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2 Des pratiques et des croyances nouvelles

Dans leur effort de christianisation des mœurs, les évêques cherchent à répandre et à uniformiser les pratiques pour fixer le culte. Des gestes neufs et une spiritualité inédite doivent en effet s'ancrer dans les habitudes d'un peuple qui, peu coutumier encore de l'attitude contemplative, fait l'expérience nouvelle d'une religion plus intériorisée, ce qui constitue probablement l' un des

changements majeurs de l'Antiquité tardive350. Pour comprendre quels gestes et attitudes nouvelles

exige le culte qui s'implante en Gaule, il est utile de se référer aux catégories heuristiques finement

344Tout juste indique-t-il que Jean, futur évêque de Chalon, a d'abord été lecteur puis archidiacre (epist. 4, 25, 4). 345Van Waarden 2016, p. 2.

346Statuta Ecclesiae Antiqua, c. 90 à 102 (voir notre traduction en annexe). 347Ibid., notamment canons 3, 6, 7, 8.

348Ibid., praef. Il s'agit de la profession de foi de l'évêque, entendue comme preuve de son orthodoxie. 349Les éléments « standards » de la liturgie eucharistique sont détaillés par Bailey 2016, p. 106-107.

350Van Waarden 2016, p. 4-5, s'appuyant sur les analyses de Charles Taylor (Taylor 1989), et relayant le concept forgé

définies par Ariane Bodin351, qui développe l'idée que l' « être-chrétien » se fonde sur de nouvelles

façons de croire, de dire et de faire. La chercheuse distingue notamment, au sein des moyens d'expression dont doit s'emparer le chrétien pour manifester sa religion, les gestes « primaires », c'est-à-dire « chrétiens par essence » (tels que le baptême, le pèlerinage, le culte des martyrs, ou l'inhumation ad sanctos), les gestes « secondaires » d'origine profane ou païenne mais réinvestis d'une valeur chrétienne (l'évergétisme, la charité, l'ascèse), les gestes « à caractère social » (qui induisent une interaction, notamment de l'évêque avec ses ouailles), et les gestes « militants » (telle que la destruction de lieux de culte païens). Parmi ces catégories toutes opérantes, nous voudrions singulièrement nous pencher sur une composante importante du christianisme gaulois, sur lequel les efforts des évêques se sont concentrés au Ve siècle, à savoir le culte des saints et des martyrs,

figures locales religieuses dont la tutela se voit mise en valeur tant par les évêques que par les laïcs en quête de protection spéciale.

Ces pratiques nouvelles de vénération de saints et des martyrs, qui se sont développées

ponctuellement dès le milieu du IVesiècle352, font l'objet d'une pratique plus courante au milieu du

siècle suivant, au point que Peter Brown a pu parler pour cette époque d'un « christianisme de sanctuaires et de reliques »353. Néanmoins, il convient d'emblée de nuancer la vision catégorique

d'un culte des saints omniprésent et triomphant en Gaule qui avait souvent prévalu jusqu'aux conclusions d'un colloque organisé en 2013 intitulé « Des dieux civiques aux saints locaux dans le

monde romain tardo-antique (IVe-VIIe siècle) »354, au cours duquel Peter Brown a appelé à examiner

avec prudence l' « illusion ecclésiastique » : le discours des évêques et des hagiographes ne doit pas faire oublier que la réalité historique de ce culte devait être bien différente de l'image du consensus

que nous en avons reçu, et qu'il dut connaître d'abord un faible écho355. Les témoignages que nous

conservons d'un essor homogène et glorieux du culte des saints en Gaule demeurent le fait du discours ecclésiastique justement désireux de promouvoir cette vénération pour laquelle il fallut pourtant déployer beaucoup d'efforts.

Ceux-ci se modèlent sur l'exemple du culte de saint Martin qui se développe certes avec la publication en 397 de la seconde version de la Vita Martini de Sulpice Sévère, mais qui sera

essentiellement régénéré, après plusieurs décennies d'effacement356, par l'évêque Perpetuus. Ce

dernier emploie diverses stratégies pour instituer ce culte : il charge des poètes, dont Sidoine lui-

351Bodin 2013, p. 87-94.

352Comme en témoigne la datation haute de la tombe de Quentin, ornée d'un édifice assorti d'un autel dès cette

époque, dans l'Aisne (Cf. Gaillard et Sapin 2014).

353Brown 1984, p. 24.

