• Aucun résultat trouvé

1 Rôle central de l'évêque

Dans une présentation rapide des relations du laïcat avec le pouvoir religieux, Lisa K. Bailey affirme qu'en l'absence d'une autorité religieuse centrale, le monde chrétien gaulois est en fait composé de « micro-chrétientés » éparses, dont les pratiques religieuses sont façonnées par autant de centres et donc de chefs religieux locaux322. Il paraît évident que l'auteur souhaite mettre en

exergue le caractère central de la figure de l'évêque, dont on a certes parfois présenté le statut en

terme d' « épiscopat monarchique »323, mais nous questionnons tout de même d'emblée l'affirmation

selon laquelle aucune autorité supérieure ne régirait les pratiques locales : l'existence de décisions conciliaires et de décrétales suffit à démontrer qu'un contre-pouvoir collectif (émanant des synodes)

319Brown 1971, p. 127.

320Prosper d'Aquitaine, chron. a. 444, 1335 (Mommsen 1892, p. 479) : Hoc anno pascha domini VIIII kal. Maias

celebratum est, nec erratum est, quia in die XI kal. mai. dies passionis fuit. Ob cuius reuerentiam natalis urbis sine circensibus transiit. « Cette année, Pâques fut célébrée le 9 des calendes de mai, et ce n'est pas une erreur, puisque le

jour de la passion tombait le 11 des Calendes. Par déférence envers cette fête, l'anniversaire de la ville se passa sans jeux du cirque » (traduction personnelle).

321L'hostilité des milieux cléricaux envers les spectacles traditionnels est bien mise en évidence dans Soler et

Thélamon 2008.

322Bailey 2016, p. 2-3 et n. 6, p. 161.

et individuel (représenté en la personne du pape qui agit régulièrement par voie épistolaire324) venait

tempérer les ambitions particulières des chefs religieux de chaque cité ; les devoirs et prérogatives de l'évêque sont par ailleurs soigneusement définis dans les canons conciliaires et, pour l'époque de Sidoine, l'épiscopat gallican est notamment rigoureusement régulé par les articles des Statuta Ecclesiae Antiqua325.

Certes, les évêques, acteurs de premier plan de la mission évangélique, concentrent des

pouvoirs accrus, dont l'étude a donné lieu à de nombreux travaux universitaires326 et dont nous ne

reprendrons ici que les grandes conclusions, pour leur apporter ensuite nuances et précisions dans la deuxième partie de notre mémoire. Leur rôle d'administrateur, de juge et de patronus protecteur, souvent bien préparé par une noble extraction sociale et une carrière administrative illustre, a eu

pour conséquence une véritable politisation des élections épiscopales en Gaule327. Le modèle

ambrosien a introduit un modèle d'évêque à la fois pasteur et patron, uir sanctus capable de miracles, mais aussi charismatique prédicateur qui n'a rien perdu de ses qualités administratives de

gouverneur328. Contrairement à Martin qui, en revanche, d'après sa Vita, n'assume aucun rôle

proprement « politique », Ambroise, tel que le présente son biographe le diacre Paulin, conjugue les talents du sénateur avec la sainteté du thaumaturge329. L'on pourra garder à l'esprit ce modèle

milanais afin d'identifier les points de convergence avec l'épiscopat gaulois que Sidoine incarne, mais on peut d'emblée signaler une inflexion majeure en ce que l'autorité épiscopale permet aussi à une noblesse en mal d'ambition dans un empire déliquescent d'exercer un équivalent de charge

publique. Certes, il convient de rappeler que l'évêque demeure, au Ve siècle, une personne privée

dont les prérogatives, hormis l'episcopalis audientia, ne sont pas stricto sensu civiques330, mais il est

manifeste qu'il entoure la communauté civique d'une protection efficace en cas de difficultés : aide

alimentaire331, obtention de grâces fiscales332, et surtout engagement dans la lutte contre les assauts

ennemis333 illustrent les diverses modalités de cet auxilium, autrement nommé praesidium ou

324Le pape Hilaire (Hilaire, epist. 7, PL 58, p. 24-27) fait notamment de Leontius d'Arles l'intermédiaire privilégié

entre Rome et les Églises gallicanes, en insistant sur la nécessité de réunir des conciles. Le pape Léon, en 445, intervient également par lettre auprès des évêques de la Viennoise pour déplorer les prétentions d'Hilaire d'Arles et pour décider que les ordinations d'évêques devront être dorénavant toutes présidées par l'évêque métropolitain.

325 À propos de ce texte que nous jugeons capital pour appréhender le climat religieux de la Gaule de la seconde

moitié du Ve siècle et étudier la chrétienté cléricale gallicane, voir notre présentation et traduction du texte en annexe. 326Heinzelmann 1976 ; Näf 1995 ; Sotinel 1998b ; Lizzi 1998 ; Cracco-Ruggini 1999 dans le numéro 7 de la revue

Antiquité tardive, 1999, consacré notamment aux « Gouverneurs et évêques ».

327Pietri 1998.

328Pietri 1983, p. 36-87.

329Cracco-Ruggini, 1999, p. 180-183. 330Lepelley 1998 p. 17.

331Ainsi Patiens distribuant du blé aux Auvergnats, comme en témoigne la lettre 6, 12, 5 et 8 de Sidoine. 332Constance de Lyon, Vita Germ. 19-24.

333Sidoine évoque par exemple la résistance d'Aignan contre les Huns (epist. 8, 15, 1) (de même Grégoire de Tours,

suffragia par Sidoine334, qui fonde un véritable patronage épiscopal335.

