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II Un paganisme qui n'en finit pas de mourir : rémanences de l'antiquus

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Avant de traiter plus avant des formes d'un paganisme rémanent dans l'empire chrétien, il semble utile de traiter la uexata quaestio de la définition de cette notion. Disons d'emblée que nous entendons par paganisme toute forme de culte concurrente du dogme chrétien en ce qu'elle engage d'autres croyances que celle en le Dieu unique et ses hypostases, ainsi que d'autres pratiques que celles enjointes et autorisées par l'Église chrétienne gauloise, telles que nous les avons définies dans le quatrième chapitre de cette partie : baptême et sacrements chrétiens, liturgie confirmée dans le cadre de la messe, culte des saints et des martyrs. En outre, nous nous appuyons sur la caractérisation des sources elles-mêmes pour qualifier de « païen » tout rite, geste de vénération ou superstition réprouvés par le clergé normatif, quand bien même ce culte coexisterait de façon pacifique avec le baptême, ce qui ne nous paraît presque jamais possible dans la durée. Cette qualification « large » du paganisme, que d'aucuns récuseraient par souci de précision pour distinguer des faits de religion « populaire », de folklore, de magie ou de rites funéraires traditionnel, d'un « paganisme » strictement caractérisé (comme lié uniquement à la vieille religion

gallo-romaine)463 s'explique par l'orientation que nous donnons à notre propos, voué à faire

apparaître l’ambiguïté religieuse persistante dans les écrits de Sidoine, qui ne pouvaient censément être entendus comme des contenus neutres dans cet empire encore mal christianisé.

Comme le remarque Ramsay Mac Mullen464, les difficultés que rencontre l'historien,

lorsqu'il souhaite faire l'estimation du nombre de chrétiens et de païens dans l'empire tardo-antique,

462Pietri 1998, p. 235.

463Cecconi 2012, p. 126, souligne les difficultés à délimiter ces diverses manifestations païennes et propose aussi la

marque du baptême comme clé de voûte.

tiennent d'une part à la déformation des sources, même officielles, qui sous-estiment assurément le

nombre d'adversaires païens dans un élan triomphaliste465, et d'autre part à la très faible proportion

des sources non chrétiennes dans les textes dont nous disposons pour le Ve siècle. D'importantes

preuves d'une sourde résistance idéologique païenne ont toutefois été récemment décelés par Stéphane Ratti, dont les travaux mettent en évidence les stratégies par lesquelles les auteurs païens tâchent de faire survivre leurs idées466. Pour Peter Brown également, les auteurs chrétiens de ce

siècle semblent désireux de camoufler la survie du polythéisme en construisant « le mirage d'un Empire totalement chrétien »467. Toutefois, en dépit de la promulgation de décrets très répressifs,

l'attention étant souvent captée par la question militaire au détriment du souci de l'application concrète des lois religieuses et les fonctionnaires étant absorbés par des problèmes d'ordre très pragmatique, il est plus que probable que les mesures autoritaires promulguées dans le Code Théodosien n'aient pas systématiquement été suivies d'effets. Dans ces conditions, il est indubitable que nombre de païens et de sympathisants païens subsistaient dans l'empire tardo-antique, et ce

même dans les cercles proches du pouvoir, et même parmi les fonctionnaires468, comme nous

l'avons vu dans la cour du « philopaïen » Anthémius. Du reste, Ramsay Mac Mullen souligne aussi que le contenu des décrets persécuteurs pouvait être adouci concrètement, à l'échelle locale, par diverses mesures d’accommodements de la part du gouvernement provincial et de l'administration

municipale, qui pouvaient trouver de l'intérêt à ces compromis avec les récalcitrants469.

La christianisation des provinces pouvant être appréhendée comme un processus très lent, l'époque de Sidoine est, à notre sens, un des temps forts de cette transition. Le christianisme gaulois se présente d'abord essentiellement comme un phénomème urbain, méridional et aristocratique, et, même si les sources restent relativement muettes à ce sujet, il n'est pas concevable que la transition religieuse vers le christianisme se soit accomplie de façon satisfaisante en moins d'un siècle : diverses preuves en attestent, comme nous allons le voir. Les provinces gauloises, par leur proximité et leurs liens très serrés avec le cœur de l'Empire et le milieu sénatorial romain, sont aussi le lieu de résistances ou de permanences païennes locales. Nous voulons étudier ces usages parce qu'ils ont pu, à force, rendre problématiques certaines pratiques et références littéraires et culturelles de Sidoine, qui dut finalement se déprendre des formes, même très atténuées car assimilées de

465L'auteur cite (ibid. n. 3, p. 246), pour exemple de cette « absurdité triomphale » à laquelle il refuse d'ajouter foi,

l'affirmation du C.Th. 16, 22, 10 : « des règlements (…) supprimeront tous les païens qui survivent, bien que Nous croyions qu'il n'en subsiste aucun ». On constate en effet aisément que cette affirmation n'est pas cohérente : à quoi bon promettre et décréter l'anéantissement d'un groupe inexistant ?

466Notamment Ratti 2010, Ratti 2012 et Ratti 2016a. 467Brown 1992, p. 128-133.

468Ibid., p. 45. 469Ibid., p. 40-41 et 45.

longue date à une tradition littéraire sentie comme neutralisante, de l'ancien culte polythéiste ; ces références au culte antique lui apparurent, et c'est ce que nous postulons, probablement gênantes lorsqu'il dut se faire le champion d'une orthodoxie catholique en gérant l'épiscopat de Clermont, voire même avant. Il arriva très certainement un temps au cours duquel la culture classique muta dans une sphère idéologique honnie, et il fallut à notre auteur, qui y était attaché, se censurer. Pour saisir ce que les recours répétés aux contenus liés aux croyances païennes pouvaient encore comporter de problématique, il faut revenir sur la question de la fragilité du culte chrétien en Gaule et mettre en évidence les heurts auquel il dut se confronter.

Nous voudrions ici distinguer, pour traiter de la perpétuation du culte païen en Gaule au Ve

siècle - deux attitudes structurantes : l'une consiste pour le gaulois à continuer de pratiquer, presque naïvement, un culte polythéiste, qu'il fût de tradition classique romaine ou spécifiquement gaulois, comme dans le cadre de pratiques ancestrales liées aux éléments naturels, agrestes ou sylvestres. Ce type de survivance du paganisme, dont les gestes semblent effectués sans volonté vérifiable de concurrencer le culte chrétien, est probablement le plus répandu en Gaule tardo-antique. L'autre attitude, en revanche, est plus solidement engagée sur le plan idéologique, et emploie le culte païen d'une façon pour ainsi dire plus offensive : y avoir recours ou y faire référence est alors une façon de refuser le dogme chrétien et de résister à la culture chrétienne dominante. C'est par cet usage idéologique et polémique du paganisme que nous terminerons.