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2 Renoncer aux douceurs du monde

Ensuite, dans deux lettres rédigées pendant son exil qui débute en 477, Fauste exhorte à

nouveau Ruricius643, ainsi que son épouse Hiberia644, qui s'est depuis peu « tournée vers le port de la

religion », à se détourner des péchés liés aux « passions des cinq sens » en pratiquant l'ascèse. En suivant l'exemple d'Abraham et de Sarah, les deux époux doivent ainsi s'exercer à l'abstinence physique et spirituelle, dont les attendus seront à nouveau déclinés dans la lettre de 485 à Magnus Felix. D'une part, l'abstinence doit prendre effet sur « l'être extérieur » : Felix doit en effet pratiquer

des veilles de prières nocturnes ; il doit pratiquer assidument le jeûne645 en ne se nourrissant qu'un

jour sur deux, non sans s'autoriser, non pas de « banqueter » comme le traduit André Loyen, mais de prendre un déjeuner646. Le renoncement à toute forme de confort ou de plaisir corporel est

également recommandé : il faut ainsi refuser de porter des vêtements élégants647 et répudier les

douceurs de la chair, tout en refusant aussi de tirer orgueil de cette ascèse648.

Quelques extraits choisis de la lettre de Fauste à Magnus Felix649 donneront la mesure du degré de

pénitence à laquelle doit s'astreindre le conuersus :

Igitur si trepida parum amplius rudimenta permittunt, alternis hiemales dies ieiuniis transigantur, quae, sicut moderari conuenit, ita necesse est duplicari. Duplicari, inquam.

Duo enim sunt abstinentiae genera: unum est incontinentiae appetitum a cibo et potu et a diuersis carnalium suauitatum inlecebris coercere et uomere crucis terram subiecti exterioris edomare et necessitati potius quam uoluptati temperata moderatione seruire, epulum, si permittat infirmitas, uel alternis diebus, donec uis longae consuetudinis sensim dissuescatur, accipere.

Ainsi, si les débuts hésitants de ton apprentissage te permettent d'aller un peu plus loin, sache que les jours d'hiver doivent se dérouler dans l'alternance des jeûnes, qu'il convient de modérer. Il est également nécessaire d'en distinguer deux. Je dis bien « en distinguer deux ».

643Fauste de Riez, Epist. 9, ibid., p. 211-215 644Fauste de Riez, Epist. 10, ibid., p. 215-219.

645Ou le semi-jeûne : Fauste de Riez, Epist. 6. 2 alternis hiemales dies ieiuniis transigantur : « passe les jours d'hiver

en alternant le jeûne », c'est-à-dire en sautant le repas de midi. À propos de la pratique chrétienne de l'alternance entre jeûne et repas, cf. Raga 2014.

646Correction indiquée par Van Waarden 2016, p. 166 à propos de la lettre 7, 14, 12.

647Cette même exigence est formulée pour le clerc, dans le canon 26 des Statuta Ecclesiae Antiqua. 648Fauste de Riez, epist. 6, ibid., p. 197, l. 8 à p. 198, l. 4.

En effet, il existe deux sortes d'abstinence : l'une consiste à contraindre l'appétit incontinent à s'abstenir de la nourriture, de la boisson et des diverses séductions des douceurs de la chair et à les rejeter, et, soumis au soc d'une croix extérieure, à s'astreindre à dompter les désirs de la vie terrestre , et en modulant et en modérant ses désirs en fonction de la nécessité plutôt que de la recherche du plaisir, et, si notre état nous le permet, à ne prendre qu'un repas un jour sur deux, et ce, jusqu'à ce que la force d'une longue habitude ait insensiblement affaibli notre appétit650.

De usu uero indumentorum paulatim se grauitas ad inferiora submittat, ne ipsa nouitas subitae mediocritatis offendat.

En ce qui concerne l'usage des vêtements, il convient que notre souci de gravité ne s'astreigne que petit à petit à revêtir de plus humbles vêtements, de sorte que l'apparence nouvelle d'une modestie trop subite ne vienne pas à choquer651.

Ante omnia, in quantum adiuuante Deo possumus, illas in nobis quinque sensuum expugnemus inlecebras. Quicquid enim pulchrescit uisu, quicquid lenocinatur odoratu, quicquid mollescit adtactu, quicquid dulcescit gustu, quicquid blanditur auditu, haec omnia, si his abutamur, intentionem de spiritalibus ad terrena deuoluunt.

