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2 Une charge assumée bon gré mal gré ?

« Après les faisceaux du peuple, ils ont accepté de prendre en charge le peuple de Dieu » 855,

résume Avit de Vienne, à propos de son père et de son grand-oncle, en qui il faut reconnaître Sidoine856, en une formule où l'on lit que ce dernier a consenti (placeant) à assumer l'épiscopat.

Certes, on peut se demander si cette charge fut assumée très volontiers par Sidoine, et s'il fut homme à la briguer. Jusqu'aux années 470, il n'était pas très courant, semble-t-il, que des illustres sortis de hautes fonctions publiques, exerçassent ainsi une charge épiscopale ; il n'existe aucun autre exemple d'un abandon soudain des hautes charges administratives pour l'épiscopat d'une petite ville

de province857. Tant que ce dernier jouissait des possibilités de s'élever dans le monde séculier, rien

ne semblait inviter Sidoine à espérer ou à attendre l'endossement d'une quelconque charge cléricale : aucune allusion, du moins, à un éventuel vœu d'embrasser une carrière cléricale, ne prépare le

850Stevens 1933, xiii ; PLRE II, p. 470 ; Kauffman va même jusqu'à 468.

851Loyen t. 1, p. xxii, n. 2. Il propose une fourchette de datation qui commence à la fin de l'année 470. 852 Mratschek 2013 ; Harries 1994, p. 16.

853 Harries 1994, p. 169. De même Stroheker, p. 217. Van Waarden, 2010, p. 245, propose la date de 469. 854 Harries 1994, p. 122-23.

855Avit de Vienne, De Virginitate, 19, v. 658-659 : Cumque tibi genitor uel auunculus undique magni / post fasces

placeant populorum sumere fascem..., « et puisque ton père et ton oncle, éminents entre tous, ont daigné, après les

charges publiques, prendre en charge le peuple de Dieu »... (traduction Sources Chrétiennes, SC 546). Nicole Hecquet Noti (ibid., p. 47) souligne qu'Avit emploie ici un jeu de mots érudit pour faire référence à l'épiscopat ( fascem

populorum) de son genitor Hesychius et de son auunculus Sidoine, obtenu après les charges publiques (fasces au

pluriel).

856Hecquet-Noti 2011, p. 47 et Hecquet-Noti 2005, p. 148-161. 857Waarden 2010, n. 11, p. 7.

lecteur à cet événement, qui prend acte de la nomination de l'évêque de Clermont de façon quasiment fortuite, dans des allusions aux intonations angoissées et maladives. Par exemple, avant 470, il écrit au moine Domnulus afin de lui rapporter les circonstances dans lesquelles Patiens a décidé de la nomination du nouvel évêque de Chalon-sur-Saône ; d'après sa relation des faits,

auxquels il a pu assister, on a pu supposer qu'il se préparait ainsi à l'entrée dans les ordres858, mais

rien, dans la lettre, n'indique clairement que Sidoine s'attend à endosser une charge identique, ni même qu'il l'espère. Les marques croissantes d'intérêt pour la religion présentes dans la correspondance ont pu être interprétées comme une preuve possible que Sidoine se préparait alors à

la cléricature859. Mais à en juger par les termes mêmes qu'emploie Sidoine, le passage à l'épiscopat

ne revêtait pas les allures de l'évidence ; Jill Harries860 suppose même que Sidoine a endossé cette

charge de façon plus ou moins contrainte. Sidoine affirme en effet lui-même, par quatre fois, que cette charge lui a été « imposée » : tout d'abord, dans sa réponse à Claudien Mamert, alors que Sidoine confie son admiration pour le style littéraire de son correspondant, lui-même affirme qu'il recherche une nouvelle manière d'écrire, maintenant qu'il est en charge « d'une profession qui [lui] a

été imposée », impactae professionis861. C'est ensuite le même verbe qui est employé par l'évêque

prétendument récalcitrant, dans une lettre à son oncle Apollinaris, pour désigner sa nouvelle fonction : indignissimo tantae professionis pondus impactum est, « on m'a imposé, malgré mon extrême indignité, la charge d'un si haut ministère...»862. En outre, c'est encore un verbe aux

connotations semblables que Sidoine emploie dans le livre 6 pour se référer à cette nouvelle charge dont il dit à son collègue Loup de Troyes que la « masse » lui a été «imposée», oneris impositi massa863 ; enfin, Sidoine répète son anxiété en rappelant l'indignissimo (sibi) impositum sacerdotalis

nomen officii, « le renom de la fonction sacerdotale qui [lui] a été imposée, malgré [son] extrême indignité»864 .

