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2 L'ascétisme est-il un idéal ?

À certains égards, la correspondance de Sidoine se présente elle aussi comme une promotion de l'idéologie lérinienne : le disciple de Fauste qu'il a été partage l'idée que l'homme est responsable

et acteur de sa grâce face à Dieu qu'il désigne lui-même à son tour comme inspector pectorum806,

« scrutateur des cœurs », en reprenant la même terminologie que son mentor ; Sidoine prône même, occasionnellement, le recours aux mortifications et aux pénitences (notamment par l'intermédiaire des Rogations) pour demander le pardon des péchés, se référant « aux exemples renouvelés des

anciens Ninivites »807 pour rappeler la responsabilité des habitants de Vienne dans les malheurs qui

les frappent. Les Auvergnats sont, eux aussi, frappés d'un châtiment divin quod per iniustitiae nostrae merita conficitur, « qui nous est mérité en raison de notre injustice »808. De plus, la grâce est

805Fauste de Riez, Spir. 2, 1.

806Epist. 7, 1, 6 ; l'idée est certes usuelle depuis Act. 1, 24, et vérifiée dans Ion. 3,10 (pour le pardon divin accordé aux

Ninivites, cf. plus loin). Cf Van Waarden 2010, p. 115, qui rappelle l'usage de cette idée chez Jérôme ou Augustin.

807Epist. 7, 1, 5.

808Epist. 7, 10, 2 : correction à la traduction d'André Loyen (t. 3, p. 62) « par la vertu du sort injuste que nous

subissons » suggérée par Van Waarden 2010, p. 543. Il n'est pas impossible d'entendre des échos de la littérature lérinienne dans une autre lettre adressée à Felix, dans laquelle Sidoine pense également être puni pour des crimes qu'il

à portée de main, tout comme le châtiment, ainsi que le souligne la construction en parallélisme du passage de la lettre 7, 1, 5, omnibus nec poenam longinquam esse nec ueniam : « le châtiment, comme le pardon, n'est pas loin d'eux ». À cette fin, les larmes ont un pouvoir purificateur, puisque « la persistance de l'incendie déchaînée peut être éteinte par les larmes plutôt que par l'eau des

fleuves »809 et que la conscience peut être lavée longis abluenda fletibus, « en étant purifiée par de

longs pleurs »810 .

Pour Joop Van Waarden, l'agencement du contenu du septième livre de la correspondance,

conçu à l'origine comme l'ultime volume de la correspondance811 (avant l'ajout de deux autres

livres), dessine une orientation intéressante et signifiante. Ce livre de lettres se divise en deux parties délimitées par le statut de ses destinataires : d'une part les évêques, qui reçoivent les lettres 1

à 11, appelées « épiscopales812 » par leur commentateur, puis les laïcs continents et les moines, à qui

sont adressées les lettres 12 à 18, dites « ascétiques »813. Or, cette deuxième catégorie s'organise

elle-même comme un programme, puisque les moines, comme le but ultime de cette partie de la correspondance, sont les destinataires des deux avant-dernières lettres (lettres 16 et 17), avant que le livre ne se referme sur l'adresse et l'envoi du livre, pour révision, à Constantius (lettre 18). La lettre qui tient lieu de transition entre les deux parties, l'une « épiscopale », et l'autre « ascétique », du livre, adressée à Tonantius Ferréol, lui-même tout récemment converti et sans doute élu prêtre, se lirait comme un manifeste pour la conversion des élites nobiliaires à la vie ascétique, et la place volontairement réservée, en fin d'ouvrage, aux moines, permettrait surtout de mettre en valeur ce choix de vie retiré, - physiquement, comme dans le livre -, du reste des hommes, et consacré à la

spiritualité et au renoncement dans les monastères814 . Les deux dernières lettres sont présentées par

le chercheur comme le chant louangeur de la vie érémitique et monastique, vue comme la consécration du parcours ascétique prôné dans cette deuxième partie. D'une part, la lettre 16 envoyée à l'abbé Chariobaudus accompagne l'envoi d'un capuchon de nuit voué à protéger,

« pendant la prière ou le repos, les membres épuisés par les jeûnes815 » du destinataire, qui se voit

donc encouragé dans ses pratiques ascétiques. D'autre part, la lettre 17 adressée au frère Volusianus contient, comme pour former le point d'orgue de ce programme spirituel, l'éloge funèbre versifié de

ignore : epist. 3, 4, 2 : ...apertis ipsi poenis propter criminum occulta plectamur...

809Epist. 7, 1, 5.

