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III Un judaïsme gaulois mineur, mais existant

Au nombre des formes religieuses concomitantes et concurrentes du catholicisme en Gaule en période tardo-antique, les écrits de Sidoine nous engagent encore à signaler la religion juive,

envers laquelle l'empire romain oscille entre tolérance et condamnation557. Installée depuis plusieurs

siècles sur le territoire gaulois, et plus spécifiquement autour du Rhône et du Rhin depuis deux

551Id. ibid. : sunt enim, quod peius est, infelices et miseri, qui paganorum fana non solum destruere nolunt, sed etiam

quae destructa fuerant aedificare nec metuunt nec erubescunt...

552Sur Césaire d'Arles, et la rigueur qu'il professe pour défendre le peuple des fidèles contre la tentation païenne, cf. la

récente thèse d'Isabelle Perée, « Césaire d’Arles et l’Église de Provence au VIe siècle : ascèse pour les moines, ascèse

pour tous ? ».

553Dumézil 2005, p. 223-230 et Dumézil 2009, p. 41-49. 554Cecconi 2012, p. 131-132.

555Maxime de Turin, serm. 72, 2. 556Cecconi 2012, p. 133.

557Squillante 2008, p. 35-40. À propos des relations entre chrétiens et Juifs dans le monde occidental dans l'antiquité

siècles558, il apparaît que la communauté juive se conserve dans cette région de l'empire, et ce

malgré la forte politique de limitation des droits de culte et de cité mise en œuvre à son encontre par les successeurs de Théodose, et notamment par Théodose II : par exemple, les fidèles de cette

religion désormais considérée comme une superstitio559, se voient empêchés d'exercer certaines

fonctions publiques560. Il est par ailleurs fait mention du judaïsme dans les canons conciliaires, qui

témoignent d'une coexistence plus ou moins pacifique des deux religions, et en tout cas d'une volonté de limiter les contacts avec ces hommes que le clergé assimile volontiers aux hérétiques et aux païens. Ainsi, le canon 12 du concile de Vannes défend aux clercs de prendre leur repas avec les juifs :

Que tous les clercs se gardent de prendre un repas commun avec les juifs, et qu'ils ne les invitent pas non plus à prendre un repas en commun avec eux. En effet, comme les juifs ne consomment pas la nourriture ordinaire des chrétiens, il serait indigne et sacrilège que des chrétiens mangeassent leur nourriture ; puisque ce que nous mangeons avec la permission de l’Apôtre, ils le jugent impur, et qu'ainsi les clercs commenceraient à être inférieurs aux juifs, si nous, nous mangeons ce qu'ils nous servent, alors que ces derniers rejettent ce que nous leur offrons561.

Le canon 83 des Statuta Ecclesiae Antiqua interdit également aux clercs de prendre part à leurs fêtes, les comparant, de la même façon, à des superstitions :

Celui qui s'asservit aux augures ou à des enchantements doit être séparé de la communauté de l'église ; de la même façon que celui qui participe aux superstitions ou aux fêtes juives562 .

Néanmoins, un autre canon du même recueil réclame l'ouverture, partiellement limitée, de l'église avant l'eucharistie, aux juifs, comme aux païens ou aux hérétiques, statuts qu'il considère donc comme équivalents :

558Sur l'implantation et le traitement des Juifs en Gaule, Robert 1938 démontrait que l'existence des Juifs en Gaule

franque était relativement exempte de troubles, malgré une volonté de mise à distance du clergé catholique. Une étude vient de paraître sur le sujet : Lanfranchi P., Verheyden J., Jews and Christians in Antiquity, Leuven, Peeters, 2018.

559C. Th., 16, 16. 560C. Th., 16, 8.

561Canon 12 du Concile de Vannes, Concilia Galliae 314 – 506, p. 154 : Omnes deinceps clerici Iudaeorum conuiuia

euitent nec eos ad conuiuium quisquam excipiat ; quia cum apud Christianos cibis communibus non utantur, indignum est atque sacrilegum eorum cibos a Christianis sumi ; cum ea quae Apostolo permittente nos sumimus, ab illis iudicentur immunda ac sic inferiores incipiant esse clerici quam Iudaei, si nos quae ab illis apponuntur utamur, illi a nobis oblata contemnant. (traduction personnelle).

