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1 Architectures d'une conversion

Le Ve siècle gaulois voit s'accomplir l'évangélisation progressive du territoire urbain qui

compte, vers 450, entre 70 et 80 évêchés, sur un total d'environ 120 villes. Dans ces cités, l'espace urbain se réorganise autour de la domus ecclesiae, qui occupe dorénavant une place centrale, et n'est pas, comme on l'a longtemps cru, reléguée la périphérie de la ville avec les nécropoles : c'est ce que tend à montrer l'archéologie contemporaine138, avec, entre autres, les exemples significatifs des

basiliques de Trèves, Lyon, Genève, Rouen, ou Bordeaux qui semblent bâties d'emblée sur l'ancien forum. Le cas de Clermont (de même que celui de Paris et de Tours), est singulier en ce que, en plus

de la cathédrale construite le long du forum par Namatius au milieu du Ve siècle (mais on ignore où

était située la précédente cathédrale), de nombreuses basiliques construites sur les tombes

chrétiennes, dont certaines remontent au IVe siècle, ont contribué à créer un véritable uicus

christianorum, « quartier chrétien »139 périphérique. Dans les cités, des sarcophages paléochrétiens

témoignent de la conversion des élites urbaines dès le IVe siècle, mais la plus grande part des

basiliques chrétiennes du Centre et du Sud de la Gaule (zones qui sont le plus tôt christianisées), telles que celles de Saint Julien à Brioude ou de saint Germain à Auxerre, est édifiée à partir de la

seconde moitié du Ve siècle. Sidoine nous est un témoin précieux de cet élan de constructions : des

travaux d'édification chrétienne sont menés par Patiens à Lyon140, par Perpetuus à Tours141, par

Mamert à Vienne142, et par le moine oriental Abraham vers Clermont143, qui bâtit un petit temple

chrétien. L a domus episcopalis clermontoise, première église de plan cruciforme en Gaule, est

longuement évoquée par Grégoire de Tours144, qui nous indique ses dimensions conséquentes de 44

mètres de longueur et 18 mètres de largeur. Comme le remarque Damien Martinez dans ses récents travaux de recherche consacrés à la topographie ecclésiale auvergnate, ces grands sanctuaires

137Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, 5, 6.

138Prévot, Gaillard et Gauthier 2014, p. 367. Cf. aussi Dubois 1987, p. 5-44. 139C. Pietri 1980.

140Epist. 6, 12, 4. 141Epist. 4, 18, 4.

142Epist. 7, 1, 7. Cf aussi Grégoire de Tours, Glor. 2 : « Mamertus … aliam basilicam construxit ». 143Epist. 7, 17, 2, v. 23-24.

constituent des « points de départ » pour la christianisation de la cité145. Celle-ci est ponctuellement

aidée par l'initiative de quelques laïcs désireux de contribuer à l'effort de construction, ainsi Simplicius, futur évêque de Bourges, qui, au témoignage de Sidoine, bâtit spontanément, dans ses jeunes années, une ecclesia146. Visuellement, les groupes épiscopaux s'imposent de plus en plus

massivement dans le paysage urbain, à l'instar de celui de Genève, qui occupe un cinquième de la superficie de la cité intra muros, et qui est composé de deux églises, de diverses cellules, d'un baptistère et d'un petit sanctuaire147.

On constate également, aux abords immédiats des cités ou dans leurs quartiers, l'implantation de groupes monastiques, comme à Tours148, Riez, à Arles149, à Auxerre150, ou à

Clermont ; dans cette dernière cité, le monasterium de Saint-Cirgues que mentionne Sidoine est fondé dans un faubourg occidental, près d'une basilique existante dédiée à Saint-Cyr, par un prêtre venu d'Orient, nommé Abraham, qui y sera plus tard enseveli151. L'archéologie révèle les traces

d'une occupation mérovingienne à proximité de l'actuelle rue Saint-Cirgues, au Sud-Ouest de la cathédrale, que l'on pourrait assimiler à ce monastère152, installé à la place d'un ancien quartier

artisanal de nuisance abandonné après le Haut-Empire. C'est néanmoins plutôt à partir du VIesiècle

que ce diocèse, comme la plupart des diocèses gaulois, connaîtra une multiplication de monastères, qu'ils soient suburbains ou ruraux153. Sidoine nous signale déjà, dans la moitié Sud de la Gaule,

l'existence des monastères de Condat et de Grigny154 Par ailleurs, en dehors de quelques monastères

provençaux (Agde, Uzès, Narbonne, Bazas155), la constitution de communautés cénobitiques dans la

ruralité gauloise se fait bien davantage jour à partir du haut Moyen-Âge, même si, dans l'intérieur des terres, la vie cénobitique n'a pas souvent laissé de trace tangible.

