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2 L'énigme Magnus Fel

L'affaire est encore plus suspecte avec le beau-frère de ce même Polemius, Magnus Felix :

dans la lettre qu'il lui adresse à son retour d'exil, donc vers 476 ou 477592, Sidoine déplore de n'avoir

pas reçu de nouvelles de son correspondant « depuis de longues années »593, alors même que

Sidoine lui a adressé plusieurs lettres contenant la même demande, depuis au moins 474594. En 469,

pourtant, Sidoine se réjouissait d'avoir reçu de la part de Felix un message spécialement dépêché à son adresse pour l'informer de l'élévation de Felix au patriciat, dont il le félicite : sed mihi ob hoc solum destinato tabellario nuntiatum non minus gaudeo, « mais je ne suis pas moins heureux d'en

avoir été avisé par un messager spécialement dépêché pour cet objet »595. Leurs relations changent

alors très nettement après cette date, qui est aussi celle de l'accession de Sidoine à l'épiscopat. Ainsi

après une première lettre sans réponse596 : longum a litteris temperatis, « voilà bien longtemps que

vous vous êtes dispensé de m'écrire », déplore Sidoine en 474, invoquant chez son destinataire cette continuandi silentii propositio, «résolution à un silence obstiné »597. Puis encore, peu de temps

après : si etiamnum silere meditemini, omnes et me cui et illum per quem scribere debebas indignum arbitrabuntur, « si vous vous ingéniez encore une fois à garder le silence, tout le monde croira que nous sommes tous deux indignes à tes yeux, moi à qui tu devrais écrire, et lui, par

l'intermédiaire de qui tu devrais m'écrire (scil. le messager) »598. Et enfin, en 476 ou 477 : diu taceo

uosque tacuisse, cum filius meus Heliodorus huc uenit, magis toleranter quam libenter accepi, « je me tais depuis longtemps et je constate, avec plus de résignation que de plaisir, que vous aussi vous vous êtes tu, alors même que mon fils Héliodore599 est revenu jusqu'ici600 ».

Jill Harries avait bien envisagé601, tout en la repoussant aussitôt, la possibilité que la

592S'il fait bien référence à son exil à Livia, ordonné par Euric ; il pourrait certes aussi s'agir, comme le propose Jill

Harries 1994, p. 174-176, d'un autre exil, peut-être motivé par une charge ecclésiastique assumée vers 469. Dans ce cas néanmoins, la proposition de Jill Harries de faire de l'affaire Arvandus le motif de la paralysie de leurs relations ne tient plus, puisque l'affaire ne date alors que d'un an tout au plus, alors que le silence dure, selon les termes de Sidoine, depuis de longues années (cf. note suivante).

593Epist. 4, 10, 1 : annis ipse jam multis insalutatus... 594Epist. 3, 4 ; epist. 3, 7 et epist. 4, 5.

595Epist. 2, 3, 1. Contrairement à ce qu'indique la PCBE t. 4, vol. 1, p. 750, prétendant que Sidoine « regrett(e) d'avoir

été informé seulement par un tiers de cet honneur », on voit que la lettre témoigne que Sidoine se réjouit plutôt de ce qu'un courrier ait été expressément chargé de lui porter cette nouvelle. Les rapports des deux hommes sont encore très cordiaux.

596Epist. 3, 4. 597Epist. 3, 7, 1. 598Epist. 4, 5, 1

599Sans doute un prêtre de Sidoine. 600Epist. 4, 10, 1.

condition nouvelle de Sidoine dans le clergé puisse être à l'origine de la crispation de ses rapports avec Felix, soulignant que de toute façon ce silence ne pouvait être fortuit. Néanmoins, la chercheuse mettait plutôt ce mutisme au compte d'une désapprobation face au rôle joué par Sidoine pour soutenir Arvandus, cet ami qui s'était rendu coupable de traîtrise à la cause romaine en soutenant l'idée d'une alliance germanique contre l'empire. L'affaire est toutefois déjà vieille de plus de sept ans lorsque Sidoine, de retour d'exil, formule ces reproches ; il semble peu probable que l'évêque se soit entêté à réclamer des nouvelles à un ami après de si longues années, au cours desquelles il n'aurait pas manqué de faire lui-même le rapprochement de cette froideur avec l'affaire Arvandus, si elle avait bien été à l'origine de leur éloignement. Il semble donc plus plausible que les raisons de ce silence soient autres. On se souvient d'ailleurs que Sidoine est en contact avec le juif Gozolas, qui porte à Felix les lettres de reproches : il est étrange que ce dernier ne soit pas en mesure d'éclairer Sidoine sur les raisons du mutisme de son patronus : si elles étaient « officielles », liées à l'implication politique de Sidoine dans l'affaire Arvandus, ce dernier n'aurait pas manqué d'en prendre son parti. Il faut donc croire que l'attitude curieuse de Felix s'explique autrement. Jill Harries a bien songé qu'elle pouvait être motivée par une forme de dédain aristocratique envers la charge cléricale de Sidoine, mais la chercheuse récusait cette explication pour deux raisons : d'abord, la pieuse femme de Felix, Attica, est connue pour avoir doté l'église San Lorenzo in

Damaso à Rome, comme en atteste une inscription que nous avons conservée602 ; ensuite, Felix va

devenir lui-même religiosus à la fin de sa vie (ce sera d'ailleurs Fauste de Riez qui se chargera de sa conuersio)603 ; André Loyen avançait même cette explication pour éclairer le silence de Felix : « si

Félix se tait, c'est sans doute parce qu'il s'est « converti », et s'est retiré du monde »604 .

