 du second concile d'Arles, dans Concilia Galliae, 314-506, p. 119 : Si in alicuius episcopi territorio

infideles aut faculas accendunt aut arbores, fontes uel saxa uenerantur, si hoc eruere neglexerit, sacrilegii reum se esse cognoscat. Dominus aut ordinator rei ipsius, si admonitus emendare noluerit, communione priuetur. L'ordinator

est le gérant des propriétés ecclésiastiques : Lizzi Testa 2010, p. 108-109.

« Nous avons appris, en vérité, qu'il se trouve certaines gens, adeptes de l'antique erreur, qui fêtent les calendes de janvier, alors que Janus fut un païen : c'était un roi, certes, mais il ne pouvait être Dieu. Or quiconque croit en un seul Dieu, le Père régnant avec le Fils et l'Esprit, ne peut être dit intégralement chrétien s'il observe, sur ce point-là, des usages du paganisme. Il y a aussi des gens qui, à la fête de la Chaire de saint Pierre, offrent des potages aux morts, et qui, rentrant à la maison après la messe, retournent aux erreurs des païens et prennent, après le Corps du Seigneur, des mets consacrés aux démons. Nous conjurons tant les pasteurs que les prêtres de veiller attentivement à ce que, s'ils voient des gens persister dans cette sottise, ou accomplir auprès de je ne sais quelles pierres ou arbres ou sources, lieux choisis par les païens, des rites incompatibles avec l'esprit de l'Église, ils les chassent de l'église par leur sainte autorité et ne laissent pas participer au saint autel ceux qui gardent des observances païennes. Qu'y a-t-il en effet de commun entre les démons et le Christ ? C'est là ajouter aux délits qui méritent condamnation, plutôt que les effacer. »474

Il est intéressant de voir ici comment sont encore rappelés, dans un effort très pédagogique, les préceptes simples d'un monothéisme toujours manifestement mal assimilé : Dieu est dieu, Janus non ; célébrer les calendes de janvier revient, pour les rédacteurs du canon, à vénérer un autre dieu. Ce canon présente d'autre part le grand intérêt d'attester à nouveau, à date avancée, des pratiques païennes réprouvées. À propos de la vénération des sources, nombreux sont encore les synodes qui doivent formuler à nouveau l'interdit de cette pratique : par exemple celui d'Auxerre en 578, en 585 à Auxerre, à Nantes en 658, à Tours à nouveau en 813... À vrai dire, les exemples abondent de ces

textes récusant encore toute sorte de reste d'usages païens, y compris durant le haut Moyen-Age475 .

Par ailleurs, la pratique de la divination476 est encore attestée (et très fermement réprouvée)

dans les milieux ecclésiastiques dans la Gaule du la deuxième moitié du Ve siècle : le canon 16 du

Concile de Vannes, dont les actes sont publiés entre 461 et 491, s'en prend ainsi à cet usage quod maxime fidem catholicae religionis infestat :

Ac ne id fortasse uideatur omissum, quod maxime fidem catholicae religionis infestat, quod aliquanti clerici student auguriis et sub nomine confictae religionis, quas sanctorum sortes uocant, diuinationis scientiam profitentur, aut quarumcumque scripturarum inspectione futura promittunt, hoc quicumque clericus detectus fuerit uel consulere uel docere, ab ecclesia habeatur extraneus.

474Canon 23 du Concile de Tours dans Concilia Galliae 511-695, (CC 148a, p. 191). 475Audin 1980, p. 679-696.

476À ce sujet, cf. Haack 2003, et notamment les p. 218-219, postulant la persistance d'une pratique haruspicinale dans

les campagnes au-delà du VIe siècle. Nous consacrons un chapitre aux pratiques divinatoires chez Sidoine dans la

Et pour que, à tout hasard, on ne paraisse pas avoir oublié ce qui infeste le plus la foi de la religion catholique, à savoir que certains clercs étudient les augures et professent une science de la divination sous le nom d'une fausse religion, qu’ils appellent sorts des saints, ou prédisent l'avenir par l’inspection de toute sorte d'écritures, nous décrétons que tout clerc qui sera surpris en train de consulter ou d'enseigner ces matières soit tenu pour étranger à l’Église.477

Ces usages mantiques semblent d'ailleurs se perpétuer quelques temps : nous verrons plus loin comment Sidoine lui-même aura à s'en défaire. Le canon 83 des Statuta Ecclesiae Antiqua vers

475, formule le même interdit478. Plus proche encore d'un point de vue géographique, citons

seulement le canon du concile d'Orléans, tenu en 511, qui excommunie tout clerc, moine ou séculier qui « aura cru qu'on peut avoir de la considération pour la divination ou les augures, et tous ceux

qui les auront crus »479. Au nombre des usages sacrilèges condamnés par l'Église, citons encore le

pèlerinage thérapeutique dans les sanctuaires de dieux guérisseurs, ainsi que la pratique de

l'incubation, des ex-voto, des lampes480 ou de l'encens allumés près des sources ou des autels, toutes

pratiques qui gardent une vitalité non négligeable en Occident481. Dans la sphère privée, le culte

domestique demeure également vivace : les offrandes au foyer sont évoquées par Césaire d'Arles482,

et l'archéologie conserve dans certaines villas du Ve siècle la trace d'un culte rendu aux dieux

Lares483.