145Martinez 2017, p. 438.

146Epist. 7, 9, 21 : Hic uobis ecclesiam iuuenis (…) extruxit. 147Bonnet 2012. Voir aussi à ce sujet Guyon 2010.

148Pietri 1983, p. 153 et 425, montre que Perpetuus a repeuplé le monastère de Marmoutier 149Honorat de Marseille, uit. Hilar., 11, 17.

150Constance de Lyon, uit. Germ. , 6.

151Epist. 7, 17, v. 23 et §3, où Sidoine évoque les discipulos du défunt Abraham, établis dans le monastère qu'il a

fondé ; de même, Grégoire de Tours, Hist, 2, 21-22 et Vit. Patr., 3.

152Martinez 2016, p. 4. 153Ibid., p. 7.

154Epist. 4, 25, 5 et 7, 17, 3.

Dans la Gaule rurale, des parochiae156 se constituent à partir de la fin du IVe siècle, mais

surtout au cours des Ve et VIe siècles, pour procéder au baptême des populations locales par

l'intermédiaire des prêtres et des diacres157. La christianisation des territoires ruraux de la Provence,

de la région Rhône-Alpes, de l'Aquitaine et de la Novempopulanie ne commence à être vérifiable et

prononcée qu'à partir du VIesiècle158. Divers cas de figures se présentent dans les campagnes pour

christianiser le territoire rural, processus qui demeure par ailleurs très progressif et inégalement perceptible selon les régions. Par exemple, on observe un décalage important entre le Sud-Ouest, notamment la Novempopulanie159 et les régions d'Arles et de Tours, où les progrès rapides de la

christianisation sont vérifiables par des témoignages archéologiques et écrits : dans le diocèse de Tours, 23 églises rurales et 5 monastères sont attestés en 496, au moment où les évêchés de

Novempopulanie demeurent encore bien rares160. Une distinction assez nette apparaît entre les

territoires méridionaux ( où les agglomérations secondaires sont équipées d'églises et de baptistères presque en même temps que les groupes épiscopaux, et ce de façon assez homogènes ) et les provinces septentrionales, où la christianisation rurale est plus tardive et irrégulière161.

Pour les provinciaux gaulois dont la conversion n’est pas achevée, il convient de bâtir des baptistères. Quinze ont laissé des traces archéologiques dans la Gaule méridionale rurale jusqu'au

VIe siècle, tels celui de Saint-Jean-de-Roujan, construit au cours du premier tiers du VIe siècle, ou

encore ceux de Brioude ou de Pampelune, auquel il faut ajouter celui de Roanne, récemment mis au jour, et dont la construction est à dater de la fin du Ve ou du début du VIe siècle162 ; vers 477,

Sidoine se réjouit de la construction par le riche laïc Elaphius d'un baptistère à Rodez, « mis en

chantier depuis longtemps »163, qui peut enfin être dédicacé. Toutefois, l'occasion de cette

réjouissance est présentée comme particulièrement exceptionnelle en ces temps où Euric cherche à enrayer l'action des catholiques:

156Que l'on pourrait définir, avec J. Guyon dans Delaplace 2005, p. 252, à partir de ce qu'en dit le canon 21 du Concile

d'Agde (Concilia Galliae 314-506, p. 202), comme le lieu « où se réunit de façon légitime et ordinaire la communauté chrétienne », (parochias) in quibus legitimus est ordinariusque conuentus.

157Canon 2 du Concile d’Orange, tenu en 441, et canon 3 du concile de Vaison de 442, où il est précisé que les prêtres

doivent se munir du chrême auprès de leur évêque : Concilia Galliae, 314-506 (CC 148, p. 78 et p. 97).

158Codou et Colin 2007, p. 79-80.

159Voir à ce sujet Colin 2008, et notamment les p. 214-216.

160Colin 2008, p. 220-221, Guyon 2001, p. 580-582 et Pietri 1983, p. 793-785. 161Schneider 2014, p. 466.

162Codou 2005, p. 82 ; Codou et Colin 2007, p. 81-83. Il s'installe sur un ensemble funéraire légèrement antérieur (les

sépultures les plus anciennes datant de 425).

163Epist. 4, 14, 1 : baptisterium, quod olim fabricabamini, scribitis posse jam fabricamini. Aucun vestige de ce

Res est grandis exempli eo tempore a uobis noua ecclesiarum culmina strui, quo uix alius auderet uetusta sarcire.

C'est de votre part un acte exemplaire que de construire de nouveaux bâtiments d'églises en un temps où d'autres oseraient à peine réparer les anciens164.

