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Mise en perspective de l’approche visant à lutter contre le tout-gratuit sur le net

CREATION DE LA VALEUR

1.3. L’attention constitue la nouvelle richesse

1.3.4. Repenser la valeur travail

Comme le remarque Chris Anderson, Internet repose sur deux unités monétaires principales, « l’attention (le trafic) et la réputation (les liens) »479, qui sont devenues la base d’un véritable marché.

1.3.4.1. Les frontières se brouillent entre production et consommation

Considérons par exemple le service de microblogging Twitter. L’attention portée à un profil y est mesurable à travers le nombre de personnes (followers) qui se sont abonnés aux messages de cet utilisateur, créant ainsi du trafic vers celui-ci. La réputation d’un compte apparaît pour sa part proportionnelle au nombre de messages rediffusés (retweets), qui permettent de faire des liens, d’étendre la sphère d’influence, de filtrer les messages les plus pertinents et de créer une relation de confiance entre « retweetés » et « retweeteurs » en montrant l’intérêt des uns pour les messages des autres.

Désormais, attention et réputation deviennent de plus en plus monnayables et tangibles. Comme le souligne Chris Anderson : « Les "amis" sur Facebook sont un exemple d’unité de monnaie de la réputation. Plus vous avez d’ "amis", plus vous avez d’influence dans le monde de Facebook, et plus vous avez de capital social à

dépenser480. » Avec son algorithme d’indexation PageRank, Google devient ainsi

« une véritable place de marché de la réputation481 » sur le web.

Les frontières se brouillent entre production et consommation, travail et expression culturelle. Mais cela ne signifie pas que chaque utilisateur se transforme en producteur actif, chaque travailleur en créateur. Les mutations des modes de production, de distribution, d’échange et de consommation des biens et services à l’ère du numérique reflètent une évolution des systèmes de valeurs. Une nouvelle

478 Ibid., p. 57-58.

479 « attention (traffic) and reputation (links) »

ANDERSON Chris, Free – The Futur of a Radical Price, op. cit., p 224.

480 « Facebook "friends" are a classic unit of reputational currency. The more "friends" you have, the more influence you have in the Facebook world, and the more social capital you have to spend. »

Ibid., p 163.

481 « a real marketplace of reputation » Ibid., p 183.

économie post-capitaliste apparaît, entre promesses d’un dépassement de l’économie marchande et intensification du régime capitaliste.

1.3.4.2. Economie mixte plutôt que nouvelle économie

Pour la sociologue Tiziana Terranova, loin d’être un nouveau phénomène, l’économie numérique apparaît plutôt comme une nouvelle phase : « Il s’agit […] d’une mutation qui est complètement immanente au capitalisme tardif, pas tant d’une rupture que d’une intensification […] d’une logique culturelle et économique amplifiée482. »

Richard Barbrook, spécialiste de la régulation des médias, parle d’une économie mixte, caractérisée par l’émergence des nouvelles technologies et d’un nouveau type de travailleurs : les artisans du numérique. Aux côtés de l’instance publique, qui fut notamment à l’origine du projet de construction du réseau Arpanet, l’économie de marché a su investir le réseau, en même temps que l’économie du don, qui constitue pour Barbrook, l’élément constitutif d’un éventuel dépassement du système de production capitaliste de l’intérieur. Cette économie du don, dans une perspective marxiste-hégélienne, permet ainsi à la consommation culturelle de faire sens en la transformant en activité productive. Cependant, elle est souvent exploitée par les industries. Ainsi, la « nouvelle économie basée sur la mise en réseau de l’intelligence humaine483 » implique une mutation profonde des structures d’organisation de la main

d’œuvre.

1.3.4.3. Le capitalisme cognitif repose sur l’exploitation de la connaissance

Comme le souligne Tiziana Terranova, bien qu’il soit essentiel de surveiller et d’organiser ces flux de connaissances, « Internet fonctionne efficacement en tant que canal à travers lequel "l’intelligence humaine" renouvelle sa capacité à produire484 », car il permet de mutualiser les connaissances. Ainsi, « Internet accentue l’existence des réseaux de main d’œuvre immatérielle et accélère leur accrétion en une entité

482 « It is […] a mutation that is totally immanent to late capitalism, not so much a break as an intensification, and therefore a mutation, of a widespread cultural and economic logic. »

TERRANOVA Tiziana, « Free Labor: Producing Culture for the Digital Economy », Technocapitalism, Electronic Book Review [en ligne], 20 June 2003 [consulté le 9 décembre 2010].

http://www.electronicbookreview.com/thread/technocapitalism/voluntary 483 « new economy based on the networking of human intelligence »

TAPSCOTT Don, The Digital Economy: Promise and Peril In The Age of Networked Intelligence, New York : McGraw-Hill, 1996, p. xiii.

collective485. » La valeur dépasse l’information pour s’établir dans l’interconnexion des cerveaux.

Yann Moulier Boutang nomme cette nouvelle phase le capitalisme cognitif qui, selon lui, est injustement qualifiée de nouvelle économie. « Le capitalisme cognitif est bel et bien

une tendance réalisée, un type nouveau d’accumulation. Mais il n’est pas un régime stabilisé486. » L’auteur souligne qu’à l’ère de l’information, « l’économie ne

repose pas sur la connaissance […], mais sur l’exploitation de la connaissance »487.