Or, nous pouvons opposer plusieurs arguments à ces hypothèses qui ne tiennent pas compte de certaines données chronologiques : d'une part, la « conversion » de Felix, qui n'implique

évidemment pas vœu de silence puisque ce dernier correspond encore avec Fauste de Riez605 a

certainement eu lieu après606 les reproches adressés à Sidoine. D'ailleurs, dans le cas où il serait

désormais alors bel et bien conuersus, pourquoi refuserait-il, dès lors, d'échanger avec un autre évêque, a fortiori ami de longue date ? La correspondance de Sidoine nous est de toute façon témoin qu'un conuersus ne se prive pas non plus d'écrire des lettres. De plus, si la conversion de Felix était bel et bien la raison de son silence, Sidoine aurait pu en être informé par cet Héliodore

602De Rossi, Inscriptiones Christianae Urbis Romae (1857-1888), II, p. 151, n. 25, v. 9-10 : Attica Felicis Magni

clarissima conjunx sumptibus hoc propriis adeificauit opus.

603Gennade, uir. 86 ; Faust, epist. 6. 604Loyen, t. 2, n. 35, p. 228.

605Fauste de Riez, epist. 6 (CSEL 21, p. 195-196), traduite en annexe.

qui est en contact avec Felix, et qu'il présente, dans le premier paragraphe de la lettre 4, 10, comme « son fils », c'est-à-dire un clerc : Héliodore aurait bien su expliquer le mutisme de Felix à Sidoine, s'il avait eu des motifs religieux. Au contraire, Felix a manifestement refusé de lui confier quoi que ce soit... D'autre part, contre l'argument de Harries relatif à Attica, l'épouse pieuse de Felix, on peut opposer le fait que, bien qu'elle ait effectivement laissé l'image d'une fervente chrétienne, on ne sait néanmoins depuis quand elle fait profession de tels sentiments religieux, et rien ne prouve que son époux les partage, puisque même le couple royal Burgonde, composé d'un arien et d'une pieuse catholique, n'est pas de confession religieuse similaire. D'ailleurs, l'aménagement qu'Attica finance dans le titulus de San Lorenzo in Damaso n'est pas daté avec précision, et il est tout à fait possible, dans ces conditions, d'imaginer qu'Attica ait pu vivre une conuersio plus tardive, le plus vraisemblable étant d'ailleurs que cette conversion soit concomitante de celle de son époux, survenue plus tardivement. Felix entame de fait son catéchisme à la fin de la décennie de 470 au plus tôt, et son apprentissage est alors présenté, par Fauste de Riez lui-même, comme encore mal assuré : il évoque en effet les trepida […] rudimenta de sa foi...607. Ainsi, il est parfaitement

possible que le silence du fils du consul Magnus puisse s'expliquer de la même façon que pour Polemius : par une réserve à l'égard du religieux, et non par un potentiel ressentiment provoqué par l'implication de Sidoine dans l'affaire Arvandus. Cette conjecture est encore plus contestable si l'on

date, comme le propose Jill Harries elle-même, la lettre 4, 10 de 469608, qui mentionne un silence

« depuis de nombreuses années ». L'explication de la chercheuse devient alors incohérente. Nous proposons plutôt de voir dans l'attitude de Magnus Felix une forme de dédain aristocratique, par ailleurs corroboré par les remarques acerbes que lui enverra Fauste de Riez dans la lettre que nous publions dans la deuxième partie de ce volume : il est enjoint à récuser dorénavant sa vie de pécheur dans le siècle. Au moment où il s'éloigne de Sidoine, Felix est encore un grand seigneur, absorbé par les préoccupations mondaines, et peu soucieux du salut de son âme. Il n'est pas gênant pour lui de faire preuve d'irrévérence envers l'évêque Sidoine, jadis joyeux poète mondain, aujourd'hui grave prélat. Le silence de Felix semble s'apparenter de fait à un désaveu.

Ainsi Sidoine révélerait-il l'existence d'une distance spirituelle, d'une forme de sourd désaccord religieux, qui l'éloignerait de ses anciens amis restés dans le siècle, et peut-être, plus significativement, dans les milieux savants et philosophiques distants des sphères de la nouvelle religion.

607Fauste de Riez, Epist. 6, p. 197, l. 7.

608Harries 1994, p. 178, n. 35 : « Epist. 4, 10, conventionnally dated to 474 but perhaps earlier if « soli patrii finibus

eliminatum » refers to the first exile ». D'une part, la date conventionnellement attribuée à cette lettre est plutôt 476 ou

477, si l'exil, comme nous le croyons, dont parle Sidoine, est bel et bien celui qui fut consécutif au traité de 475. Ce premier exil « religieux », qu'évoque Jill Harries daterait de 469 (ibid., p. 175)