Il convient en effet de ne pas négliger l'effet retardant des incursions ennemies à l'égard des efforts de construction religieuse et de christianisation des hommes : les Wisigoths ariens, notamment, s'en prennent à l'influent clergé catholique pour servir leur politique d'extension territoriale. On peut légitimement se demander ce qu'il advient des laïcs et des éventuels baptizandi lorsqu'il n'y a plus d'évêque ni d'église à proximité. Pour en revenir aux baptistères qui sont tantôt le fait d'évêques, tantôt celui de riches aristocrates comme Elaphius, l'archéologie signale également une tendance à l'amoindrissement des dimensions des cuves baptismales, ce qui peut plaider en

faveur d'une généralisation des baptêmes d'enfants165, mais ces phénomènes sont surtout attestés à

partir de la seconde moitié du Ve siècle, et il semble que le baptême infantile ne soit devenu la règle

générale qu'au terme de ce siècle166.

Dans le cas des agglomérations « secondaires », à mi-chemin entre ville et campagne, les églises sont tantôt associées à d'anciens uici, tantôt à des castra nouvellement créés ; en effet, à

partir du milieu du Ve siècle, dès lors que s'élève une enceinte entourant une communauté

d'habitations, il semble systématique que l'on y construise concomitamment un groupe ecclésial, empruntant sa forme et sa composition au groupe cathédral des villes, bien que d'autres modèles architecturaux plus autonomes soient attestés. Parfois, d'anciens temples païens sont réinvestis en centres chrétiens, comme c'est le cas à saint-Jean-de-Roujan, dans l'Hérault, entre les Ve et VIe

siècles, mais le cas demeure assez rare167. Il arrive aussi que des monuments d'usage public soient

convertis en lieu de culte en zone secondaire : autour de Vichy dans l'Allier, un bâtiment associé à

des citernes a été réutilisé pour la construction d'une église au Ve siècle168. Il arrive aussi que des

baptistères investissent les constructions d'anciens thermes, pour la simple et bonne raison que l'eau

nécessaire au baptême y était déjà acheminée, par exemple à Arras, Cimiez, Reims, Poitiers169… Le

groupe ecclésial s'installe donc volontiers dans d'anciens édifices civils ou privés : un exemple

164Ibid.

165Codou et Colin 2007, p. 66. 166Bailey 2016, p. 111.

167Voir notamment Creissen 2014 ; Codou et Colin 2007, p. 60, à propos des territoires ruraux de la Gaule ; Golosetti

2014 pour le Sud-Est de la Gaule : il y existe peu d'exemples probants de réoccupation des sanctuaires polythéistes par des édifices chrétiens. Aubin, Monteil, Eloy-Epailly et Le Gaillard 2014 p. 237-238 avancent la même conclusion pour l'Ouest de la province de Lyonnaise.

168Schneider 2014, p. 442.

significatif est attesté dans la ciuitas de Sidoine, où un établissement fortifié en hauteur, un castellum, est transformé en lieu de culte. Il s'agit de l'éperon de La Couronne à Molles, dans le Sud-Est de l'Allier, site récemment étudié par Damien Martinez : ce lieu, qui fut d'abord une forteresse résidentielle peut-être dotée de prérogatives militaires, et un relais routier170, est

littéralement christianisé avec l'édification d'un sanctuaire entre la seconde moitié du Ve siècle et le

début du siècle suivant, après une phase d'inhumation de tombes chrétiennes dans le premier tiers

du Ve siècle171. Cet exemple peut traduire un phénomène global de conversion chrétienne du bâti

dans les zones intermédiaires entre ville et campagne, où il est également fréquent que des mausolées soient transformés en oratoires privés, signe que le propriétaire des lieux s'est converti, mais ce processus est souvent difficile à dater172.

Par ailleurs, pour beaucoup de fidèles, le culte se déroule plus fréquemment non dans les

églises locales, mais dans des édifices privés173 construits par des notables laïcs. Les propriétaires

ruraux à l'origine de ces constructions sont sans doute soucieux de répandre l'exemple de leur foi et de la pratiquer en s'épargnant de longs déplacements, mais aussi désireux d'asseoir ainsi davantage leur patronage, si bien que le canon 17 du Concile d'Orléans de 511 devra rappeler que ces petits lieux de culte, même s'ils sont d'origine privée, demeurent quoi qu'il advienne sous l'autorité de l'évêque diocésain :

« Il convient, conformément à la règle des canons précédents, que toutes les basiliques qui ont été construites en divers lieux, ou qui y sont construites chaque jour, demeurent sous l'autorité de l'évêque du territoire où elles sont situées.»174

Ce canon a d'autre part l'intérêt de révéler la continuation de l'effort de construction dans les campagnes au début du VIe siècle, et témoigne aussi de l'emprise grandissante des propriétaires

terriens dans la construction des lieux de culte ruraux : pour Luce Pietri175, cette loi pourrait même

révéler l'existence de tensions entre les évêques et les potentes ruraux ; mais bien entendu, l'évergétisme de riches individus désireux d'asseoir ainsi leur autorité trouve également à s'exprimer en milieu urbain.