Le souci de terrasser les formes diverses de ces fâcheuses superstitions n'est pas le seul apanage des clercs. On en retrouve aussi la trace dans un texte législatif officiel émis par l'empereur Anthémius à la fin de son règne, qui apparente le rite païen à un crimen publicum. Témoignage rare

d'une politique publique explicitement antipaïenne dans l'Occident de la seconde moitié du Ve

siècle, cette constitution émise en 472 stipule à l'adresse des grands propriétaires terriens qu'il leur

477Canon 16 du Concile de Vannes, Concilia Galliae, 314-506 (CC 148), p. 156. (Traduction personnelle).

478Canon 83 des Statuta Ecclesiae Antiqua, Concilia Galliae, 314-506, p. 179. Auguriis uel incantationibus

seruientem a conuentu ecclesiae separandum ; similiter et iudaicis superstitionibus uel feriis inhaerentem : « Que

celui qui s'adonne à des augures ou à des enchantements soit séparé de la communauté de l'église ; de la même façon celui qui participe aux superstitions ou aux féries judaïques. » (traduction personnelle).

479Canon 30 du Concile d'Orléans, Concilia Galliae, 511-695., p. 12 : Si quis clericus, monachus, saecularis

diuinationem uel auguria crediderit obseruanda uel sortes, quas mentiuntur esse sanctorum, quibuscumque potauerint intimandas, cum his, qui iis crediderint, ab ecclesiae conmunione pellantur, « Si un clerc, un moine, un

séculier a cru qu'il fallait avoir quelque considération pour la divination ou les augures, ou qu'il observe les sorts, dont on dit à tort qu’ils émanent des Saints, de même que tous ceux avec qui ils les ont partagés en buvant un coup, en même temps que ceux qui les ont crus, tous, qu’ils soient exclus de la communion de l’Église » (traduction personnelle).

480Le canon 23 du concile d'Orléans de 452 condamne l'allumage de torches en plein jour comme acte de culte

d'infidèles.

481Mac Mullen 2011, p. 89-93, 105, et n. 84, p. 299. 482Sermon 192.

483Mac Mullen 2011, p. 100-101, indique que des villas construites au cours du Ve siècle abritent encore des niches ou

revient de s'opposer aux cérémonies païennes qui se perpétuent sur leurs terres. L'interdit est formulé en des termes particulièrement dissuasifs, puisque tout propriétaire convaincu d'avoir laissé se perpétuer sur ses terres un culte païen, se verra non seulement confisquer ses biens, mais sera aussi frappé de dégradation civile, s'il est un citoyen gradé, ou puni de châtiments corporels et d'exil s'il est un simple particulier :

Les Empereurs Léon et Anthémius, à Dioscore, préfet du prétoire : Que personne n'ait la témérité de faire les choses qui ont été souvent défendues aux païens ; qu'il sache que celui qui a cette témérité commet un crime public. Nous voulons que ces crimes soient tellement réprimés, que, quoiqu'ils soient commis dans le champ ou la maison d'autrui, si c'est au su des maîtres, le champ ou la maison soit adjugé au trésor de l'église ; que les maîtres qui, par cela seul qu'ils ont souffert qu'on souillât leurs biens par de tels crimes, y ont consenti, soient, s'ils sont revêtus de quelque dignité et de quelque grade militaire, punis par la perte de leur dignité ou de leur grade, et par la confiscation de leurs biens ; et, s'ils sont d'une condition privée ou plébéienne, après avoir souffert des tourments corporels, qu'ils soient condamnés aux travaux des mines ou à un exil perpétuel484.

Cette loi, promulguée sous Anthémius qui, comme on l'a vu, dut subir les pressions du pape pour se réformer, reformule un impératif qui existait depuis le début du siècle : on retrouve une loi similaire, contenue dans la constitution de 407, qu'il fallut manifestement rééditer en la circonstance. Rita Lizzi Testa interprète lucidement cette répétition : vraisemblablement, les domini n'avaient jamais vraiment pris la peine de faire appliquer la loi religieuse, qui avait toutes les chances de compromettre l'harmonie de leurs relations avec leurs paysans, dans cet « occident rural obstinément païen »485. L'inefficacité des injonctions de l'Église envers les pagani récalcitrants se

déduit naturellement de leur récurrence jusqu'au VIIe siècle. À l'appui de cette idée, la

documentation archéologique témoigne elle aussi d'une fréquentation toujours perceptible des

sanctuaires publics polythéistes jusqu'au début du Ve siècle au Centre-Est de la Gaule, démantelés

progressivement par les lois théodosiennes jusqu'à leur abandon définitif au plus tard vers 420, mais il ne fait pas de doute que la vie privée demeure malgré tout « encore largement marquée par le paganisme »486.

