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A La conuersio de Sidoine

Que signifie et qu'implique, pour Sidoine, de suivre la uita christiana615? Pour répondre à

cette question, il nous faut revenir au moment où Sidoine « redevint » véritablement chrétien, c'est- à-dire où son engagement dans la foi se fit plus manifeste, plus ostensible et plus énergique, soit au moment de sa conversion, qui doit promouvoir un modèle perfectionné de christianisme. Nous n'oublierons pas toutefois que le passé laïc de Sidoine doit aussi être compris comme partie intégrante d'un spectre large de la christianité gauloise, où le baptême pouvait, semble-t-il, coexister avec des habitudes, des réflexes, des lectures et des convictions fort peu « chrétiens », sans doute justement en raison du caractère superficiel de la religiosité que devait générer le premier baptême. Nous reviendrons sur ces questions, et notamment sur la coexistence problématique de la culture antique de notre auteur, et de ses habitudes profanes, avec la foi chrétienne, dans la troisième partie de ce mémoire, vouée précisément à examiner comment s'ajustent le faire, le croire et le dire (nous

614Puisque, comme le remarque Ariane Bodin, « le chrétien ne représente a priori que lui même et toute la tâche des

clercs consistera à lui faire comprendre qu'il incarne également la communauté des croyants, si ce n'est l'Église tout entière » (Bodin 2013, p. 87).

615Nous prolongeons par cette question la suggestion de Jean-Marie Salamito (Salamito 2010, p. 75) qui voudrait voir

comparer les conceptions d'Augustin à d'autres évêques de son temps, afin d'avoir « ainsi une idée moins approximative de la manière dont le phénomène que nous appelons « christianisation » a été vécu, perçu et pensé, à l'époque, par les principaux intéressés. Car la meilleure manière de comprendre en quoi l'Empire romain est devenu « chrétien », c'est de se demander ce que les chrétiens eux-mêmes avaient alors souhaité réaliser. »

pourrions ajouter : l'écrire) dans la Gaule chrétienne, et pour un converti nostalgique.

Le problème de la conversion tient à ce qu'il s'agit d'un phénomène à la fois long et immédiat. Les deux poèmes d'inspiration chrétienne (les carmina 16 et 17) qui surgissent au cœur

de productions poétiques très marquées par l'imitation des auteurs de la latinité classique616, puis la

correspondance de l'évêque, surtout à partir du livre 3, mettent justement en évidence ce caractère doublement ponctuel et prolongé de la conversion : l'identité chrétienne de Sidoine y apparaît subitement d'une part, quasiment ex abrupto, avant de se manifester durablement dans le discours de conuersus qui se donne à lire (épisodiquement) dans ses lettres. Le modèle chrétien auquel se conforme Sidoine doit avoir valeur exemplaire, puisqu'il le publie, et qu'il publie plusieurs exemples de personnages qui, dans son entourage, se sont prêtés à la régénération de la conuersio. C'est apparemment la même expérience de confirmation que vécut Sidoine et qu'il évoque en des termes que certains interprètent comme le « baptême » de notre auteur, mais où nous jugeons plus pertinent de lire une référence à sa conversion.

Comme l'indique Lisa K. Bailey, à cette époque où le baptême infantile était en train de devenir la norme, un véritable changement pouvait avoir lieu avec le choix délibéré de la

conversion, moment de séparation nette de la sécularité617. Il semble bel et bien que Sidoine, issu

d'une famille chrétienne depuis trois générations, ait été concerné par l'usage du sacrement du baptême infantile. C'est d'ailleurs en composant, d'ailleurs avec quelque retard, l'épitaphe de son grand-père rapportée dans la lettre 3, 12 que Sidoine nous apprend que, le premier de sa lignée, son grand-père Apollinaris s'est converti au christianisme :

15

Haec sed maxima dignitas probatur

Quod frontem cruce, membra fonte purgans, Primus de numero patrum suorum

Sacris sacrilegis renuntiauit

Mais le plus grand mérite qu'on lui reconnaisse, c'est d'avoir été le premier, de toute la lignée de ses ancêtres, en purifiant son front par le signe de la croix, son corps par l'eau du baptême, à renoncer aux cultes sacrilèges.618

De famille convertie à la religion chrétienne depuis trois générations et assimilée à un réseau aristocratique gaulois en voie de conversion, on peut supposer que Sidoine fut lui-même baptisé dès

l'enfance. Pour Paul Veyne619, la conversion de la famille entière est systématique après la

616C'est-à-dire tout le recueil des Poèmes, composé des Panégyriques d'une part, et des Carmina minora, poésies « de

circonstances », épigrammes, épithalames, salutations raffinées et nugae de l'autre.