170Martinez 2017, p. 238-242. L'auteur indique, p. 52, 219 et passim, que cette fortification perchée pourrait

s'apparenter aux castella dont parle Sidoine dans epist. 5, 14.

171Ibid., p. 214 et p. 245-256.

172Codou et Colon 2007, p. 60-61 et 76.

173Une trentaine d'oratoires privés est recensée au Ve siècle en Gaule : Pietri 2005b, p. 236.

174Canon 17 du Concile d'Orléans de 511 dans Concilia Galliae 511-695 (CC 148A, p. 9) : omnis autem baselice,

quae per diuersa constructae sunt uel cotidie construuntur, placuit secundum priorum chanonum regulam, ut in eius episcopi, in cuius territurio sitae sunt, potestate consistant (traduction personnelle).

Par diverses stratégies où l'action humaine se conjugue à la construction de lieux de réunion cultuelle, la religio noua s'implante donc de manière efficace au cours du Ve siècle gaulois pour

bâtir des structures où les pratiques religieuses puissent s'organiser, se perpétuer, et ainsi ancrer la foi chrétienne. Les progrès nombreux et diffus de la monumentalisation chrétienne sont observables dans les villes et dans les campagnes, mais on constate aussi qu'ils s'accentuent de façon plus notable à la fin du Ve siècle, et les traces archéologiques indiquent que les efforts se sont plutôt

concentrés dans le diocèse des Sept Provinces.176 Pour n'évoquer que l'Auvergne de Sidoine, les

conclusions archéologiques récentes témoignent d'une colonisation ecclésiale longue : l'ecclesia et l a domus ecclesiae existent dans la ville de Clermont depuis la première moitié du Ve siècle, de

même que la Basilica sancti Stephani et que le monastère fondé par Abraham177 ; Grégoire de Tours

évoque aussi un monasterium in arce Cantobennici178 datable à partir de 450. Après cela, toutes les

autres constructions chrétiennes clermontoises sont datées de l'époque carolingienne179. Au-delà des

murs de la cité, l'on sait que Germanicus invite Sidoine à visiter une église à Chantelle180 ; de fait,

les études archéologiques montrent que le territoire rural entame sa voie de christianisation au cours

du Ve siècle (un lieu de culte chrétien apparaît d'abord à Massiac, à la place d'un castellum, suivant

l'exemple que nous avons mentionné plus haut à propos du site de la Couronne à Molles181, ainsi

que dans le uicus d'Artonne182), mais l'essentiel des constructions chrétiennes de la ciuitas aruerna

remonte plutôt au haut Moyen-Age, comme l'église du plateau de Ronzières, dans le Puy de Dôme,

et bien d'autres exemples pourraient être invoqués183. En effet, nombre de données témoignent que

la construction de lieux de cultes chrétiens en zone rurale ne sera guère effective avant le VIe siècle,

voire au-delà. De fait, nous verrons, dans la deuxième partie de cette introduction, que les évêques ont encore une lutte durable à mener pour venir à bout de l'ancienne religion au cours de ces siècles de transition religieuse en Gaule, puisque ce territoire demeure, à n'en pas douter et de bien des

façons, longuement attaché à l'antique croyance184.

176Beaujard 2009, p. 250.

177Que la TCCG associe à des sépultures locales des Ve et VIe siècles.

178Traditionnellement localisé au sommet du Puy de Chanturgue (mais les prospections archéologiques ne révèlent

aucun indice d’occupation), d'après Martinez 2017, p. 441.

179TCCG vol. 2, p. 494-496.

180Epist. 4, 13, 1 : Nuper rogatu Germanici spectabilis uiri Cantillensem ecclesiam inspexi. Cet oratoire serait situé

dans la commune de Monestier, comme l'indique Martinez 2017, p. 121.

181Martinez 2017, p. 334 et 337. 182Ibid., p. 483.

183Ibid., p. 339-340.

184Comme en convient aussi Bruno Dumézil pour qui les provinces peu documentées de Gaule sont assimilables à

celles de Sicile, de Corse et de Sardaigne, où demeuraient encore « des païens véritables ». En somme, « rien n'oblige à penser que les païens aient disparu à une date précoce » (Dumézil 2005, p. 108-109).