Les auteurs chrétiens contemporains de Sidoine font du reste encore mention de pagani,

484CI I, 11, 8 : Imp. Leo et Anthemius AA. Dioscoro, P.P. Nemo ea, quae saepius paganae superstitionis hominibus

interdicta sunt, audeat pertemptare : sciens, quod crimen publicum committit qui haec ausus fuerit perpetrare. In tantum autem huiusmodi facinora uolumus esse resecanda ut, etiamsi in alieno praedio uel domo aliquid tale perpetretur, scientibus uidelicet dominis, praedium quidem uel domus sacratissimi uiribus aerarii addicetur. Domini uero pro hoc solo, quod scientes consenserint sua loca talibus contaminari sceleribus, si quidem dignitate uel militia quadam decorantur, amissione militiae uel dignitatis nec non rerum suarum proscriptione plectentur, priuatae uero condicionis uel plebeii constituti post cruciatus corporis operibus metallorum perpetuo deputabuntur exilio.

485Lizzi Testa 2010, notamment p. 105-106. 486Kasprzyk, Nouvel, Hostein et Joly 2014, p. 208.

dont l'erreur doit être corrigée. Ainsi à Vienne, où il est probable que la circumambulatio de la

déesse Cybèle se soit maintenue au-delà de la fin du IVe siècle487 , le sénat de la ville souleva un

mouvement d'hostilité à l'encontre de l'évêque Mamert, lorsqu'il voulut instaurer les rogations qui devaient supplanter l'ancien rite488. À la même époque, dans le Sud de la Gaule, Fauste de Riez

distingue encore dans ses sermons les païens (gentiles) comme une catégorie sociale à part entière, au même titre que les catéchumènes et que les chrétiens baptisés:

Ainsi les païens et les catéchumènes ont part aux bienfaits accordés par le Père et par le Fils ; mais être sanctifié, recevoir l’infusion de l’Esprit Saint, cela n’est donné qu’à ceux qui, parvenus jusqu’au baptême, purifiés, devenus des « spirituels », disciples des apôtres et apôtres à leur tour sont prêts, de tout leur esprit, à rendre témoignage jusqu’au martyre.489.

Cette tripartition prouve la persistance de ces gentiles, qui se définissent par opposition à ceux qui sont déjà chrétiens ou qui aspirent à l'être. Nous avons vu aussi que le canon 16 des Statuta Ecclesiae Antiqua prévoyait de laisser entrer à la première partie de la messe tout individu extérieur à l'Église, siue gentilem, siue haereticum, siue iudaeum. Semblablement, Grégoire de Tours nous laisse penser que des païens demeurent encore en grand nombre dans le Sud (pourtant « christianisé » depuis plus de deux siècles) de la Gaule, au moment où Nicetius de Trèves (né en 526) raconte : « Tout récemment, alors que je cherchais à gagner l'Italie en bateau, une grande foule de païens embarqua avec moi, et parmi tous ces campagnards j'étais le seul chrétien »490. Le tourangeau

exploite sans doute la proximité sémantique qui existe entre le paganus païen et le paganus paysan, mais il les définit bel et bien tous par opposition au seul christianus qu'il est. Il ne s'agit là que d'un petit nombre de preuves que la tradition païenne reste en définitive vivace dans nombre de provinces gauloises, et ce, jusqu'à une date parfois fort avancée ; nous émettons en outre l'hypothèse que la perpétuation de cette tradition n'est pas que l'apanage de candides ruraux simplement mal dégagés d'une vieille rusticitas.

487Lizzi Testa 2010, p. 86. Ce culte est également encore vivace dans l'Afrique d'Augustin, qui décrit (Ciu. 2, 4) la

ferveur des fêtes en l'honneur de la déesse carthaginoise Caelestis, assimilée à Cybèle : Ratti 2016c, p. 30-31.

488Avit de Vienne, Hom. In Rogat. 6 (MGH aa 6, p. 110, 26-27) : Putabatur a quibusdam Viennensis senatus, cuius

tunc numerosis illustribus curia florebat, inuentis non posse adduci, cum uix adquiesceret legitimis inclinari.

489Fauste de Riez, De Spiritu Sancto, 2, 10 : Ergo et gentiles et catechumeni de Patris et Filii dispensatione

participant, de sanctificatione uero et infusione Spiritus sancti non facile, nisi iam baptismum consecuti, purificati et spiritales effecti, apostolici etiam et apostoli ac toto spiritu ad martyrium praeparati.

490Grégoire de Tours, Vit. patr., 17, 5 : Nuperrimo tempore cum nauem ascendens Italiam peterem, multitudo