354Caillet, Destephen, Dumézil et Inglebert 2015. 355Brown 2015, notamment p. 379.

356Pietri 2015, p. 353-358. Martin ne fut pas d'emblée vénéré comme le saint protecteur de la Gaule ; ce statut ne fut

même et Paulin de Périgueux à qui il commande une version versifiée de la Vita Martini, de diffuser le témoignage de ses vertus par l'écrit ; il monumentalise le culte en faisant construire une grande basilique dédiée pour laquelle il prie Sidoine de composer une inscription ; ce dernier participe donc à la promotion du culte du corps de Martin, totis uenerabile terris, « révéré par toute la terre », en composant une pièce vouée à être gravée dans la basilique qui s'élève dans le suburbium de Tours à

la place d'une « construction de style commun, qui n'était pas digne de son confesseur »357.

Perpetuus encourage encore les marques de ferveur vis-à-vis de cette figure tutélaire gauloise par l'institution de la fête anniversaire du saint inaugurée par le concile de Tours de 461, qui consiste en fait en une receptio Martini où les évêques viennent témoigner de leur dévotion au saint358 ; de

même, la pieuse propagande dont se charge Paulin de Périgueux célèbre le pèlerinage, sans doute

moins suivi en réalité que ce que prétend la présentation enthousiaste qu'il en donne359, qui s'institue

à partir de ce moment-là, et persuade du secours que le saint apporte aux fidèles gaulois menacés par l'ennemi barbare, tel Aegidius lorsqu'il est fait prisonnier par les Wisigoths360. On se gardera

également de voir une continuité trop nette entre les fonctions et les rites attachés aux saints gaulois

et les divinités antiques et poliades361. Les célébrations des saints sont encouragées à l'échelle de la

ville par les évêques soucieux de mobiliser une communauté large, dont la dévotion doit se trouver ravivée par la dimension collective et festive de ces rassemblements : par exemple, les commémorations d'Auxerre et de Tours marquent profondément la vie de la cité puisqu'elles durent un mois complet.

La spiritualité nouvelle introduit également la pratique neuve du culte des reliques des témoins du Christ persécutés. Les martyrs gaulois sont relativement peu nombreux, ce qui s'explique notamment par le fait que la Gaule, tardivement christianisée, ne fut pas touchée par les principales vagues de grandes persécutions. Ainsi, l'invention de martyrs, qui se généralise au

milieu du Ve siècle, s'explique aussi par le besoin de protection des cités lors des affrontements avec

les peuples germaniques : les martyrs assurent eux aussi la sauvegarde de la cité, où ils sont rarement inhumés de longue date, mais plus souvent transférés avec une sépulture monumentale

visant à implanter un culte local. Un prédicateur gaulois de la fin du Ve siècle, le pseudo-Eusèbe

Gallican362 aimerait ainsi voir les fidèles vénérer les martyrs lyonnais comme Blandine, en plus des

357Epist. 4, 18, v. 3-4 : primum plebeio machina cultu, quae confessori non erat aequa suo.

358Conc. Turonense a. 461, dans Concilia Galliae 314-506, p. 143 : Cum ad sacratissimam festiuitatem qua domni

nostri Martini receptio celebratur, in ciuitatem Turonorum beatissimi sacerdotes, quorum subscriptio subter adiecta est, conuenissent...

359Pietri 2015, p. 358.

360Paulin de Périgueux, Mart. 6, 34-36 et 111-151.

361Caillet, Destephen, Dumézil et Inglebert 2015, p. 21 ; Lançon et Moreau 2009, p. 107-111.

362La paternité des homélies dites d'Eusèbe Gallican a fait l'objet de plusieurs spéculations au cours du siècle dernier.

martyrs étrangers363. Constructions, célébrations et œuvres hagiographiques enracinent cette

nouvelle forme de « patriotisme » religieux, qui contribue à resserrer les liens de la ciuitas autour d'une figure tutélaire qui assume une partie des attributs et qualificatifs qu'on attachait autrefois aux divinités poliades364 et qui exercent dès lors un avatar du patrocinium épiscopal365. De fait, ce

processus cultuel est saisi en plein développement au milieu du Ve siècle, et lorsque Sidoine accède

à l'épiscopat, en l'an 470, des efforts doivent encore être consentis pour ancrer cette tradition nouvelle. Par exemple, comme le remarque Brigitte Beaujard366, l'histoire des martyrs doit faire

l'objet d'un enseignement auprès des laïcs peu familiers de ces personnages : le pseudo-Eusèbe Gallican juge encore utile d'expliquer à ses fidèles qui n'ont vraisemblablement pas compris le sens de ces fêtes anniversaires, dans l'un de ses sermons, en quoi consiste le dies natalis367.