617Bailey 2016, p. 27 et 34. 618Epist. 3, 12, 5, v. 13-16. 619Veyne 2007, p. 81.

conversion du père620. Dans son propre « testament » littéraire, c'est-à-dire dans sa dernière lettre

qui comporte un long poème rétrospectif, Sidoine lui-même ne fait pas allusion à un quelconque baptême reçu au milieu de son existence, non plus que dans ses lettres. Une partie des

commentateurs de Sidoine pense néanmoins pouvoir lire une allusion au sacrement baptismal621

dans les vers du poème d'actions de grâce (carmen 16) adressé à Fauste de Riez, qui lui a permis de franchir (ou de s'avancer vers?) le « seuil sacré de la sacrée mère » :

78 80

85

90

Praeterea, quod me pridem Reios ueniente, cum Procyon fureret, cum solis torridus ignis flexibus rimis sitientes scriberet agros, hospite te nostros excepit protinus aestus

pax, domus, umbra, latex, benedictio, mensa, cubile. Omnibus attamen his sat praesat, quod uoluisti ut sanctae matris sanctum quoque limen adirem. Dirigui, fateor, mihi conscius, atque repente Tinxit adorantem pauido reuerentia uultum ; Nec secus intremui, quam si me forte Rebeccae Israel, aut Samuel crinitus duceret Annae. Quapropter uel te uotis sine fine colentes, Affectum magnum per carmina parua fatemur.

De plus, lorsque j'étais venu à Riez, il y a quelques temps déjà, alors que Procyon était ardent622, et que le feu torride du soleil dessinait sur les champs assoiffés de tortueuses fissures, en m'offrant ton hospitalité, la paix, la maison, l'ombre, l'eau, la bénédiction, la table et la chambre hébergèrent immédiatement notre brûlure. Mais ce qui est encore au-delà de ces bienfaits, c'est que tu as voulu que je m'avance vers le seuil sacré de la sainte mère. Je me raidis de stupeur, je le confesse, conscient de ce que j'étais, et le respect craintif teignit mon visage en adoration ; je me mis à trembler tout comme si Israel m'avait conduit à Rebecca, ou Samuel le chevelu à Anna. C'est pourquoi, te témoignant une reconnaissance sans fin, nous t'exprimons notre grande affection par de petits chants.623

Ce passage assez abscons fait en effet certainement référence à un sacrement, engagé par Fauste qui est remercié de ce qu'il a « voulu » (uoluisti) que Sidoine « approche aussi le seuil sacré

de la Sainte Mère »624. En l'occurrence, s'il s'agissait de son baptême, il paraîtrait peut-être curieux

que Sidoine ne s'en présente pas comme l'initiateur volontaire, nommément le competens.

620Même si l'on peut s'interroger, à la suite d'Henri-Irénée Marrou (« cujus pater, ejus religio ? »), sur l'influence

qu'exercent les pères sur leurs enfants en matière religieuse : Marrou 1971, p. 343.

621 C'est l'interprétation d'André Loyen (t. 1, p. 192 n. 15 ad loc.) à la suite de Krusch (dans Luetjohann 1887, p. LVII),

puis de Harries 1994, p. 105-106. Dans son commentaire ad loc., David Amherdt (Amherdt 2014, p. 424-425) ne conteste pas cette interprétation, même s'il rappelle que d'autres interprétations sont possibles, et notamment celle de la profession de foi. Santelia 2012 p. 124-125 reprend aussi l'hypothèse du baptême.

622Souvenir d'Horace, carm. 3, 29, 18, qui évoquait en ces termes la canicule (Procyon furit) : Sidoine n'a encore

rejeté ni l'usage de la poésie, ni les références classiques dans ce texte sans doute rédigé assez tôt..

623Carm. 16, v. 78-90. David Amhert (Amherdt 2014, p. 425) indique que cette dernière remarque s'inspire peut-être

du vers de Martial, 8, 82, 2 : nos quoque quod domino carmina parua damus, « nous aussi, nous dédions de petits vers à notre maître».

624 Carm. 16, v. 83-84 : uoluisti ut sanctae matris sanctum quoque limen adirem […]. La traduction d'André Loyen à

la CUF (t. 1, p. 123) propose « que je franchisse » : de même Santelia 2012, p. 71 : « hai voluto che io varcassi ».. Or,

adire signifie, littéralement, « aller vers », « aborder ». Sidoine n'a pas employé ici les verbe intrare ou subire, qui

signifieraient, eux, « franchir ». Il ne s'agit donc pas de passer ce fameux seuil, mais plutôt de s'y avancer seulement, de s'en approcher, ce qui pourrait correspondre à l'idée d'une préparation progressive vers un sacrement ou une charge cléricale. D'après le ThLL 1, col. 619, 45, adire ad limen ecclesiae est attesté une fois, par Cyprien de Carthage (epist. 30, 6 : pulsent sane fores, sed non utique confringant. Adeant ad limen ecclesiae, sed non utique transiliant : « qu'ils frappent à la porte, mais qu'ils ne la brisent pas. Qu'ils s'approchent du seuil de l'Église, mais qu'ils ne sautent point par-dessus ») : cette formule a là aussi pour sens « s'approcher du seuil de l'Église ».

