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3 Qui ne pas choisir ?

Puisque rien n'empêche désormais de sélectionner un évêque dans le laïcat aristocratique, on comprendra mieux que parmi les compétiteurs présents à l'élection épiscopale de Bourges et de Chalon, plusieurs affichent des méthodes et des motivations bien peu orthodoxes, et peu conformes à ce que l'on peut attendre de la moralité d'un futur évêque. Au contraire, leurs gestes rappellent, même si le filtre de l'écriture littéraire favorise beaucoup ce rapprochement, les agissements de quelque patronus véreux, qui emploierait sa clientèle à faire la claque avant une élection, ou distribuerait son argent pour accroître sa notoriété : c'est dire si le recrutement de l'évêque finit par s'apparenter, peu ou prou, à une quelconque élection politique. À Chalon-sur-Saône, les trois candidats déjà en lice au moment de l'arrivée de la congrégation épiscopale dont Sidoine fait partie (sans être encore clerc lui-même) font précisément valoir la noblesse de leurs origines, le nombre de leurs clients, et leur libéralité à l'égard de ces derniers :

… hic antiquam natalium praerogatiuam […] ructabat, hic per fragores parasiticos culinarum suffragio comparatos Apicianis plausibus ingerebatur, hic, aspice uotiuo si potiretur, tacita pactione promisserat ecclesiastica plosoribus suis praedae praedia fore.

L'un d'eux se gargarisait du privilège de sa naissance […], le second mettant à profit les bruyantes manifestations de parasites, que lui valait le jugement porté sur sa cuisine, se signalait à l'attention par des applaudissements dignes de la maison d'Apicius ; le troisième, par un engagement secret, avait promis, s'il entrait en possession de la mitre de ses rêves, que les biens de l'Église seraient laissés en pillage à ses partisans.946

Ce tableau, pour excessif qu'il paraisse, traduit le dépit de Sidoine qui, dans le monde comme dans l'Église, fuit les individus fats, arrivistes et importuns, qui, peu respectueux du sacerdoce, n'hésitent donc pas à briguer une fonction sacrée. Le siège épiscopal de Bourges est également assailli par des

ambitieux947 de toute sorte. Sidoine mentionne un nombre manifestement excessif de candidats948,

puisqu'ils occupent deux bancs (duo scamna), alors que, comme nous l'avons vu, le nombre réglementaire de candidats devrait être limité à trois. Face à une telle brigue, entretenue par les désaccords entre les supporteurs de chaque candidat, Sidoine exprime une certaine anxiété ; l'iniuria qu'il évoque dans la lettre qui détaille les circonstances du choix de l'évêque et de l'écriture

946 Epist. 4, 25, 2.

947Van Waarden 2010, p. 254, suggère qu'ambiendi sacerdotii comporte une nuance péjorative qui souligne

l'inadéquation de l'esprit ambitieux avec la charge sacrée.

du discours est moins « le spectacle de l'injustice » (traduction d'André Loyen) que les outrages,

calomnies, voire les actes de violence qu'échangent les différents partis949. L'état déplorable de cette

Église tient moins à l'absence d'un chef qu'aux assauts éhontés de ses prétendants, contre laquelle il faut la défendre, comme le suggère le lexique guerrier de la métaphore classicum cecinit950 : la

personnification du titubans ecclesiae status951 qui « a sonné le signal », « a fait jouer la trompette

guerrière» ou « a battu le rappel» doit à la fois apitoyer et alarmer le lecteur et le mettre en garde

contre ces individus qui menacent l'intégrité de l'Église et la respectabilité de la charge épiscopale. Ces candidats n'ont manifestement aucun souci de l'orthodoxie ni des exigences morales censément attachées à la personne de l'évêque depuis les temps apostoliques ; c'est de nouveau là, croyons- nous, la marque d'un jeune christianisme gaulois dont les cadres sont encore fragiles. Sidoine, qui connaît les épîtres pauliniennes, se scandalise de ces individus contrevenant très ostensiblement à ce

que Paul recommande, par exemple, à Timothée952 : pour être évêque, sobriété, tempérance,

courtoisie, miséricorde et aptitude à l'enseignement sont, en la matière, des vertus indispensables. La situation est critique, et déchaîne les velléités des compétiteurs que l'Église doit rejeter :

… omnia occurrunt leuia, uaria, fucata, et (quid dicam?) sola est illic simplex impudentia. Et nisi me immerito queri iudicaretis, dicere auderem tam praecipitis animi esse plerosque tamque periculosi, ut sacrosanctam sedem dignitatemque affectare pretio oblato non reformident, remque iam dudum in nundinam mitti auctionemque potuisse, si quam paratus inuenitur emptor, uenditor tam desperatus inueniretur.