Julien de Brioude368, premier martyr auvergnat, s'apparente, aux yeux de Sidoine369, au saint

protecteur de toute la cité arverne, débordant le seul uicus de Brioude, où ses membres furent ensevelis370. Il fait l'objet d'un culte important au cours du Ve siècle, dont les premières

manifestations sont d'initiative populaire : on venait se recueillir spontanément autour de la tombe de Julien (qui éclipse d'ailleurs la figure d'Austremoine, prétendu évangélisateur de l'Auvergne selon Grégoire de Tours), afin de le prier d'accomplir quelque miracle. Au-dessus de sa tombe fut

construite une cellula à la fin du IVe siècle, date à laquelle se convertissent les habitants de Brioude

(uicus Briuatensis) qui, toujours d'après Grégoire de Tours, étaient alors encore païens371. Mais ce

n'est qu'à partir du dernier quart du Ve siècle, vers 480, que sera érigée la basilique, qui s'élèvera sur

la cellula qui abrite le sarcophage du saint, témoignant du réel essor de ce culte, de façon à peine

démontré que cette collection était l'oeuvre de plusieurs auteurs, dont probablement Fauste de Riez, que l'on ne peut pas identifier avec précision, mais qui ont vécu entre le milieu du Ve siècle et le début du siècle suivant dans les

milieux cléricaux du Sud de la Gaule, et notamment dans les villes de Riez, Arles, Lérins et Lyon. Lisa Bailey exclut en revanche que Césaire d'Arles ait pris part à cette compilation.

363Eusèbe Gallican, Hom. 11, 1, CC p. 131. 364Pietri 1991, p. 355-356.

365Beaujard 1991, p. 180-181. 366Beaujard 1991, p. 188-189.

367Eusèbe Gallican, Hom. in natale s. Genesii (CC 101 a p. 651) : martyrum passiones, natales uocamus dies :

quando eos martyrii uita et gloriae fides, dum ingerit morti, genuit aeternitati, « les passions de martyrs, nous les

appelons bien les jours anniversaires, puisque c'est le moment où la vie de martyr et la confiance en la gloire, tout en les conduisant à la mort, les fit naître à l'éternité » (traduction personnelle).

368La vie de Julien nous est rapportée par Grégoire de Tours, Liber de passione et uirtutibus sancti Iuliani martyris,

ainsi que dans la Passio Iuliani anonyme (BHL 4540), composée entre 373 et 527. A propos de ce martyr auvergnat originaire de Vienne, persécuté vraisemblablement par Dioclétien, voir Vivier 2014, p. 256-277, ainsi que les actes du colloque international organisé par la ville de Brioude du 22 au 25 septembre 2004, « Saint Julien et les origines de Brioude », dans l'Almanach de Brioude 2007, et également Pietri 1988, p. 23-38 et Beaujard 1991, p. 5-22.

369Epist. 7, 1, 7.

370Tandis que sa tête fut conservée à Vienne. Grégoire de Tours, Liber de passione et uirtutibus s. Iuliani, 1-2. 371Ibid., 4-6. Les païens fréquentent notamment encore les temples de Mars et de Mercure (§4). Voir à ce sujet

plus tardive que celui de Martin372. À Clermont toutefois, le prédécesseur de Sidoine Namatius avait

déjà oeuvré, au milieu du Ve siècle, pour doter la basilique nouvellement construite des reliques des

saints Vital et Agricol qu'une délégation dut aller chercher jusqu'à Bologne, faute de posséder déjà

un martyr local373, comme l'avaient fait avant lui Martin ou Victrice avec les brandea des martyrs

inventés par Ambroise de Milan en Italie. Le retour de la congrégation fut l'occasion d'un de ces miracles qu'affectionne Grégoire de Tours : les reliques furent épargnées par le déluge qui s’abattit

sur le pays au moment où la congrégation, escortée des fidèles, les transférait dans la cité374. Sidoine

n'évoque toutefois jamais ces deux martyrs, conférant à Julien l'essentiel du prestige martyrial local.

372Beaujard 2000, p. 137. Des vestiges archéologiques de ces deux niveaux de construction, la cellula et la basilique,

sont observables : Martinez 2017, p. 431-432.

373Beaujard 1991, p. 9