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L'élection se déroule en présence d'une communauté disparate (et c'est la raison de tant de querelles nées d’intérêts contraires!) composée des clerici, c'est-à-dire du clergé local, eux-mêmes dominés par l’éminence de l'évêque métropolitain (metropolitanus), et, d'autre part, des autorités civiles locales, les honorati, puissants propriétaires issus de familles sénatoriales, qui, unis au populus888, forment l'ordo, qui n'est ni plus ni moins qu'une forme de conseil municipal. Des

hagiographies contemporaines ou à peine plus tardives présentent parfois l'action spontanée du populus désireux de choisir et d'introniser son chef religieux. Ainsi en va-t-il d'Ambroise, comme on l'a vu, ou de Martin de Tours, plébiscité par une majorité populaire qui doit user de la ruse pour le faire sortir de son monastère, ou encore de Loup de Troyes qui est littéralement enlevé, raptus, par les Mâconnais qui le veulent pour évêque889. L'usage montre plutôt que le haut clergé est

absolument seul décisionnaire. Lors de l'élection de l'évêque de Bourges, le peuple est bel et bien présent, mais Sidoine souligne qu'il ne fait que « frémi[r] d'excitation, divisé en fonction de ses

goûts» (fremit populus per studia diuisus)890. Lorsque le choix de Sidoine se portera sur Simplicius,

886A ce sujet, cf. Van Waarden 2010, p. 245-250 et Van Waarden 2011a. 887Comme l'a bien relevé Delphine Viellard (Viellard 2014, notamment p. 41-45). 888Sidoine emploie lui-même ce terme (epist. 7, 5, 1, citée ci-dessous).

889Sulpice Sévère, uit. Mart., 9, 1-6 et Vita s. Lupi 3.

890 Epist. 7, 5, 1. La lettre est adressée à Euphronius d'Autun, qui prend part à la promotion du culte de saint Martin à

cette époque, tout comme le destinataire de la lettre suivante, Perpetuus de Tours. Ces deux destinataires sont ainsi unis, avec Sidoine, autour de la figure martinienne. Euphronius était également présent lors de l'élection de l'évêque de Chalon-sur-Saône : epist. 4, 24.

un sénateur en qui il finit par reconnaître toutes les qualités requises pour l'épiscopat, il l'intronisera en le présentant comme totius popularitatus alienus, « étranger à tout désir de popularité » : de fait, il ne s'agit pas de satisfaire aux attentes du laïcat local, ni même du clergé local.

Pourtant, le consensus devrait être général, comme le rappellent divers textes891 soucieux de

préserver les apparences du rôle décisionnaire du populus lors de l’élection, au nombre desquels par exemple le canon 54 du second concile d'Arles : trois candidats – ils étaient sept lors du premier

concile d'Arles892 - seront sélectionnés par les évêques, puis la congrégation des clercs et des laïcs

finira par trancher, non sans s'assurer de la pureté des intentions des candidats :

Placuit in ordine episcopi hunc ordinem custodiri, ut primo loco uenalitate uel ambitione submota tres ab episcopis nominentur, de quibus clerici uel ciues erga unum eligendi habeant potestatem.

Il convient de conserver cet ordre lors de l'ordination de l'évêque, à savoir qu'en premier lieu, après que soient écartées la vénalité et l'ambition, trois personnes soient nommées par les évêques, de telle sorte que parmi eux, les clercs ou les citoyens aient la possibilité d'en élire un. 893

En réalité, d'autres conciles émettent des normes assez différentes, où l'on reconnaît mieux l'usage évoqué par Sidoine. La procédure est fixée lors du concile de Riez de 439 : le peuple et le conseil municipal doivent plutôt s'en remettre au choix d'une délégation d'au moins trois évêques, auxquels l'évêque métropolitain a confié le pouvoir de décision, car c'est de cette délégation adoubée par le métropolitain qu'émane la seule véritable autorité en la matière. Ainsi, la présence ou, à tout le moins, l'assentiment par lettre de recommandation d'au moins trois évêques co- provinciaux est rappelée comme une condition sine qua non dès le premier canon :

Itaque ordinationem quam canones irritam definiunt, nos quoque euacuandam esse censuimus, in qua praetermissa trium praesentia nec expetitis comprouincialum litteris, metropolitani quoque uoluntate neglecta, prorsus nihil quod episcopum faceret ostensum est.

Nous jugeons nous aussi qu'il faut annuler une ordination non conforme au regard des canons, c'est-à-dire lorsque n'a pas été observée la présence de trois évêques co-provinciaux, non plus que les lettres de consentement, que la volonté du métropolitain a été négligée, en un mot que rien de ce qui fait un évêque n'a été démontré 894».

891 Par exemple l'epist. 4 du Pape Celestinus aux Viennois et aux Narbonnais, datée de 428 (PL 50, 430a) ou encore le

canon 10 des Statuta Ecclesiae Antiqua : Vt episcopus absque consilio compresbyterorum suorum clericos non

ordinet, ita ut ciuium conniuentiam et testimonium quaerat, « Que l'évêque n'ordonne pas de clercs sans le conseil de

ses collègues dans la prêtrise, de sorte qu'il recherche l'accord et l'approbation de ses concitoyens ».

892 Conc. Arelatense a. 314, c. 20, CC 148, p. 13. 893 Conc. Arelatense secundum, c. 54, CC 148, p.125. 894 Conc. Regense a. 439, c. 1, CC 148, p. 65.