562Canon 83 des Statuta Ecclesiae Antiqua, ibid., p. 179 : Auguriis uel incantibus seruientem a conuentu ecclesiae

Que l'évêque n'empêche personne d'entrer dans l'église et d'entendre la parole de Dieu, qu'il soit païen, hérétique ou juif, jusqu'au moment du renvoi des catéchumènes563.

En 506, le concile d'Agde rappelle encore que ni clerc ni laïc ne doivent prendre part à une

fête juive564. On le voit, les juifs sont, d'après ces canons, soigneusement tenus à distance, mais leur

présence demeure tolérée, mais seulement pendant la « liturgie de la parole » ; il semble qu'ils soient toujours considérés comme susceptibles d'être convertis565 puisque l'église doit leur rester

accessible, au moins avant l'eucharistie. Ils assument toutefois un statut identique à celui d'hérétiques.

Le corpus des écrits de Sidoine ne propose que quelques allusions à cette religion, mais les trois mentions qui en sont faites témoignent tout de même d'une présence judaïque dans l'Occident chrétien, présence que confirme d'ailleurs, au niveau local, l'incendie de la synagogue de Clermont perpétré par les fidèles chrétiens en 576, mentionné par Grégoire de Tours566 ; à cette occasion

l'évêque de la ville essaya de convertir la communauté juive clermontoise, parmi laquelle les rétifs quittèrent les lieux pour chercher refuge à Marseille567.

Nous signalons ici les évocations du judaïsme, dans l'ordre chronologique des écrits de Sidoine. Tout d'abord, dans l'éloge qui en est proposé dans les carmina, il est étonnant de lire que le Burgus de Pontius Leontius, vaste et luxueux château appartenant à une des premières familles d'Aquitaine, sis à coté de Bordeaux, est orné d'une grande fresque représentant les recutitorum primordia Iudaeorum, « les origines des Juifs circoncis ». Cette « brillante composition » est présentée sur « un ensemble de panneaux » situé derrière l'atelier de tissage attenant à la « maison

d'hiver » de Pontius568. Serait-ce à dire que la famille du propriétaire ou de son épouse - puisque la

fresque orne l'un des pans extérieurs de l'atelier de tissage où travaille la domina - , est de confession juive ? Sidoine ne formule aucun commentaire sur le thème de cette peinture qui « resplendit pour l'éternité ». Si cette fresque retient particulièrement l'attention de Sidoine, notons

563Canon 16 des Statuta Ecclesiae Antiqua, ibid., p. 169: Ut episcopus nullum prohibeat ingredi ecclesiam et audire

uerbum dei, siue gentilem, siue haereticum, siue iudaeum usque ad missam catechumenorum.

564Canon 40 du Concile d'Agde, ibid., p. 210, qui reprend textuellement le canon 12 du Concile de Vannes, cité ci-

dessus.

565C'est ce que prévoit notamment le c. 34 du concile d'Agde de 506, ibid. p. 207 : Iudaei, quorum perfidia frequenter

ad uomitum redit, si ad legem catholicam uenire uoluerint, octo mensibus inter catechumenos ecclesiae limen introeant, et si pura fide uenire noscuntur, tunc demum baptismatis gratiam mereantur : si des Juifs, dont la perfidie

les fait souvent revenir à leur vomi, voulaient embrasser la foi catholique, qu'ils se présentent avec les catéchumènes huit mois au seuil de l'église, et si l'on estime qu'ils sont venus à la vraie foi, qu'alors seulement ils méritent la grâce du baptême.

566Grégoire de Tours, Hist. 5, 11.

