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1 Le philosophe Polemius

Polemius est le destinataire des carmina 14 et 15, ainsi que de la lettre 4, 14 de Sidoine, qui constituent nos seules sources à son sujet. D'après les deux premières pièces, qui sont la préface et l'épithalame qu'il composa pour le mariage de Polemius en 461, soit bien avant que Sidoine n'entre dans les ordres, cet ami est présenté comme un philosophe gallo-romain que ne renieraient pas les premiers philosophes grecs. Son épithalame est nourri de références témoignant qu'il possède une bonne connaissance des théories philosophiques de ces « hommes qui cherchent à pénétrer de leur

profonde intelligence les secrets de la machine céleste et de la terre »582. Énumérant – dans un chant,

rappelons-le, composé pour un simple mariage ! - les théories de Pythagore, d'Anaximandre, d'Anaxagore et de Socrate, Sidoine en vient même à identifier explicitement les diverses catégories d'« essences » distinguées par son « cher Platon »583 , parmi lesquelles les créatures subtiles, ces

hypostases qui viennent juste après l'Un ; cette pièce poétique ainsi tissée de références

581Les deux individus sont devenus beaux-frères puisque Polémius a épousé Aranéola, fille du consul Magnus et sœur

de Magnus Felix : cf. Carm. 14 -15, qui contient l'épithalame composé pour cette union.

582Carm. 15, v. 38 : alta scrutantes ratione uiros quid machina caeli, quid tellus (…) sequantur.

583Carm. 15, v. 118 – 119 : « […] la Sagesse orne la vie de Polemius et prend elle-même soin de lui, uni à son cher

philosophiques dessine l'image d'un destinataire savant, versé dans des contemplations philosophiques qui ne sont pas encore explicitement réconciliées avec la pensée chrétienne : la

sixième substance, substantia summa sexta, est assimilée à un creator584 qui n'a ici rien de commun

avec le Dieu chrétien. À tout le moins, la doctrine philosophique n'est pas ici éclairée par la doctrina christiana. Le poète encourage finalement à donner à son tour naissance à un fils néoplatonicien, en prêtant ces propos à Athéna :

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« […] Consurge, sophorum

egregium Polemi decus, ac nunc Stoica tandem pone supercilia et Cynicos imitatus amantes incipies iterum paruum mihi ferre Platona. »

« Debout, Polemius, glorieuse éminence des sages, et maintenant oubliant enfin le front sourcilleux des stoïciens, pour imiter les cyniques amoureux, mets-toi à l'oeuvre pour m'apporter un nouveau petit Platon ! »585

Or, dix ans plus tard, en dépit d'une amitié durable entre les hommes jusqu'à la nomination de Polemius comme Préfet du Prétoire des Gaules sous Anthémius – dont on sait qu'il aimait s'entourer de philosophes – Sidoine déplore que son ami ne lui donne plus de nouvelles. Son silence dure depuis longtemps, au moins deux ans : Polemius est devenu préfet du Prétoire des Gaules, succédant à Eutropius en 471, soit deux ans avant que Sidoine n'écrive sa lettre586. Entre temps,

Sidoine a, lui aussi, obtenu une « promotion » : il est devenu évêque de Clermont. Comme le note avec justesse Jill Harries, il ne paraît pas normal que deux amis de longue date manquent ainsi aux

devoirs de l'amitié587. Or, en reprochant le silence que lui oppose son ami de longue date Polemius,

Sidoine envisage explicitement que ce dernier puisse être animé par une forme de mépris envers sa

nouvelle charge religieuse588. Ainsi explique-t-il le mutisme de Polemius :

At si uidetur humilitas nostrae professionis habenda contemptui, quia Christo res humanas uitasque medicaturo putrium conscientiarum ultro squalens ulcus aperimus, (…) noueris uolo non, ut est apud praesulem fori, sic esse apud iudicem mundi. Namque ut is, qui propria uobis non tacuerit flagitia, damnatur, ita nobiscum qui eadem deo fuerit confessus absoluitur.

Mais, si c'est l'humilité de notre ministère qui te semble propre à inspirer du mépris, parce que nous dévoilons au Christ, toujours disposé à apporter ses soins à la condition et à la vie humaines, la

584Carm. 15, v. 116-117. 585Carm. 15, v. 188-191.

586Epist. 4, 14, 1 : « Une période de deux ans s'est presque achevée depuis que nous nous sommes réjoui de ta

nomination comme Préfet du Prétoire des Gaules moins à cause de ta nouvelle dignité qu'en raison de notre vieille affection » , Biennum prope clauditur, quod te praefectum praetorio Galliarum non noua uestra dignitatione sed

nostro affectu adhuc uetere gaudemus […].

587Harries 1994, p. 15. 588Harries 1994, p. 104.

plaie sale des consciences corrompues (…), je veux que tu saches qu'il n'en est pas devant le Juge du monde comme devant le Préfet du tribunal. Chez vous, celui qui n'a pas dissimulé ses crimes est condamné ; avec nous au contraire celui qui en a fait l'aveu à Dieu est absous.589

Dans l'exposé de son hypothèse, Sidoine évoque ainsi la possibilité qu'un ami de longue date tel que le fut Polemius puisse ressentir du dédain pour lui, en raison de son entrée dans les ordres, et qu'il ait décidé par conséquent d'opposer le silence à ses lettres : cette décision et cette négligence à l'égard d'un évêque, que renforce l'opposition entre uobis et nobis, peut-elle convenir à un véritable chrétien ? En présentant ainsi les exercices attachés à son sacerdoce, à savoir notamment la confession et l'absolution des péchés, il semble que Sidoine s'adresse à un profane à qui il voudrait enseigner un bref catéchisme, tout en lui inspirant un esprit de miséricorde. Il poursuit d'ailleurs son sermon : Unde liquido patet incongrue a partibus uestris nimis reum pronuntiari cuius causa plus spectat tribunal alienum, « Il en résulte clairement que c'est trop souvent mal à propos que votre juridiction déclare coupable un homme dont la cause serait bien davantage du ressort d'un

autre tribunal »590. Cette déclaration oppose frontalement la justice humaine et faillible en vigueur

dans le « monde » de Polemius, à une justice divine moins inique et ainsi préférable, telle que la professe Sidoine. Par ailleurs, pour poursuivre cette manière de catéchisme, Sidoine enjoint à Polemius le conseil suivant : Proinde si futura magni pensitas, scribe clerico, si praesentia, scribe collegae (…), « Par conséquent, si c'est à la vie future que tu attaches du prix, écris au clerc ; si c'est

le présent qui t'intéresse, écris à un collègue »591 . Sidoine formule donc l'hypothèse que Polemius

ne porte pas d'intérêt au destin de son âme dans la vie future, pour lequel l'évêque pourrait pourtant apporter son aide. Nous devons donc vraisemblablement retenir l'explication que l'auteur imagine lui-même : si Polemius n'écrit plus à Sidoine, c'est en raison du « mépris » que lui inspire sa charge ; cette allégation n'est sans doute pas hyperbolique ou rhétorique. L'attitude de Polemius nous semble au contraire révélatrice d'une tendance plus générale, dans cet empire encore superficiellement christianisé, au désintérêt pour la religion chrétienne. Si la conversion des gallo-romains est souvent effective de iure, elle ne l'est pas totalement de facto, et un long travail spirituel reste à faire pour convertir profondément un grand nombre d'entre eux. Il est à noter que Polemius ne recevra plus aucune lettre (publiée) de la part de Sidoine.

589Epist. 4, 14, 3. 590Ibid.