Mais on reconnaît là les tours rhétoriques assez habituels de la feinte indignité des nouveaux prélats et le topos de la cléricature imposée. Sidoine lui-même prétend que son ami Maximus fut

858Amherdt 2001, p. 13.

859Pour Philip Rousseau (Rousseau 1976, p. 365), l'hommage rendu à Patiens par Sidoine dans l'epist 2, 10, 2, qui

contient la dédicace à la cathédrale de Lyon, fonctionne comme un « avertissement pour lui-même », et montre qu'il avait déjà conscience des qualités auxquelles devait s'adapter « un homme désireux de devenir évêque ».

860 Harries 1994, p. 171-172 . Pour cet auteur, Sidoine devient évêque « under some duress » (p.172).

861Epist. 4, 3, 9 : Nam dum impactae professionis obtentu nouum scribendi morem gradatim appeto et ueterem

saltuatim dedisco […]. Littéralement, impactae professionis obtentu peut être compris comme « sous le prétexte d'un

aveu (ou d'une confession) qui m'a été imposé ».

862 Epist. 5, 3, 3. 863 Epist. 6, 1, 5. 864 Epist. 6, 7, 1.

nommé prêtre recusantem, « alors qu'il le refusait »865 ; quant à Jean, l'évêque de Chalon-sur-Saône,

il n'était pas même candidat lorsqu'il fut choisi, ou plutôt « saisi » (arreptus) par Patiens et Euphronius866, lui « qui était alors bien loin de souhaiter et de soupçonner ce qui lui arrivait »867 . Le

topos d'une élection épiscopale forcée, qui permet à Sidoine d'échapper au soupçon de carriérisme et d'ambition, s'inscrit, de plus, dans une tradition littéraire marquée par Ambroise, à qui il est explicitement fait référence, comme l'a fait remarquer Joop Van Waarden868. Il est probable que

Sidoine, sensible au prestige d'un tel exemple, ait voulu relier son cas à celui de son illustre prédécesseur milanais, qui, issu comme lui d'une carrière administrative, devint évêque « à son corps défendant ». Alors même qu'il vient assister, en qualité de préfet, aux délibérations tumultueuses devant conduire à l’élection du nouvel évêque, Ambroise est lui-même désigné pour

occuper cette charge à laquelle il essaye tout d'abord de se dérober869. En effet, Ambroise fut invité

à devenir évêque alors même qu'il n'était pas baptisé : à son arrivée à Milan, il était encore simple catéchumène. Son ordination intervint une semaine après son baptême ; entre temps, il parcourut, en quelques jours donc, les diverses étapes du cursus ecclésiastique nécessaires avant de devenir

évêque, à savoir le diaconat et la prêtrise870. Cette procédure, à la limite de la régularité puisque le

canon 2 du Concile de Nicée interdisait d'ordonner un néophyte, fit exprimer à Ambroise un sentiment d'illégitimité où l'évêque de Clermont trouvera sans doute à modeler son propre discours, formulé dans cette captatio beneuolentiae au début du de Officiis :

Ego enim raptus de tribunalibus atque administrationibus infulis ad sacerdotium, docere uos coepi quod ipse non didici. Itaque factum est ut prius docere inciperem quam discere. Discendum igitur mihi simul et docendum est quoniam non uacauit ante discere. Quid autem prae ceteris debemus discere quam tacere, ut possimus loqui, ne prius me uox condemnet mea quam absoluat aliena ? Scriptum est enim : « Ex uerbis tuis condemnaberis ». Quid opus est igitur ut properes periculum suscipere condemnationis loquendo, cum tacendo possis esse tutior ?