Par ailleurs, fournissant une part non négligeable de ces personnages, l'abbaye de Lérins contribue à diffuser dans la chrétienté gauloise une idéologie inspirée du monachisme, et à

développer la figure du moine-évêque336 : au milieu du Ve siècle, au moins douze évêques gaulois,

dans les provinces du Sud jusqu'en Belgique, de Cimiez jusqu'à Troyes, Soissons et Amiens,

proviennent de cette militia Lerinensis337, diffusant en Gaule les préceptes ascétiques de l'île. Leur

rôle dans la définition de l'épiscopat gaulois, en ce qu'il a pu infléchir la façon dont Sidoine a conçu sa charge, fera également l'objet d'un développement plus étoffé dans la deuxième partie. Rappelons seulement ici l'empire exercé par le monastère de Lérins sur les cadres de la chrétienté gauloise au

Ve siècle, qui a récemment fait l'objet d'une étude de référence désignant cette influence en terme de

« lobby lérinien »338 : ce centre monastique339 créé entre 400 et 410 par quelques moines, au premier

rang desquels Honorat, futur évêque d'Arles, sur l'île de Lérins jusqu'alors inhabitée340, se présente

comme un pôle de formation privilégié pour les futurs évêques gallo-romains ( qui n'en sont toutefois pas tous issus, loin s'en faut) du Sud et du couloir rhodanien : après le fondateur de Lérins, Honorat, Eucher, Hilaire, Vincentius, Loup, Maximus puis son successeur Fauste seront recrutés pour occuper les évêchés d'Arles, de Lyon, de Troyes, ou de Riez. L'action de ces évêques doit rester énergique pour achever la conversion du territoire gaulois. Ainsi peut s'expliquer la métaphore courante assimilant l'évêque, et plus spécifiquement l'évêque de provenance lérinienne, à un soldat, ou à un général appartenant à une militia : cette image est usitée par Hilaire341, Fauste342,

puis Sidoine lui-même, qui présente l'ancien lérinien Loup de Troyes comme « le plus fameux des primipiles », le « porte-drapeau » et le « général » de cette milice insulaire343.

L'évêque concentre d'autant plus d'autorité dans les milieux cléricaux gaulois qu'il se présente aussi comme le sommet d'une hiérarchie épiscopale rationalisée. La correspondance de Sidoine nous apprend peu de choses des clercs entourant l'évêque, ainsi que du cursus clericorum

7, 6 que nous citons passim.

334Epist. 7, 1, 2 et 6, citée par Beaujard 1991, p. 179.

335Van Waarden 2016, p. 187 ; Van Waarden 2010, p. 124-125 ; Rousseau 2010, p. 207 ; Heinzelmann 1976, p. 127.

Nous aurons l'occasion de développer cet aspect de la société gauloise christianisée dans la troisième partie de ce mémoire.

336Markus 1999.

337Voir notamment, dans l'ouvrage de référence de Codou et Lauwers 2009, Heijmans et Pietri 2009, p. 39-41, ainsi

que Dubreucq 2009, p. 196.

338Voir notamment Heijmans et Pietri 2009, p. 35-62.

339Sur l'histoire de Lérins, voir notamment Pricoco 1978, Labrousse, Magnani, Codou, Le Gall, Bertrand et Gaudrat

2005 et Codou et Lauwers 2009.

340Cf. Pricoco 1978, et notamment les p. 30-40.

341Hilaire d'Arles, Vita s. Honorati, 16, 1, p. 110, évoque Lérins en terme de castra Dei.

342Fauste de Riez, epist. 8, p. 210. Il demande également à l'assistance des fidèles de combattre pour Dieu, Deo

militare, dans hom. 72, 4, p. 776.

qu'il convenait de suivre dans l'Église344 : cette question semble de peu d'importance pour lui, qui fut

vraisemblablement promu dans la cléricature de façon accélérée. À titre d'exemple, indiquons que Sidoine ne mentionne le statut de ses destinataires que lorsqu'ils s'agit d'évêques, mais qu'il ne différencie pas, dans ses formules de salutations, les prêtres, les diacres, les moines ou les convertis de ses destinataires laïcs345. On ignore globalement l'organisation de son Église, et l'on ne sait

presque rien des clercs secondaires sur lesquels il pouvait compter pour administrer ses paroisses. On peut toutefois s'en remettre aux derniers canons des Statuta Ecclesiae Antiqua, qui nous font connaître l'ordre hiérarchique de l'Église gallicane, dont les titres du cléricat mineur sont d'ailleurs peu attestés par les autres sources gauloises : à l'évêque succèdent le prêtre, le diacre, le sous-diacre, l'acolyte, l'exorciste, le lecteur, le portier et les religieuses346. Ces canons insistent d'autre part sur les

devoirs de l'évêque qui doit théoriquement délaisser toute préoccupation séculière347 pour ne plus se

consacrer qu'aux seules lectures, oraisons et prédications, afin de propager le dogme conformément aux articles de foi auxquels il doit explicitement souscrire348. À l'appui de leur effort de

christianisation, en plus de l'instauration progressive d'une liturgie gallicane durant les offices

religieux349, les évêques contribuent à développer deux pratiques neuves du culte chrétien en

promouvant des figures sacrées dont ils se présentent d'ailleurs comme les intermédiaires : la vénération des saints, assortie de l'inhumation ad sanctos, ainsi que le culte des martyrs.