… Vous ne trouvez partout que légèreté, discordance, déguisement et (faut-il le dire?) il n'y a que l'impudence qui en ces lieux soit sans détours. J'oserais même dire, si je ne craignais d'être taxé d'exagération dans mes plaintes, que la plupart de ces gens sont animés de sentiments si impulsifs et si dangereux qu'ils ne redoutent pas d'offrir de l'argent pour obtenir le siège et la dignité sacrés... et depuis longtemps la chose aurait pu être mise en vente et aux enchères, s'il s'était trouvé un vendeur aussi dépourvu de conscience qu'on trouve d'acheteurs bien disposés.953

On est en droit de s'étonner que la nature du poste à pourvoir ne suscite pas davantage de déférence de la part des candidats, et que ces derniers ne doutent pas davantage du bien-fondé de certaines méthodes douteuses en pareille occasion ; certains candidats à l'épiscopat sont prêts à acheter tout simplement leur charge : c'est là encore le symptôme d'un laïcat et d'un cléricat gaulois faillible qui,

949Cette rectification est proposée par Van Waarden 2010. p. 424. 950Epist. 7, 5, 1.

951Ibid.

9521 Tim. 3, 2-7. 953Epist. 7, 5, 1-2.

sans doute superficiellement christianisé, n'a que faire des devoirs de vertus que Sidoine voudrait alors rendre exemplaires. Mais après tout, le fils de Sidoine lui-même aura recours à de telles pratiques, s'assurant, aux dires de Grégoire de Tours, la charge à l'évêché de Clermont par des

distributions de présents954. C'est sans doute pour réagir à la corruption cléricale qu'à cette époque,

le devoir qui incombe au clerc de s'abstenir de toute vénalité et de toute ambition est précisément au cœur des préoccupations des évêques qui se réunissent en conciles, alarmés, comme Sidoine, par la faible moralité de leurs collègues. Le canon 54 du second concile d'Arles mettait déjà en garde contre la vénalité et l'ambition des hommes d'Église955 ; c'est ce que rappelle aussi, de façon très

détaillée, le texte préfaciel des Statuta Ecclesiae Antiqua956. Cette longue règle, vraisemblablement

écrite par Gennade de Marseille ou par un membre de son entourage957, entre 476 et 485, comporte

d'intéressants renseignements pour comprendre ce qu'était, ou ce qu'aurait dû être la Gaule chrétienne de Sidoine ; c'est pourquoi nous avons choisi d'intégrer à ce mémoire une traduction

complète de ce document dont aucune version française n'existe958. Il en va d'ailleurs de même pour

tous les canons conciliaires de la Gaule du Ve siècle, qui, certes composés dans un latin souvent

limpide, trouveraient profit à être traduits au même titre que les conciles gaulois du IVesiècle qui

ont bénéficié, eux, d'une traduction complète aux Sources Chrétiennes959. Le texte des Statuta,

quant à lui, présente d'autant plus d'intérêt qu'il offre un éclairage souvent inédit sur les milieux cléricaux du Sud de la Gaule (il est manifeste que le rédacteur de ce texte aimerait voir se répandre des pratiques importées de l'orient monastique) à une époque contemporaine de Sidoine. Il est intéressant de lire ce qu'il convient encore de rappeler aux évêques et aux prêtres gaulois, et de voir préciser quels devoirs leur incombent, non seulement pour garantir l'unité de l'Église gauloise face aux hétérodoxies, mais aussi et surtout pour limiter sa corruption par de mauvais chrétiens, mal formés au catéchisme et désireux de tirer profit du prestige de la charge épiscopale. C'est d'abord la juste profession de foi qui est rappelée dans la préface, et le fait est assez singulier, car les autres

canons conciliaires gaulois du Ve siècle n'en publient pas souvent de telle longueur :

954Grégoire de Tours, Hist. 3, 2.