Pour moi, en effet, arraché aux magistratures et aux insignes de la fonction publique en vue du sacerdoce, je me suis mis à vous enseigner ce que moi-même je n’ai pas appris. Et ainsi il m’est arrivé de commencer à enseigner avant que d’apprendre. Il me faut donc en même temps apprendre et enseigner puisque je n'ai pas eu le loisir d'apprendre auparavant. Or que devons-nous apprendre

865 Epist. 4, 24, 4 : Dixerunt nuper impacto sacerdotio fungi, quo recusantem factiose ligasset ciuicus amor : « on me

dit qu'il remplissait depuis peu la charge de la prêtrise, à laquelle l'avait lié unanimement l'affection de ses concitoyens, alors qu'il le refusait ».

866 Epist. 4,25, 3 : repente manibus arreptum...

867 Ibid. nihilque tum minus quam quae agebantur optantem suspicantemque sanctum Johannem. 868 Van Waarden 2010, p. 453.

869 Paulin, Vita, 6. 870 Paulin, Vita 9.

avant toutes choses, si ce n'est à nous taire, afin de pouvoir parler ? Pour que ma voix ne me condamne pas, avant que ne m'absolve celle d'autrui ; car il est écrit : « C'est d'après tes propos que tu seras condamné.» Qu'est-il donc besoin de te hâter d'encourir, par la parole, le risque d'une condamnation, alors que, par le silence, tu peux être plus en sécurité ? 871

De façon significative, Sidoine réemploie presque uerbatim des figures et thèmes ambrosiens employés pour dire son incapacité dans le discours qu'il prononce à l'occasion de l'élection épiscopale de Bourges. On repère en premier lieu le même usage du paradoxe de l'élève devenu maître :

Et prius quam ulli bonorum reddam discentis obsequium, cogor debere ceteris docentis officium.

Et avant même de rendre les devoirs d'un élève auprès de quelque homme de bien, me voici contraint de m'acquitter auprès des autres des fonctions du maître.872

Ensuite, dès ses premières lignes, le discours qu'il prononce aux Bituriges développe également le thème du silence et de la sagesse qui lui est associée, qu'il module par ailleurs, non sans une certaine liberté, avec la référence « profane » au silence de Pythagore :

Refert historia saecularis, dilectissimi, quendam philosophorum discipulis aduenientibus prius tacendi patientiam quam loquendi monstrasse doctrinam et sic incipientes quosque inter disputantium consectaneorum cathedras mutum sustinuisse quinquennium...

L'histoire profane rapporte, mes très chers frères, qu'un certain philosophe873 enseignait aux disciples nouvellement arrivés la patience de se taire avant la science de la parole, et qu'ainsi tous les débutants avaient à supporter un mutisme de cinq ans au milieu des chaires874 où leurs condisciples discutaient.

Il est intéressant de voir ici comment Sidoine a pu enrichir et « contaminer » sans complexe l'hypotexte ambrosien avec une référence explicitement tirée de l'histoire profane875, non sans y

ajouter d'ailleurs une touche d'humour en jouant sur le double sens de la cathedra de l'évêque et du philosophe. La préface du De Officiis ambrosien est encore exploitée de façon manifeste lorsque, au début de son ministère, Sidoine confie à Loup de Troyes :

871Ambroise, De officiis, 1, 1, 4. 872Epist. 7, 9, 6.

873En lequel on doit bien sûr reconnaître Pythagore : cf. Loyen 3, n. 44, p. 53.

874Il y a ici manifestement un jeu de mots par lequel Sidoine rapproche la cathedra de l'évêque de la chaire

professorale du philosophe.

Indignissimus mortalium necesse habeo dicere quod facere detrecto, et ad mea ipse uerba damnabilis, cum non impleam quae moneo, idem in me meam cotidie cogor dictare sententiam.