Avant toute chose, autant que nous le pouvons avec l'aide de Dieu, il nous faut lutter en nous contre les plaisirs des cinq sens. Car tout ce qui paraît beau à l’œil, tout ce qui semble agréable au nez, tout ce qui paraît doux au toucher, tout ce qui semble bon au goût, tout ce qui flatte l'oreille, toutes ces choses, si nous nous y adonnons, détournent notre intention des choses spirituelles vers les choses terrestres652.

D'autre part, Fauste enjoint à Felix (tout comme il le fit certainement pour Sidoine) de se consacrer à une autre forme d'abstinence, cette fois-ci spirituelle, qui consiste à se détourner intérieurement de toute pensée impure et rebelle, afin de diriger entièrement son âme vers la contemplation de Dieu :

Alterum abstinentiae genus est multo sublimius multoque pretiosius, motus animi regere, inrationabiles perturbationes et cogitationum inter se conluctantium rebelles tumultus mentis imperio subiugare, malitiae uirus tamquam funestum aliquod maleficium de penetralibus cordis expuere et animam contra diuersarum fluctus temptationum constantiae moderamine gubernare et contra passiones occultas uelut contra domesticos inimicos rixam quandam irascentis fidei auctoritate conserere, inanes curas longe repellere et a noxiis conloquiis ac desideriis, quibus

650Ibid., p. 197, l. 7-17 (traduction personnelle). 651Ibid., p. 197, l. 16-18 (traduction personnelle). 652Ibid., p. 199, l. 3-8.

diabolus pascitur, abstinere et per mansuetudinem, patientiam, tranquillitatem imaginem dei in uultu interioris excolere, uirum spiritalia et diuina cogitantem ut tristitia non frangat, laetitia non resoluat, stabilitum in timore dei pectus ostendat magnanimitatis aequalitas, ut et nobis coaptari possit libelli illius insigne principium: erat uir unus abstinens se ab omni re mala653.

Un autre genre d'abstinence est encore plus beau et encore plus précieux : c'est le fait de savoir dominer le mouvement de son âme ; de subjuguer, par le pouvoir de l'esprit, les pensées déraisonnables et rebelles qui viennent nous perturber dans des mouvements contraires ; de purifier les tréfonds de son cœur de tout virus malicieux et de tout maléfice funeste ; de gouverner son âme contre les influx des tentations diverses en sachant modérer la conscience ; et d'employer l'autorité d'une foi farouche à lutter contre les passions occultes de même que contre les ennemis domestiques, de repousser loin de soi les soins inutiles ; de s'abstenir des désirs et des bavardages nocifs dont le diable nous repaît ; et par la mansuétude, la patience, la tranquillité, d'observer en soi l'image de dieu, en homme qui s'attache aux choses spirituelles et divines, de sorte que la tristesse ne l'ébranle pas, que la gaieté ne le dissipe pas, et que son cœur stabilisé dans la crainte de dieu montre une équanime magnanimité, au point que l'insigne principe de ce grand livre puisse s'appliquer à nous aussi : « il était un homme qui se détournait de tout mal ».654

C'est vraisemblablement à cette double abstinence que Sidoine devra à son tour s'astreindre, en délaissant les délices et les séductions de la vie terrestre, et en contrôlant ses vains désirs et ses pensées impures, pour ne se consacrer plus qu'à la contemplation et à la vénération de Dieu. Disons d'emblée qu'une telle exigence de perfection paraît radicalement opposée avec le genre de vie que menait jusque-là le Sidoine laïc qui se présentait à nous sous les traits d'un joyeux homme du monde. Nous aurons l'occasion de revenir sur les plaisirs mondains et les jeux de l'esprit et du corps auquel notre auteur s'adonnait encore volontiers peu de temps avant son épiscopat, et qu'il s'est efforcé de délaisser, mais non sens mal, au moment de sa conversion, en pratiquant des ajustement assez intéressants vis-à-vis de ces règles morales. Rappelons que ces principes tout ascétiques de la vie pénitente frappent encore Sidoine lorsqu'il rend visite à Maximus, un ancien officier du palais, conuersus devenu prêtre. Cette évocation655 permet de vérifier la mise en œuvre de ces préceptes de

dénuement et d'abstinence, auxquels Sidoine n'est alors pas encore habitué et qui provoquent même sa surprise. Vivant dans le dénuement, arborant désormais la modestie et les caractéristiques

physiques du clerc – cheveux courts et barbe longue656 -, l'ancien chambellan fait montre de qualités

653Job 1, 1.