Quelques années plus tard, le 2e concile d'Arles lui-même reformule l'impératif en précisant:

Episcopo sine metropolitano uel epistula metropolitani uel tribus comprouincialibus non liceat ordinare, ita ut alii comprouinciales epistolis admoneantur, ut scripto responso consensisse significent.

Qu'il ne soit pas permis à un évêque de procéder à une ordination sans évêque métropolitain, sans lettre du métropolitain, ou sans trois évêques co-provinciaux, de sorte que les autres co-provinciaux soient d'une part avertis par des lettres, et qu'ils marquent d'autre part leur assentiment par une réponse écrite.895

Le peuple et le clergé local ont disparu : l'assentiment final est laissé aux évêques co-provinciaux ou au métropolitain. Par ailleurs, deux évêques ne sauraient suffire pour effectuer un choix d'une telle conséquence : trois évêques sont nécessaires pour assurer la neutralité de la décision. Cette règle est

toujours en vigueur au temps de Sidoine, qui, prié par le peuple biturige896 de lui donner un nouvel

évêque, doit faire appel à Euphronius d'Autun et à Agroecius, évêque métropolitain de la province de Sénonaise, puisque le nombre d'évêques requis n'a pas pu être réuni en raison de l'état très lacunaire des évêchés aquitains. Voici la requête qu'il adresse à Agroecius :

Nec te, quamquam Senoniae caput es, inter haec dubia subtraxeris intentionibus medendis Aquitanorum, quod nobis est in habitatione diuisa prouincia, quando in religione causa coniungitur. His accedit, quod de urbibus Aquitanicae primae solum oppidum Aruernorum Romanorum reliquum partibus bella fecerunt. Quapropter in constituendo praefatae ciuitatis antistite prouincialium collegarum deficimur numero, nisi metropolitanorum reficiamur assensu.

Ne te soustrais pas, en ces temps incertains, même si tu es le chef de la Sénonaise, à prêter remède aux tensions des Aquitains qui ont bien besoin d'être secourus, au prétexte que nous habitons des provinces différentes, alors que la religion nous unit dans une même cause. À cela s'ajoute que, de toutes les cités de l'Aquitaine première, les guerres n'ont laissé que la ville des Arvernes dans l'empire romain. C'est pour cela que nous sommes privés du nombre légal de collègues co- provinciaux pour nommer un évêque dans la ville sus-mentionnée [de Bourges], à moins que notre autorité ne soit rétablie par l'assentiment de métropolitains.897

Mû par le souci de respecter la procédure légale, Sidoine fait porter, avec des accents assez pathétiques, la voix de tous les Aquitains privés de tutelle religieuse dont il se présente comme le vrai représentant. Il réclame également à Euphronius d'Autun une preuve d'assentiment écrite, qui

895Conc. Arelatense secundum, c. 5, CC 148, p. 114.

896Sidoine est sollicité par les habitants bituriges, qui lui réclament par un « décret des citoyens », désigné par l'hapax

decreto ciuium (epist. 7, 5, 1), de régler l'ordination de son propre supérieur.

doit avoir valeur de décret définitif, d'abord auprès de la congrégation religieuse, puis auprès du peuple biturige :

Sed cur ego istaec ineptus adieci, tamquam darem consilium qui poposci ? Quin potius omnia ex uestro nutu, arbitrio litterisque disponentur sacerdotibus, popularibus manifestabuntur.

Mais pourquoi entrer sottement dans toutes ces explications, comme si j'avais à donner des conseils, moi qui vous en ai demandé ? Disons plutôt que c'est conformément à votre décision, à votre arbitrage, au texte de votre lettre que tout sera présenté aux prêtres, puis communiqué à la population898.

Armé de sa lettre, Sidoine peut désormais décider de tout : il lui faut nommer un candidat, nominare, l'introduire, ou le présenter, adhibere, puis enfin l'élire, eligere899. Dans ce déroulé, le

peuple n'aurait donc d'autre choix que d'acquiescer. De fait, son rôle s'est amenuisé dès le IVe siècle,

au profit de la parole des évêques, dont l'influence va, en tout, croissant900. Pourtant, Sidoine prend

aussi soin de rappeler aux Bituriges que, par l'intermédiaire d'un « mandat officiel » , pagina decretalis901, les ciues, c'est-à-dire à la fois les laïcs et les clercs de la cité902, s'en sont remis

entièrement au choix de Sidoine. De fait, l'aristocrate éclairé qu'est Sidoine éprouve sans doute quelque réticence à s'en remettre au choix de la communauté locale, qu'il juge sans doute peu fiable, car mue par des intérêts personnels et peu soucieuse d'orthodoxie903 : ainsi n'hésite-t-il pas à

dénoncer, à grand renfort de métaphores, l'attitude clientéliste des candidats et de leurs partisans, et

le tumulte provoqué par la turba904 de la plèbe. Au contraire, le candidat recruté par l'évêque ou la

congrégation se signale théoriquement par son adéquation avec un certain projet, un certain idéal épiscopal qu'il vaut la peine de chercher à définir à travers les choix de Sidoine.

898Epist. 7, 8, 4.

899L'énumération de ces devoirs est indiquée dans l'epist. 7, 5, 4. 900Van Waarden 2010, p. 248.

901Epist. 7, 9, 6.

902Van Waarden 2010, p. 253. 903Viellard 2014, p. 43-44 904Epist. 4, 25, 3.