• Aucun résultat trouvé

Il est impossible d'estimer la proportion de la population convertie dans le territoire gaulois au moment où Sidoine accédera à la cléricature375, mais on peut affirmer que les élites y sont

christianisées avant le peuple, a fortiori dans les territoires ruraux. Il est certain également, comme nous l'avons vu, que la christianisation des campagnes est beaucoup plus prononcée dans la Provence méridionale que dans le reste des provinces, et que la conversion des zones rurales apparaît comme un phénomène plus évident à partir du VIe siècle376. Alors que le christianisme

continue à pénétrer le sol chrétien, on voit se distinguer, en cette fin de Ve siècle gaulois, deux

« catégories » de chrétiens, par lesquelles se délimite ainsi une véritable hiérarchie parmi les

fidèles377 : les « laïcs », qui forment le plus grand nombre, et les « convertis ». On définira le laïcat

en reprenant les termes d'un ouvrage récent consacré à la question378 : un laïc est un membre de

l'Église chrétienne, baptisé, et non ordonné, ni assimilé à une communauté religieuse (par exemple en tant que moine)379. Au cœur de la masse christianisée de laïcs dont le nombre va assurément

croissant, certains individus éprouvent pour leur part le besoin de se signaler par des marques

375Mac Mullen 2011, p. 116, estime que le christianisme, au début du Ve siècle, a réussi à gagner «la moitié ou

presque » de la population de l'empire.

376Voir les comptes-rendus archéologiques de l'étude de Codou et Colin 2007, p. 73-74. 377Cette subdivision du peuple chrétien fait l'objet de la récente étude de Bailey 2016. 378Bailey 2016, p. 4-6.

extérieures d'une plus grande religiosité, confirmée dans l'acte solennel de la conversion. Cette pratique facilement identifiable liée aux préceptes du monachisme gaulois satisfait, d'une certaine façon, les aspirations identitaires de chrétiens qui cheminent vers une manifestation plus visible de leur foi. C'est en tout cas la conclusion, en fait discutable, de Robert Markus, selon lequel cette discipline manifeste et méthodique devient la marque de l'« authentique christianisme, dans une société où être chrétien ne faisait plus désormais de grande différence visible dans la vie d'un

homme380» ; toutefois, cette recherche d'une distinction visuelle ne fut certainement pas

systématique, puisque la Lettre a Diognète, comme l'Apologétique de Tertullien plaident pour l'indifférenciation des chrétiens au sein de la société. Il s'agit alors non pas de se convertir à la foi chrétienne, puisque le baptême a déjà été reçu, mais de changer de vie pour se consacrer plus intensément à Dieu, « tout en menant une vie normale dans le siècle », comme le précise Françoise

Prévot381 : l'effet du baptême se voit alors renouvelé, régénéré par la pénitence et par le sacrement

de réconciliation, pour laquelle une « confession publique » ne semble pas nécessaire, contrairement à ce que tend à croire une certaine tradition historiographique ; comme le souligne Stéphane Ratti, cette pratique n'a pas eu d'existence continue, ni de nécessité d'être382. Lisa K.

Bailey, qui n'évoque pas la teneur cérémoniale du moment du sacrement, précise que ce changement de comportement religieux du fidèle implique une distinction nette du groupe séculier, rendue manifeste par des conséquences visibles, à savoir un changement de vêtement et de coiffure383, et surtout un mode de vie plus continent, sans pour autant que ce changement ne

s'assortisse d'une entrée dans les ordres ou dans une communauté religieuse384. Divers membres du

réseau de Sidoine sont présentés comme des modèles de conversion : la veuve Eutropia mentionnée par Sidoine, qu'il qualifie de sancta, mène une vie de charité et d'abstinence, mais « dans le monde »385 ; le vénérable Maximus, lui, est devenu prêtre tout récemment, mais les changements

qu'a induits sa conversion sur sa physionomie frappent singulièrement Sidoine qui va le visiter un jour, vers 465386 :

380Markus 1999, p. 36. 381Prévot 1997, p. 229-230.

382Voir à ce sujet les remarques de Stéphane Ratti (Ratti 2018, notamment p. 28-35) à propos de la confession

publique évoquée par Michel Foucault, dans le quatrième et dernier volume de l'Histoire de la sexualité, Les aveux de

la chair : l'exomologèse, non plus que la pénitence, n'était pas tenue d'être publique.

383Il s'agit notamment de couper ses cheveux et de laisser pousser sa barbe : cf. par exemple le canon 25 des Statuta

Ecclesiae Antiquia, dans Concilia Galliae 314-506, traduit en annexe.

384Bailey 2016, p. 34-35.

385Epist. 4, 2. Cette figure est employée comme exemple du phénomène de conuersio par Bailey 2016, p. 39.