654Ibid., p. 198, l. 5-20 (traduction personnelle). 655Epist. 4, 24.

656Il se conforme au canon 25 des Statuta Ecclesiae Antiqua : Clericus nec comam nutriat nec barbam radat, « Que le

toutes religieuses : on retrouve chez lui les diverses composantes de la conversion prescrites dans les écrits de Fauste, telles que la continence et le refus du monde. Dorénavant coupé de toute préoccupation d'ordre matériel, Maximus accède sans difficulté à la demande de Sidoine de proroger d'une année la dette que son débiteur aurait dû avoir remboursée dans un délai de dix ans. De plus, Maximus en allège même les intérêts, comme le prévoit son nouveau statut de clerc ; cette mention d'un prêt de dix ans (puisqu'il fut contracté au moment où Maximus était officier palatin, et d'après la mention que Sidoine fait des liens qui l'ont unis à ce dernier657, peut-être lorsqu'Avitus

l'avait chargé lui-même d'une dignité équivalente, vers 455 ou 456) pourrait permettre de dater cette

lettre de l'année 465658 ; à cette époque-là, Sidoine présente le modus uiuendi de Maximus comme

un genre de vie qui a de quoi le surprendre, et auquel il ne s'est pas lui-même astreint.

Néanmoins, le contact avec Fauste a probablement influencé Sidoine qui ajoute, après le carmen 16 qu'il lui consacre, une petite pièce pleine de cet esprit de retenue alimentaire, et qui publie (mais toujours avec, pour ainsi dire, un luxe de détails !) la pauvreté de sa table : ce poème (carmen 17) au sénateur Ommatius est manifestement consécutif à un changement de mode de vie ; sa conversion a sans doute déjà eu lieu, car Sidoine n'a plus de richesses, plus de belle vaisselle, et son repas sera frugal :

5

11

15

20

Non tibi gemmatis ponentur prandia mensis, Assyrius murex nec tibi sigma dabit ;

nec per multiplices abaco splendente cauernas argenti nigri pondera defodiam ;(...)

fercula sunt nobis mediocria, non ita facta, mensurae ut grandis suppleat ars pretium.(...) Vina mihi non sunt Gazetica, Chia, Falerna quaeque Saraptano palmite missa bibas. (…) Tu tamen ut uenias petimus; dabit omnia Christus, hic mihi qui patriam fecit amore tuo.

Les repas ne te seront pas servis sur des tables incrustées de pierreries et la pourpre assyrienne n'ornera point pour toi un lit d'apparat ; je n'extrairai point d'un buffet reluisant aux multiples cachettes les lourdes pièces d'une argenterie noircie (…)

Notre vaisselle est médiocre et n'est pas de celles où un grand art rachète l'indigence de la matière. (…) Je n'ai point de vin de Gaza, de Chios, de Falerne et je ne te donnerai pas à boire les produits du vignoble de Sarepta (…)

Nous te prions néanmoins de venir : le Christ pourvoira à tout, lui qui m'a fait ici une patrie grâce à ton affection.659

Cette pièce, peu étudiée dans la littérature critique, nous semble pourtant comporter un grand intérêt. Elle tient en effet un double discours qui nous semble refléter avec justesse les

657 Epist. 4, 24, 5 : sodalitatis antiquae.

658 Cette proposition est d'ailleurs cohérente avec la datation suggérée par Loyen (t. 2, p. 254, ad. loc.), qui situe

l'écriture de la lettre entre 465 et 467, en tout cas avant les hostilités de 469, puisque Sidoine semble pouvoir circuler facilement de Clermont à Toulouse. Il n'y a guère, à son sens, d'autre terminus post quem que « les sentiments religieux » que Sidoine exprime et qui « nous invitent à ne pas remonter trop haut ».

dispositions dans lesquelles le poète se trouve au moment de sa conversion : Sidoine rejette avec un luxe de détails suspect tout ce qu'apparemment il ne consommera pas ou plus, non sans se référer complaisamment d'ailleurs aux habitudes, aux goûts raffinés de la vie mondaine et aux mets qu'il prétend ne plus pouvoir offrir.