567Guyon 2010, p. 367-368. L'antijudaïsme ambiant trouva encore à s'exprimer dans le baptême contraint des juifs

qu'opéra Virgilius à Arles à la fin de ce même siècle.

qu'il ne fait mention d'aucune autre peinture observée dans cette demeure qui doit en toute logique en comporter bien d'autres. Le fait est assez étonnant pour être relevé. À l'époque de la rédaction du poème, entre 461 et 467, Sidoine n'est pas encore l'évêque prosélyte qu'il deviendra ; aussi ce thème de « l'origine des Juifs circoncis » n'appelle-t-il aucune remarque de sa part, qui semble même y voir un motif possible de fierté pour la famille dont il vante le château, puisqu'il la mentionne au cœur de sa description élogieuse. Il n'est pas encore question de désigner cette religion comme une « erreur », comme il le fera à date ultérieure, comme nous allons le voir.

Au contraire, dans sa correspondance plus tardive, Sidoine encouragera au moins deux de ses correspondants à prendre part à la conversion de juifs : ainsi en va-t-il tout d'abord du prénommé Gozolas, client de l'ancien préfet du prétoire Magnus Felix, et qui œuvre comme courrier entre les deux hommes569. À l'égard de Gozolas, Sidoine signale qu'il « aurai[t lui] aussi de

l'affection, si sa secte ne [lui] inspirait du mépris570 ». On relèvera que Sidoine, évêque depuis peu

(la missive date de 471 ou 472), désigne désormais la religion juive comme une « secte » propre à inspirer du dédain. Néanmoins, ce mépris n'est pas partagé par Magnus Felix, dont nous verrons plus loin que la conuersio est tardive, et qui porte une affection certaine à ce client juif qu'il fait bénéficier de son patronage. On induira de ce cas qu'au début des années 470, contrairement à ce que suggèrent les conciles gaulois à destination des clercs, la communauté juive est encore loin d'être ostracisée, du moins dans l'aire géographique dans laquelle évoluent les deux correspondants. Elle semble bénéficier pleinement du droit de cité, même si le clergé ne doit pas la fréquenter outre mesure : les canons ecclésiastiques signalés plus haut reflètent aussi cette position ambivalente, oscillant entre tolérance et méfiance.

Nous retrouvons d'ailleurs le nom de Gozolas dans une autre lettre571, adressée à Felix et

datée de la fin de 474, dont il assurera à nouveau l'acheminement jusqu'à Felix : le juif est toujours un client de l'ancien préfet, puisqu'il est présenté avec l'adjectif uester. Sidoine, pour sa part, ne condamne plus aussi fermement la « secte » du messager : il ne fait qu'exprimer, dans ce billet certes court, le vœu qu'il se convertisse à son tour, et qu'il devienne aussi noster, « nôtre » : « Dieu

fasse qu'il soit aussi nôtre ! »572. Par ce jeu de mots, l'évêque réclame évidemment la conversion du

juif, et invite peut-être subtilement Felix à y prendre part ; mais nous montrerons plus tard que le fils du consul Magnus, qui conserve longtemps ses habitudes mondaines, n'est peut-être guère enclin à seconder Sidoine dans son œuvre pastorale ; à cet égard, il n'est peut-être pas anodin que

569Il remplira au moins deux fois cette tâche, d'après l'epist. 4, 5, 1.

570Epist. 3, 4, 1 : Gozolas natione Iudaeus, cliens culminis tui, cuius mihi quoque esset persona cordi, si non esset

secta despectui, defert litteras meas.

571Epist. 4, 5, 1. 572Ibid.

Sidoine déplore souvent le mutisme de son correspondant narbonnais, comme l'indique le billet que Gozolas lui achemine. Quoi qu'il en soit, il n'est plus fait mention de Gozolas dans les lettres ultérieures.

Ensuite, dans une lettre adressée à Eleuthérius, un évêque de siège par ailleurs inconnu, c'est Sidoine lui-même qui fait bénéficier de sa protection un autre juif anonyme, en le recommandant auprès de son correspondant. L'évêque souligne même, ce faisant, son honnêteté, présentée comme étant souvent le propre des hommes « de son espèce », « au regard du moins des affaires ou des

actions judiciaires de ce monde » : au Ve siècle, les juifs sont encore considérés comme un peuple

de marchands, de commerçants, par Sidoine et ses pairs. Du reste, il s'explique ainsi de son geste : Iudaeum praesens charta commendat, non quod mihi placeat error, per quem pereunt inuoluti, sed quia neminem ipsorum nos decet ex asse damnabilem pronuntiare, dum uiuit ; in spe enim adhuc absolutionis est cui suppetit posse conuerti.