386André Loyen date cette lettre de 465-467, sans pouvoir certifier cette fourchette, mais estimant que les « sentiments

religieux qui s'expriment au §7 nous invitent à ne pas remonter trop haut ». Les chercheurs ont récemment remis en cause ce processus de datation faillible, en vertu duquel la présence de formules chrétiennes (qui peuvent de toute façon être très topiques) témoigneraient d'une rédaction à date avancée, proche en tout cas des années de conversion de Sidoine. La relecture critique des lettres, que leur auteur a pu retoucher avant publication, compromet en fait toute

Vt ueni, occurrit mihi ipse, quem noueram anterius corpore erectum, gressu expeditum, uoce liberum, facie liberalem, multum ab antiquo dissimilis incessu. Habitus uiro, gradus, pudor, color, sermo religiosus, tum coma breuis, barba prolixa, tripodes sellae, Cilicum uela foribus appensa, lectus nil habens plumae, mensa nil purpurae, humanitas ipsa sic benigna quod frugi, nec ita carnibus abundans ut leguminibus ; certe, si quid in cibus unctius, non sibi sed hospitibus indulgens. Cum surgeremus, clam percontor adstantes, quod genus uitae de tribus arripuisset ordidinibus, monachum ageret an clericum paenitentemue.

À mon arrivée, il m'aborda de lui-même, et lui que j'avais connu jadis droit de corps, la démarche aisée, la voix assurée, le visage affable, il me parut bien différent de son ancienne allure. Son habit, son pas, sa modestie, son teint, son discours, étaient ceux d'un homme religieux, arborant désormais les cheveux courts, la barbe longue, assis sur un siège à trois pieds ; les rideaux pendus à sa porte étaient en étoffe de Cilicie ; pas de plume dans son lit, pas de pourpre sur sa table ; son hospitalité elle-même, si elle restait amicale, était frugale, moins abondante en viandes qu'en légumes ; du moins, s'il y avait dans le menu un plat plus savoureux, c'était par complaisance non pour lui-même, mais pour ses hôtes. À notre sortie de table, je m'enquiers à voix basse auprès de mes voisins sur le genre de vie qu'il avait embrassé parmi les trois ordres, c'est-à-dire s'il était moine, clerc ou pénitent. »387

L'attitude du conuersus, ici présentée avec force détails, confine au topos littéraire. La description de Maximus projette un ethos chrétien très nouveau qui, curieusement, limite les démonstrations d'affabilité et réduit les marques de l'urbanitas, si chère au monde aristocratique gallo-romain, à une politesse minimale qui paraît avoir frappé Sidoine, vraisemblablement encore peu familier de ce type de comportement dont il se demande quod genus uitae arripuisset ? On peut souligner d'ailleurs que les qualités que Maximus a délaissées ont toutes trait à l'aisance et à la liberté de geste et de ton, soulignée par la figure étymologique liberum … liberalem, ce qui indique une forme de contrainte, de discipline de soi que Sidoine ne loue pas de toutes ses forces, et dont il demeure étonné.

Cet exemple correspond à la définition que donne Lisa Bailey de ce phénomène, qui consiste en un « especial religious commitment within christianity and a separation from saecularity »388,

par lequel le chrétien peut continuer à mener une vie dans le siècle, tout en se conformant à une

certitude de datation par ce type de preuve. Néanmoins, nous suivons l'argument d'André Loyen qui indique que cette lettre est forcément écrite avant 469, puisque « Sidoine circule sans difficulté apparente entre son domicile et Toulouse ».

387Epist. 4, 24, 3-4. Ce passage est justement mentionné par Bailey 2016, p. 40, qui lui permet de souligner le

caractère « hybride » de ce statut de conuersus, à mi-chemin entre clerc et laïc.

forme d'ascétisme moral. Il faut ici noter que si certains chrétiens étaient bel et bien résolus à consolider leur foi en menant une vie plus pieuse, cette volonté de se distinguer suppose que le reste des fidèles demeure animé d'une foi insuffisante au yeux des premiers, et que le baptême reçu n'implique qu'une religiosité que d'aucuns pouvaient juger encore superficielle ; ces baptisés ne seraient alors chrétiens que de nom. L'acte de la conversion peut alors être conçu comme un second et vrai baptême, et c'est peut-être précisément ce qu'expérimentera Sidoine à la fin de la décennie 460. Dans ces conditions toutefois, l'historien des idées en déduit que la proportion de « véritables » chrétiens se trouve inévitablement réduite, car rares demeurent ceux qui se soumettent à cette expérience de régénération. D'autres sources déplorent précisément l'idée que si les foules sont bel et bien baptisées, cette conversion massive est restée superficielle.