Je me vois, moi le plus indigne des mortels, dans la nécessité de prêcher ce que je me refuse à faire et, tombant, en vertu de mes propres paroles, sous le coup de la condamnation, puisque je ne suis pas les conseils que je donne, je me vois contraint tous les jours de prononcer moi-même ma sentence contre moi.876

On retrouve ici les termes par lesquels l'évêque de Milan exprimait sa crainte d'être condamné « par ses propres paroles ». Il est donc possible que Sidoine ait cherché à connecter son propre exemple à celui d'Ambroise, dont il réutilise les tours rhétoriques pour dire combien il est indigne de cette charge épiscopale et pour suggérer qu'il n'a pas eu d'autre choix que de l'accepter. Toutefois, peut- on penser que cette nomination présentait des avantages ?

Il ne fait plus de doute aujourd'hui que l'épiscopat a représenté une « opportunité »877

intéressante pour une noblesse désireuse de conserver un rôle politique privilégié, à un moment où

les élites impériales ne sont plus systématiquement remplacées878. Cette mutation de la classe des

honorati vers les ordres cléricaux explique par ailleurs le développement de véritables familles épiscopales, telles que « celles de Ruricius de Limoges, de Perpetuus de Tours, ou Simplicius de Bourges »879. L'épiscopat a dû s'apparenter pour Sidoine à un officium qui, certes, ne revêtait pas

encore le prestige des charges qu'il avait précédemment exercées dans la fonction administrative, mais qui avait l'avantage de lui permettre de continuer à concrétiser ses ambitions dans une nouvelle

forme de service public880: la charge épiscopale devient un moyen d'exercer « un patronage séculier

autant que spirituel » 881. Dans le contexte des menaces germaniques, l'aristocratie tend aussi à

renouveler son identité dans l'épiscopat, où elle peut assurer ses moyens d'existence, comme cela a

été mis en évidence de longue date et comme l'a rappelé récemment Audrey Becker882. Les évêques

étaient amenés à intervenir dans les négociations avec les barbares et à assumer une part de la

876Epist. 6, 1, 5.

877Rousseau 1976, p. 361 878Amherdt 2001, p. 17. 879Harries 1994, p. 185. 880Prévot 1997, p. 227.

881Harries 1994, p. 185. De même pour Amherdt 2001 p. 13. Peter Brown (Brown 1995, p. 126-127) présente

également l'épiscopat comme « une condition nécessaire pour diriger une communauté, selon les usages de la fin du Ve siècle ».

défense de leur cité, à l'exemple d'Aignan face à Attila. C'est là le sens qu'on prête parfois à la formule désolée de Sidoine, constatant que le uicarius Seronatus favorise l'occupation des provinces gauloises par les Wisigoths sans que personne n'intervienne :

Si nullae a republica uires, nulla praesidia, si nullae, quantum rumor est, Anthemii principis opes, statuit te auctore nobilitas seu patriam dimittere seu capillos.

Si nous ne recevons plus aucun renfort de la part de l'État, ni plus aucune protection, et si, comme en court le bruit, l'empereur Anthémius n'a plus de ressources, la noblesse est décidée, sous ta conduite, à renoncer soit à sa patrie, soit à ses cheveux. 883

L'aristocrate serait donc prêt à se tonsurer pour protéger sa chère romanité. D'ailleurs, Euric et les rois germaniques professant la foi arienne, la lutte pour l'orthodoxie devient un argument

supplémentaire pour endosser cette charge. Silvia Condorelli884 estime ainsi que la cléricature est un

passage « obligé » pour permettre à Sidoine de concrétiser son souhait de conserver la civilisation gallo-romaine. Il semble effectivement que sa prise de fonction épiscopale ait été encouragée par la certitude naissant que c'était à présent dans le christianisme885 que la culture romaine antique

trouverait les moyens de se conserver – à certaines conditions, sans doute, de conversion de son contenu.

883Epist. 2, 1, 4. « Renoncer à ses cheveux » reviendrait à accepter la tonsure : telle est l'explication d'André Loyen (t.

2, p. 44). Il faut noter qu'une autre interprétation a été proposée (Frye 1994) pour expliquer l'énigmatique seu

patriam, seu capillos : « dimittere capillos » signifierait plus simplement « perdre sa liberté » (la chevelure longue

étant alors comprise comme un signe de la condition libre).

884 Condorelli 2008, p. 190.