810Epist. 7, 6, 3. Le thème du pouvoir de purification des larmes pourrait par exemple aussi bien provenir de la lecture

d'Ambroise (De Paenitentia, 2.5). C'est ce que suggèrent Prévot 1997, p. 227 et Van Waarden 2010, p. 113.

811Van Waarden 2015, p. 4.

812Tel est le sous-titre de Van Waarden 2010.

813« The ascetic letters » est le sous-titre de Van Waarden 2016. 814Van Waarden 2015, p. 5.

815Epist. 7, 16, 2 : per quos nocturalem cuculum, quo membra confecta ieiuniis inter orandum cubandumque

saint Abraham, fondateur du monastère de saint-Cirgues, ainsi que la promotion des statuta Lirinensium patrum uel Grinnicensium, « ordonnances des pères de Lérins ou de Grigny», qu'il souhaiterait ardemment voir rétablis et respectés dans ce monastère où la règle, regrette-t-il, est

devenue « flottante ». Pour le chercheur, c'est d'ailleurs une vision « conciliante »816 de l'ascétisme

que traduisent les lettres de Sidoine, dont la production est d'ailleurs insuffisamment uniforme pour permettre de définir une personnalité cohérente, puisque ses écrits reflètent tantôt un souci de sérieux et de respect du sacré, tantôt une distance amusée, voire une forme d'ironie à l'égard des exigences liées à la culture chrétienne. En somme, Sidoine donne l'image d'un « aristocrate altier » en même temps que celle d'un « humble chrétien ». Cherchant à venir à bout de l'antagonisme aporétique sur lequel repose la recherche depuis des décennies, qui divise le monde des clercs entre les évêques-sénateurs, animés de motivations essentiellement politiques d'une part, et les évêques-

moines, davantage mus par des intérêts spirituels de l'autre817 (antagonisme qui reproduit

l'opposition traditionnelle entre terre et ciel, entre le monde et le désert), le chercheur néerlandais propose au contraire une « solution alternative » : il invite à considérer que l'ascétisme est un « phénomène en soi ambivalent » ; de fait, l'ascétisme issu de Lérins, monastère où se forment des intellectuels issus de la noblesse, recouvre des réalités diverses, et s'inscrit dans un spectre fort large où l'on peut convoquer Eucher « avec sa célébration lyrique du désert » à une extrémité, et Sidoine,

qui fait un usage « mondain » de l’ascétisme, de l'autre818. Nous adhérons à cette analyse, qui voit

en Sidoine cet esprit de compromis entre le siècle et le ciel, et qui souligne bien l’ambiguïté constitutive de notre auteur qui affiche des velléités ascétiques au milieu d'une œuvre tout entière consacrée à célébrer les habitudes mondaines. Il est vrai que le recueil de lettres devrait se conclure sur ces lettres de moines, qui s'apparentent à l'apologie du désert et de l'ascèse. Mais il faut bien dire que le recueil de lettres, précisément, ne se conclut pas là. Du reste, la célébration lyrique du désert qui se donne à lire dans certaines pièces est-elle vraiment une promotion de l'ascétisme ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une convention formelle à laquelle Sidoine sacrifie ? En d'autres termes, prône-t-il lui- même les préceptes qu'il célèbre ici et là?

Philip Rousseau pense qu'un profond changement se fait jour chez l'évêque au contact des

moines, de ces hommes de « l'autre monde », qui ont « rejeté l'honorum dignitas »819 . L'exemple de

816Van Waarden 2015, notamment p. 9-12.

817Ibid., p. 10. Cette opposition est entre autre due à Prinz 1965, p. 59-60 et Consolino 1979, p. 10-11.

818Voir à ce sujet Van Waarden 2016, chapitre 1.4, « Sidonius and the ambivalence of ascetism », p. 17-20. Le

chercheur indique qu'une telle définition de l'homme d'Église avait déjà été proposée par Consolino 1979, p. 96, qui identifiait la naissance d'« un nuovo ideale dell’uomo, né interamente clericale né interamente secolare ».

ces fervents chrétiens, nourris aux préceptes ascétiques puis devenus évêques, aurait eu de quoi

impressionner le jeune prélat issu de la mondanité. Pour Françoise Prévot820, la figure érémitique

semble constituer un idéal pour Sidoine, au prétexte notamment qu'il invoque par deux fois une série de célèbres anachorètes. En effet, dans le poème d'actions de grâce adressé à Fauste de Riez , apparaissent des figures tutélaires qui lui servent de modèles à savoir … nunc Helias, nunc (...) Iohannes, / nunc duo Macarii, nunc te et Paphnutius heros, / nunc Or, nunc Ammon, nunc Sarmata, nunc Hilarion, / nunc (...) Antonius... ,« … tantôt Elie, tantôt Jean, tantôt les deux Macaires, tantôt

le héros Paphnuce, tantôt Or, tantôt Ammon, tantôt Sarmata, tantôt Hilarion, tantôt Antoine »821 . De

même, le discours prononcé lors de l'élection de Simplicius à Bourges exprime la déférence de son auteur pour les anachorètes tels que « Paul, Antoine, Hilarion, Macaire »822, - (auxquels, comme

nous le verrons, on pourrait tout de même reprocher l'incompatibilité de leurs mode de vie reclus avec les qualités requises pour un évêque823 ).