La présente lettre vous recommande un Juif, non que me plaise l'erreur par laquelle périssent ceux qui en sont enveloppés, mais parce qu'il ne convient pas que nous condamnions sans retour l'un d'entre eux, tant qu'il est en vie : on peut encore espérer d'être absous, tant qu'on dispose des moyens de se convertir.573

La position de l'évêque est ici pleine d'une tolérance, voire d'une complaisance, assez peu conforme à la retenue que lui imposeraient les canons contemporains ! En effet, nous l'avons vu, il convenait aux clercs qu'ils n'entretinssent pas de relations familières avec ces hérétiques : soulignons ici l'emploi du substantif error que Sidoine emploie pour la première fois pour qualifier cette religion, et qu'il utilise aussi pour qualifier ses propres errances, que nous étudierons plus loin,

dans la deuxième partie de ce volume574.

Enfin, un autre juif, converti par l'entremise de l'évêque de Nantes Nunechius, est évoqué dans la lettre 8, 13, 3 adressée à ce dernier. Le texte latin recommande le juif converti en ces termes : Commendo promotum gerulum litterarum, uobis quidem ante iam cognitum, sed nostrum nuper effectum uestris orationibus contribulem575. André Loyen traduit ainsi : « Je vous recommande le

porteur de ma lettre, Promotus, qui était déjà connu de vous auparavant, mais n'est devenu notre coreligionnaire que tout récemment, grâce à vos prières ». Notons qu'il ne semble pas nécessaire de

lire en promotus un nom propre. Certes, ce nomen existe, mais il est rarement attesté576. Puisque les

573Epist. 6, 11, 1.

574Dans le chapitre intitulé « l'error du passé ». 575Epist. 8, 13, 3.

manuscrits ne nous sont d'aucun secours pour trancher, nous pencherons ici pour la solution facilior : ce participe ne signifie rien d'autre que « baptisé », de même que dans le canon 58 du concile de Tolède577, comme l'a bien remarqué Savaron578, qui souligne de surcroît que quelques

manuscrits ajoutent à promotum le complément ad baptismum. Le verbe promoueo a notamment le

sens d' « avancer » (vers Dieu) chez saint Augustin579. Dans le corpus de notre auteur, ce verbe, qui

n'a pas un sens systématiquement religieux, signifie en général « faire progresser », « faire avancer »580. Ainsi, nous retraduisons ce passage en faisant de promotus un participe passé plutôt

qu'un nom propre : « Je vous recommande le porteur de cette lettre, qui est sorti de l'erreur », ou « qui s'est converti... », d'autant plus qu'il est fait mention, immédiatement après, du rôle que Nunechius a joué dans cette conversion. Cette « promotion » serait somme toute à mettre au compte de l'action évangélisatrice des évêques, qui doivent donc également compter avec cet autre foyer de résistance religieuse en Gaule que représente la religion juive.

Promotus. Deux seules autres personnes portent le nom de Promotus dans la Prosopographie Chrétienne du Bas

Empire consacré à la Gaule chrétienne (PCBE t. 4, p. 1549-1550).

577Concil. Tolet. 4 : Promoti, qui initiantur baptismo...

578Savaron p. 522. Nous tenons à remercier ici M. Van Waarden de nous avoir apporté son aide éclairante pour

l'interprétation de ce terme.

579Epist. 20, 2 (quantum in Deum promouerimus, ipse uiderit).

580Plus précisément, le verbe a le sens de « faire progresser une affaire » (epist. 1, 9, 6), de « faire avancer une barque »

(epist. 2, 2, 12), d'« exaucer un voeu » (epist. 2, 4, 2 ; epist. 3, 2, 4 ; epist. 4, 6, 3), de « progresser » (dans l'intimité de quelqu'un), (epist. 7, 2, 5) ou d'« accroître un patrimoine ou un territoire » (epist. 1, 6, 4 ; epist. 7, 6, 4 ; 8, 3, 3).