D'ailleurs, ce poème d'actions de grâce indique que lorsqu'il arrive auprès de Fauste, il reçoit de sa part la « paix » et la « bénédiction » (v. 82), ce qui suppose qu'il est sans doute déjà chrétien. Ainsi, ce passage semble plutôt faire référence à un sacrement, encouragé par Fauste de Riez, qui marque son entrée, à lui aussi (quoque) au sein de l'Église, plus probablement entendue comme

communauté cléricale625 : nous y voyons une allusion possible à sa conuersio (pratique couramment

attestée et encouragée par Sidoine lui-même auprès de certains de ses correspondants), voire à son entrée dans les ordres. La version la plus probable des faits est donc que Sidoine ait été baptisé et chrétien depuis l'enfance, puis que, encouragé par Fauste, il se soit « converti », au sens chrétien du terme, c'est-à-dire « confirmé » peu de temps avant 469, voire en 469 même, date possible de

rédaction du poème626. Notons qu'il ne s'agit là que d'une date probable pour situer ce poème dans le

temps, car nous ne savons pas exactement quand les carmina minora ont été publiés627, comme le

rappelle très justement Stefania Santelia628, qui reconstitue d'ailleurs de façon assez éclairante la

chronologie des œuvres de Sidoine en fonction de ses intérêts changeants. Pour la chercheuse, dont nous partageons l'avis, 469 est une année où Sidoine, outre qu'il voulait publier ses œuvres, savait quelles responsabilités ecclésiastiques il allait assumer de façon imminente, et c'est ainsi que s'explique la récusation de la poésie d'inspiration « païenne » contenue au début de ce poème, concomitante d'un changement spirituel, d'une confirmation dans la foi. Le carmen à Fauste aurait donc été composé peu de temps avant que Sidoine fasse le choix (imposé?) de ne plus écrire de poésie « païenne », et d'assumer la fonction épiscopale, soit vers 469 : Stefania Santelia propose plus précisément de dater le poème de 468 « ou peu avant » - mais en réalité, rien ne nous interdit d'imaginer que le poème ait même été écrit très peu de temps avant la publication, comme pour ajouter in extremis une pièce chrétienne dans un volume de nugae dont le contenu était jusque-là peu conforme à ses nouveaux devoirs chrétiens.

Dès lors, ce moment de « passage », ce « progrès vers le seuil de l'Église » qu'évoque le vers

625C'est un des sens chrétiens traditionnels attachés au terme mater : par exemple Augustin, De cath., 1, 2. cf.

Amherdt 2014, n. 45, p. 431. Ce sens est bien attesté dans le ThLL 8, col. 444, 29. David Amherdt (ibid.) conteste aussi la mise en relation de ce passage avec les « mariages bibliques » d'Isaac avec Rebecca et de Samuel avec Hannah que proposait Harries 2014, p. 105. Il est vrai que ces références n'auraient guère de raison d'être dans ce contexte.

626 Les conjectures de datation de sa composition proposées par les chercheurs demeurent très incertaines. Pour De

Vogué 2003, p. 345, le poème aurait été composé vers 465. Van Waarden 2010, p. 6, propose le terminus post quem de 458. Amhert 2014, p. 421, suit la datation que proposait déjà André Loyen, à savoir que ce carmen appartenait à la deuxième publication des carmina décidée en 464-465, tout en admettant de très probables retouches avant l'édition définitive du recueil des Carmina, en 469. Néanmoins, Santelia 2012, p. 50 rappelle qu'aucun argument irréfutable ne permet d'écarter l'hypothèse que tous les carmina aient été publiés en même temps, en une seule fois, c'est-à-dire en 469. C'est sa solution de datation, haute, (vers 468) qui nous paraît la plus juste .

627Ce fut avant sans doute l'écriture de la lettre 2, 8, 2, qui fait allusion à d'incertains ceteris epigrammatum meorum

uoluminibus, c'est-à-dire « les autres recueils de mes poèmes » dont on ne peut préciser la nature ; mais la lettre 2, 8,

n'est elle-même pas datée avec certitude.