955Conc. Arelatense secundum, c. 54, … uenalitate uel ambitione submota... 956Voir la traduction complète de ce texte en annexe.

957Munier 1960, p. 222-233.

958Charles Munier a donné une édition critique et commentée du texte latin des Statuta ecclesiae Antiqua (Munier

1960), mais il n'en donne pas de traduction.

Celui qui doit être ordonné évêque, qu'on examine d'abord s'il est sage de nature, s'il est apte à enseigner, s'il est tempéré dans ses mœurs, s'il mène une vie chaste, s'il est sobre, s'il est toujours attentif à ses affaires, s'il est charitable, s'il est miséricordieux, s'il est instruit, s'il est versé dans la loi du Seigneur, s'il est attentif au sens des Écritures, s'il est formé aux dogmes ecclésiastiques, et avant toute chose s'il énonce les articles de foi en termes simples,

c'est-à-dire en affirmant que le Père, le Fils et le Saint Esprit sont un seul Dieu, en proclamant que toute leur divinité dans la Trinité est coessentielle, consubstantielle, coéternelle et qu'ils partagent la toute-puissance,

S'il affirme que chacune des personnes dans la Trinité est pleinement Dieu et que les trois personnes sont toutes ensemble un seul Dieu, que l'incarnation divine ne s'est faite ni dans le Père ni dans l'Esprit Saint, mais dans le Fils seulement, de sorte que celui qui était en sa divinité Fils de Dieu le Père s'est fait en son humanité Fils de la mère d'un homme960 (…)

Qu'on lui demande aussi s'il croit que l'ancien et le nouveau Testament, c'est-à-dire la loi des prophètes et celle des apôtres, n'ont qu'un seul et même auteur, Dieu, et s'il croit que le diable est devenu mauvais non pas en raison de sa nature originelle, mais par sa volonté,

Qu'on lui demande aussi s'il croit à la résurrection de cette chair que nous portons et de nulle autre, s'il croit qu'il y aura un jugement et que chacun recevra, en fonction de ce qu'il a fait dans cette chair, des châtiments ou des récompenses, s'il ne désapprouve pas le mariage, s'il ne condamne pas un second mariage, s'il ne considère pas comme un péché de consommer de la viande, s'il accueille à la communion les pénitents réconciliés avec Dieu, si tous les péchés, c'est-à-dire tant le péché originel que ceux qui sont commis volontairement, sont absous dans le baptême, et s'il croit qu'en dehors de l'Église catholique personne peut être sauvé.

Quand, une fois qu'il aura été examiné sur tous ces points, on aura trouvé qu'il est pleinement instruit, qu'il soit alors ordonné évêque avec l'accord des clercs et des laïcs et l'assemblée des évêques de toute la province et ce surtout, soit sous l'autorité, soit en présence du métropolitain, après avoir reçu l'épiscopat au nom du Christ, qu'il obéisse non à son envie ou à son bon plaisir,

960Praef. , Statuta Ecclesiae Antiqua, (c. a. 475), CC 148, p. 164-166 (traduction personnelle) : Qui episcopus

ordinandus est, ante examinetur si natura prudens est, si docibilis, si moribus temperatus, si uita castus, si sobrius, si semper sui negotii, si humilibus affabilis, si misericors, si litteratus, si in lege Domini instructus, si in Scripturarum sensibus cautus, si in dogmatibus ecclesiasticis exercitatus, et ante omnia si fidei documenta uerbis simplicibus asserat, id est Patrem et Filium et Spiritum Sanctum unum Deum esse confirmans, totamque in Trinitate deitatem coessentialem et consubstantialem et coaeternalem et coomnipotentem praedicans, si singulam quamque in Trinitate personam plenum Deum et totas tres personas unum Deum, si incarnationem diuinam non in Patre neque in Spiritu Sancto factam, sed in Filio tantum, Vt qui erat in diuinitate Dei Patris Filius, ipse fieret in homine hominis matris filius(...).