Or, comme l'a bien montré Pierre Courcelle824, la source de ces connaissances à propos des

grandes figures du monachisme semble le compte rendu d'une lecture assez superficielle d'ouvrages en traduction latine présentant les vies des célèbres ermites, thème assez en vogue à cette époque en Gaule, et dont le nouvel évêque ferait un usage essentiellement rhétorique dans ses propres œuvres, sans pour autant en appliquer personnellement les principes. L'ascétisme lérinien auquel est confronté notre auteur ne nous paraît pourtant pas avoir exercé un si grand attrait sur lui. Il semble plutôt que ces contacts avec les lériniens, par ailleurs assez limités, s'expliquent par les circonstances : Sidoine connaissait manifestement bien Fauste de Riez, qui a oeuvré à sa conversion, puis c'est une fois devenu évêque qu'il a dû consentir à nouer des liens avec les anciens abbés. Il réserve bien sûr une place de choix à Loup de Troyes dans sa correspondance en situant son nom en tête du livre 6 ; mais il indique que c'est Loup qui a pris l'initiative de lui écrire dans la lettre 6, 1, 1 (Quid nunc ego respondeam?), alors que Sidoine ne lui a jamais adressé aucun courrier ; et il reconnaît, dans la lettre 9, 11, qu'il a omis de lui adresser un ouvrage qu'il avait

destiné à d'autres. Un autre moine lérinien, Antiolus825, reçoit de sa part un cucullum pour qu'il ait

chaud pendant ses jeûnes d'hiver826 ; et ici s'arrêtent les contacts avec les moines.

Ajoutons que ce que Sidoine retient essentiellement de son contact avec les lériniens ne

820Prévot 1997, p. 228. 821Carm. 16, v. 99-102.

822Epist. 7, 9, 9 : … Paulis, Antoniis, Hilarionibus, Macariis...

823Ibid. : intercedere magis pro animabus apud caelestem quam pro corporibus apud terrenum iudicem potest. 824Courcelle 1948, p. 236 : « l'usage qu'il fait des grands Cappadociens ou des Pères du désert est un usage purement

littéraire, comme celui qu'il va faire des artistes ou des philosophes grecs ».

825Epist. 8, 14. 826Epist. 7, 16.

s'exprime pas tant sur le plan idéologique ou spirituel que comportemental, voire physique, et surtout « poétique » : pour lui, l'expérience lérinienne se traduit ingénieusement en termes de privations et de pénitences, qu'il dépeint volontiers par des formules pittoresques et recherchées.

Lérins est une insula plana qui envoie au ciel ses montes, ses éminences827 , d'où l'on peut célébrer

Eucherii uenientis iter, redeuntis Hilari, « le trajet aller d'Eucher, et celui de retour d'Hilaire »828 ;

Fauste de Riez s'y rassasie de jeûnes, parce que ceux-ci sont précisément insertis pinguis ieiunia psalmis, des « jeûnes farcis de psaumes consistants »829; images frappantes, presque audacieuses,

qui sont autant d'occasions de former d'astucieuses figures d'opposition. Ce sont aussi « les pénibles

veilles de la milice de Lérins »830 de Loup de Troyes, qui s'apparente, comme nous l'avons vu, à un

général d'armée qui « renonce pour un temps à la compagnie des soldats de première ligne et des

porte-drapeaux », mais qui ne renie « ni les palefreniers ni les derniers des valets d'armée »831, dans

une longue métaphore militaire qui traverse toute la lettre 6, 1. Dans une lettre à Principius832,

Sidoine présente encore l'admirable évêque Antiolus833, « une personnalité fort éminente dans

l'illustre monastère de Lérins » qui fut concellita834, « compagnon de cellule » de Loup et de

Maxime. Il est un homme parsimoniae saltibus consequi affectans Memphiticos et Palaestinos archimandritas, «désireux de rejoindre, par ses élans de retenue, les archimandrites de Memphis et de Palestine835». Par l'usage d'une terminologie rare (concellita, archimandritas) et d'un paradoxe