84 du poème à Fauste, pourrait constituer une allusion à cette période « probatoire », nécessaire à quiconque devait entrer dans les ordres ? Le concile d'Arles de 524 souligne cette exigence de conversion transitoire pour le futur prélat, qui doit durer une année entière, en spécifiant : « (…) qu'aucun métropolite ne puisse conférer à un laïc la dignité de l'épiscopat, et aucun autre évêque ne doit présumer de l'attribution de la prêtrise ou du diaconat si le laïc n'a pas auparavant observé

durant une année entière un changement de vie »629 . Il est tout à fait vraisemblable que Sidoine ait

dû se soumettre à cette étape de confirmation, dont les canons contemporains rappellent la nécessité, avant de devenir évêque. Il nous semble donc possible de comprendre ainsi le sens du carmen 16 dans son ensemble, et de la formule uoluisti ut sanctae matris sanctum quoque limen adirem plus particulièrement : Fauste a probablement lui-même encouragé Sidoine à devenir, à son tour, ministre du culte, c'est-à-dire évêque de Clermont (et peut-être prêtre, avant cela). Tel aurait

été l'objet du remerciement versifié de Sidoine : l'eucharisticon630, poème d'actions de grâce, aurait

alors pour but de rendre grâce à Fauste de l'avoir invité à entrer dans les ordres et, au préalable, à s'être préparé (littéralement de s'être « approché » , adire) à ce ministère par une période de pénitence préparatoire dont il se serait chargé, car l'évêque de Riez, depuis longtemps prélat, avait autorité pour former Sidoine à la mission évangélique. C'est vraisemblablement au cours de cette période de préparation que Sidoine aurait composé ce poème, alors qu'il n'a pas alors encore franchi (*subire) le seuil de la mater ecclesia : il est sans doute encore en train de s'en approcher (adire) lorsqu'il l'écrit. Cette chronologie expliquerait d'ailleurs le ton et la facture encore très classiques, voire profane, du poème.

Les canons conciliaires contemporains nous sont de toute façon témoins qu'il convenait à un clerc, et même à un simple diacre, d'une part d'être baptisé depuis un certain temps, et d'autre part d'avoir achevé un temps de pénitence avant d'endosser une charge ecclésiastique. Le premier canon du second concile d'Arles rappelle ainsi qu'un simple néophyte, c'est-à-dire un homme récemment converti, ne peut être ordonné diacre : ordinari ad diaconatus ac sacerdotii officium neophytum non debere631; il est ainsi d'autant moins probable que Sidoine soit devenu évêque en ayant été

baptisé de fraîche date, vers la fin de la décennie 460 ; il est plus plausible qu'il ait été longtemps

629Concilia Galliae (511-695), p. 43-44 : nullus metropolitanorum cuicumque laico dignitatem episcopatus tribuat,

sed nec reliqui pontifices presbyterii uel diaconatus honorem conferre praesumant, nisi anno intigro fuerit ab eis praemissa conuersio.

630Santelia 2012, p. 75, rapproche le titre de cette pièce de celui de la silve 4, 2 de Stace (Eucharisticon ad imp. Aug.

Germ. Dominitianum), mais aussi de l'ouvrage de Paulin de Pella, eucharisticos, composé dans les années 450. Ces

deux poèmes présentent quelques similitudes : outre la composante autobiographique, ils évoquent tous deux un moment de conversion. Paulin de Pella insiste sur les vicissitudes imposées par l'invasion des Goths et des Alains, puis raconte sa conversion, assortie du choix d'une vie ascétique et du renoncement aux « richesses terrestres et périssables » à la faveur de « celles qui doivent subsister à jamais » (v. 431-488).

laïc avant de se faire confirmer quelque temps avant son entrée dans les ordres. D'ailleurs, les pénitents, c'est-à-dire les fidèles qui ont entamé le rachat de leurs péchés par divers actes de componction, ne devraient même pas accéder à la charge ecclésiastique de la seule prêtrise. C'est ce que stipule le canon 84 des Statuta Ecclesiae Antiqua :

Ex paenitentibus, quamuis bonus, clericus non ordinetur ; si per ignorantiam episcopi factus fuerit, deponatur a clero, quia se ordinationis tempore non prodidit fuisse paenitentem ; si autem sciens episcopus ordinauit, etiam ipse ab episcopatus sui ordinandi dumtaxat potestate priuetur.

On ne peut ordonner un clerc parmi les pénitents, même s'il semble être un bon candidat ; s'il le devient alors que l'évêque l'ignorait, qu'il soit déposé de sa charge, car il n'a pas informé au moment de l'ordination qu'il était alors pénitent ; d'ailleurs, si l'évêque l'a ordonné tout en le sachant, qu'il soit lui aussi privé du pouvoir d'ordination que lui confère son épiscopat632.

Puisqu'il est vraisemblable que Sidoine soit passé par une période d'adaptation et de conformation à ses prochains nouveaux devoirs religieux, cet impératif suppose qu'il ait accompli et achevé cette période de pénitence, ou de conversion, par laquelle il lui fallut, on le suppose, se montrer digne de la charge cléricale.