mais à ces indications des pères.961

Pour tout nouveau prélat, il convient encore à cette date de rappeler haut et fort le credo nicéen, et d'afficher une rigoureuse pureté de mœurs. Ce texte contemporain de Sidoine porte vraisemblablement la marque des menaces que font peser sur le clerc un arianisme tout proche, mais aussi la corruption des mœurs d'un christianisme encore bien vulnérable. Dans ces conditions, on comprend que l'exemplaire Simplicius, lors de son élection à Bourges, soit justement présenté comme « bien digne d'être vivement sollicité, parce qu'il ignore complètement l'ambition » ; en

effet, il « ne s'attache pas à s'emparer du sacerdoce, mais à le mériter »962. Mais une fois n'est pas

coutume parmi les participants à cette brigue épiscopale, qui n'affichent ni le même souci d'orthodoxie que ce que préconisent les textes, ni la même modestie. En effet, parmi les aemuli de Simplicius se trouvaient des ariens qui pouvaient donc se présenter contre lui comme évêques

potentiels963. Il faut alors en conclure que même l'hétérodoxie des prétendants à la charge d'évêque

n'est pas une contrindication absolue : l'état très vulnérable de l'Église des Gaules à l'époque explique qu'on y trouve tant de délinquants, contrevenant très ostensiblement non seulement aux normes de tempérance et de bienséance requis mais aussi aux articles de foi du symbole de Nicée. C'est pour répondre à l'inconduite des clercs que les Statuta rappellent aussi la nécessité, pour le futur évêque, d'afficher un comportement exemplaire, dominé par la tempérance et la sobriété. Cela implique d'une part que le clerc candidat à l'épiscopat ne se soit jamais signalé par des faits de colère, des démonstration d'orgueil ou de recherche du profit : Seditionarios nunquam ordinandos clericos, sicut nec usurarios nec iniuriarum suarum ultores, « on ne doit jamais ordonner de clercs séditieux, de même que les usuriers, ou que ceux qui se sont vengés d'injures subies »964. De la

même façon, les clercs jaloux évoqués par Sidoine au moment de l'élection de Simplicius de Bourges se rendent coupables au regard du canon 42 de ces Statuta, qui stipule : clericus inuidens fratrum profectibus, donec in uitio est, non promoueatur, « Un clerc jaloux des promotions de ses frères, tant qu'il reste dans ce vice, ne doit pas être promu ».

961 Ibid. : Quaerendum etiam ab eo si noui et ueteris testamenti, idest legis et prophetarum et apostolorum, unum

eundemque credat auctorem et deum, si diabolus non per conditionem sed per arbitrium factus sit malus.

Quaerendum etiam ab eo si credat huius quam gestamus et non alterius carnis resurrectionem, si credat iudicium futurum et recepturos singulos pro his quae in hac carne gesserunt uel poenas uel glorias, si nuptias non improbet, si secunda matrimonia non damnet, si carnium perceptionem non culpet, si paenitentibus reconciliatis communicet, si in baptismo omnia peccata, idest tam illud originale contractum quam illa quae uoluntarie admissa sint dimittantur, si extra ecclesiam catholicam nullus saluetur. Cum, in his omnibus examinatus, inuentus fuerit plene instructus, tunc consensu clericorum et laicorum et conuentu totius prouinciae episcoporum maximeque metropolitani uel auctoritate uel praesentia ordinetur episcopus, suscepto in nomine Christi episcopatu, non suae delectationi nec suis motibus, sed his patrum definitionibus adquiescat.

962Epist. 7, 9, 22 : maxime ambiendus, quia minime ambitiosus, non studet suscipere sacerdotium, sed mereri. 963Van Waarden 2010, p. 399.

Les qualités requises par le clerc, qui sont l'envers de ces défauts, n'ont évidemment rien d'ontologiquement chrétien, et satiristes et moralistes classiques définissent les mêmes injonctions morales depuis les temps les plus anciens ; la mise en garde contre l'hybris notamment, centrale pour les tragiques grecs, se prolonge dans les Évangiles. Sidoine et les textes conciliaires gaulois contemporains contribuent pourtant à renforcer cette ligne éthique et à la souder spécialement à l'identité chrétienne qui vise la similitudo Christi.