(parsimoniae saltibus), Sidoine souligne l'étrangeté, et le peu de familiarité peut-être qu'il entretient avec ces pratiques ascétiques lériniennes, teintes encore à ses yeux d'un certain exotisme oriental. Dans ces conditions, il n'est pas certain que l'on puisse conclure à un « attrait » de cette vie cénobitique. Soulevons également ici un autre problème, qui n'apparaît que par comparaison parce qu'il dessine un manque remarquable, par l'absence, au sein des correspondants de Sidoine, d'un lérinien pourtant prolifique et influent, à savoir Salvien de Marseille. On peut s'étonner que la correspondance de Sidoine ne recèle aucune mention de ce célèbre personnage pourtant encore actif

jusqu'à la fin du Ve siècle, puisque Gennade nous informe qu'il vivait encore en 496, et qu'il était

827Carm. 16, v. 109-110. 828Carm. 16, v. 115. 829Carm. 16, v. 107-108.

830Epist. 6, 1, 3 : desudatas militiae Lirinensis excubias. 831Epist. 6, 1, 3.

832Epist. 8, 14, 2.

833Il est d'ailleurs possible d'identifier cet Antiolus avec un moine de Condat, nommé Antidiolus, comme le suggère

Dubreucq 2010, p. 196-99.

834Concellita est un néologisme sidonien. Le terme ne se rencontre nulle part ailleurs.

835Epist. 8, 14, 2. : […]. Loyen traduit (t. 3, p. 123) : « par le rythme accéléré qu'il impose à ses jeûnes ». La

parsimonia peut aussi signifier, plus largement, « la sobriété, la retenue » (A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Brepols, 1954, p. 595). Les archimandrites sont des chefs de monastères orientaux.

alors un vieillard vivace836.

Les contacts que Sidoine a entretenus avec cette île sont ainsi peut-être plus limités que ce qu'il paraît. Les normes lériniennnes, qui se signalent par des accents résolument autoritaires et un rigorisme prégnant, ne trouvent que peu d'écho dans la production littéraire de Sidoine qui demeure plutôt, pour sa part, un évêque dans le siècle. Une fois installé dans la cité terrestre, le monachisme ne fait que teinter, mais sans les faire disparaître, les habitudes de vie encore fastueuses des nobles gallo-romains837. C'est au point de jonction, entre le désert et la cité, que Sidoine finit par se situer,

dans le sillon de divers modèles ou mentor revenus « du désert à la ville »838 . À l'anachorèse doit en

effet succéder le retour au monde : si Sidoine respecte le secessus, il préfère manifestement l'action

et l'implication dans les affaires du monde839. Lérins est, en ce sens, un pôle qu'il pourrait juger trop

isolé : l'idéologie lérinienne peut être incorporée au monde, mais le monde ne doit pas devenir le désert ; la foi peut se passer du cadre érémitique et se limiter à une stricte continence, et fuit les comportements ostentatoires. Les chrétiens qu'admire Sidoine fuient justement toute ostentation : par exemple Himérius, dans la lettre 7, 13, 3, se « plaît à jeûner » (ieiuniis delectatur) tout en réprimant toute forme de vanité (comprimit […] iactantiam) quand il a décidé de faire abstinence (quotiens abstinere) . L'ascétisme ne saurait en effet constituer un modèle de vie applicable pour tous, et reste réservé à une élite consentante. Il nous paraît nécessaire de souligner que lorsque Sidoine publie, nostalgiquement, les lettres de sa vie pré-épiscopale, qui détaillent parfois complaisamment les habitudes d'une vie aristocratique faite d'otium raffiné, de réjouissances légères, il ne peut ignorer que la publication d'un tel mode de vie entre en contradiction avec les préceptes d'une vie authentiquement pénitente et proprement ascétique. Pour la plupart des contemporains de Sidoine, l'idéal chrétien consiste déjà et surtout en une forme de conversion religieuse, de pénitence, telle qu'il la recommande à la plupart de ses amis : il s'agit de se consacrer à Dieu tout en continuant de mener, dans la modération, une existence normale dans le siècle840.

C'est bien ce que tend à confirmer le modèle épiscopal qu'il publie dans ses lettres.

836Gennade, Vir. 68.

837Van Waarden 2016, p. 3, citant l'étude d'Alciati 2011, p. 95-96 : il reste possible d'embrasser la vie monastique tout

en conservant une belle villa, à condition toutefois de se satisfaire d'un confort un peu moindre.

838Van Waarden 2015, p. 3.

839Van Waarden 2015, p. 7 (commentaire à l'epist. 7, 13). 840Prévot 1997, p. 229.