Empruntant à la fable des abeilles de Mandeville488, Yann Moulier Boutang fait remarquer

que l’enjeu dépasse la production matérielle du miel pour se déplacer vers le processus de la pollinisation. Ainsi, les abeilles, en amassant du miel, font en réalité autre chose ; elles permettent la reproduction des fleurs, une opération essentielle et difficile à réaliser artificiellement. La valeur de ce travail dépasse ainsi la valeur du miel produit et apparaît sans prix489.

Yann Moulier Boutang parle alors d’externalités positives. « Dans une […] économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique que recèle l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de création, d’innovation490. » Rejetant tout déterminisme

technique « dans lequel les usages sociaux de la technique ne jouent qu’un rôle très secondaire491 », l’auteur place le « travail vivant492 » au cœur du processus de création de

valeur.

Cependant, comme le souligne le philosophe Jean Zin, « insister sur le "travail vivant" reste trop général et un peu trop optimiste en escamotant l’infrastructure informatique omniprésente et la domination de la technique qui pénètre tous les interstices de la vie. […]

TERRANOVA Tiziana, art. cit.

485 « The Internet highlights the existence of networks of immaterial labor and speeds up their accretion into a collective entity. »

Ibid.

486 MOULIER BOUTANG Yann, Le capitalisme cognitif – La Nouvelle Grande Transformation, Paris : éd. Amsterdam, 2008, p. 203.

487 Ibid., p. 215.

488 En 1714, le philosophe Bernard Mandeville compare les travailleurs à des abeilles. Son ouvrage, La fable des abeilles, est célèbre pour son attaque supposée des vertus chrétiennes. Sa thèse principale est que les vices privés, à savoir la recherche de son intérêt propre, font le bien public.

Voir : MANDEVILLE Bernard, The Fable of the Bees: Or Private Vices, Publick Benefits, London : Penguin Classics, 1989. 489 Voir : MOULIER BOUTANG Yann, L’abeille et l’économiste, Paris : éd. Carnets Nord, 2010.

490 MOULIER BOUTANG Yann, Le capitalisme cognitif – La Nouvelle Grande Transformation, op. cit., p. 218.

491 Ibid., p. 65.

S’il y a donc bien humanisation d’un côté, c’est en contre-partie d’une technicisation »493.

Par ailleurs, force est de constater que « ce n’est pas seulement la passion de la connaissance qui anime les accros du numérique mais plus encore la passion de la reconnaissance (et du jeu). Le cognitif n’est ici qu’une partie, certes importante, ce n’est pas le tout »494.

1.3.4.4. Nouvelle lutte des classes

Des obstacles se dressent face à cette pollinisation. Selon Yann Moulier Boutang, le droit d’auteur, les systèmes de protection des contenus, les formats propriétaires, représentent autant d’éléments qui multiplient les barrières et s’avèrent fortement limitatifs en terme d’innovation, puisque qu’ils restreignent l’accès aux données ainsi que leur réutilisation, et confondent ainsi pollen et pollinisation. Comme l’explique le journaliste Jean-Marc Manach, « on a coutume de dire que quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. En l’espèce, ce qui est important, ce n’est pas la lune, ou le brevet qui pourrait la protéger, mais le halo qui l’entoure, la connaissance implicite qu’elle induit plus que la connaissance explicite de ce qu’elle produit »495. La valeur de la collecte et de l’organisation intelligente

des informations se déplace alors des abeilles pollinisatrices aux producteurs et diffuseurs, maîtres des tuyaux, qui monétisent l’accès ou la circulation des données. Ainsi, « avec le

web 2.0, la montée en puissance de l’économie du don, du gratuit et de la contribution, une

nouvelle forme de lutte des classes opposerait aujourd’hui ceux qui pollinisent, en partageant leurs connaissances, et ceux qui en tirent un profit financier, et cherchent à contrôler qui a le droit de partager, quoi, où, quand, comment, pourquoi »496. Yann

Moulier Boutang en appelle alors à privilégier les approches ascendantes (bottom up) et à lever les verrous, afin de permettre et d’encourager le butinage.

Tandis que Yan Moulier Boutang décrit les contradictions entre l’économie de pollinisation et le système capitaliste comme une simple instabilité à résoudre, Jean Zin parle, pour sa part d’incompatibilité profonde touchant à la base du capitalisme, à savoir les droits de propriété, la production de valeur, le travail salarié. « Ainsi, l’avantage décisif de la gratuité sur Internet, supprimant les coûts de transaction et les coûts de production,

493 ZIN Jean, « Le capitalisme cognitif », Transversales [en ligne], 10 septembre 2007 [consulté le 2 novembre 2010].

http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=221

494 Ibid.

495 MANACH Jean-Marc, « Si les internautes sont des abeilles, à qui appartiennent les ruches ? », InternetActu [en ligne], 12 juillet 2010 [consulté le 4 août 2010].

rend beaucoup plus que problématique la rentabilisation des investissements consentis alors même que la contre-productivité des droits numériques condamne à plus ou moins long terme toute tentative de maintenir l’ancienne logique marchande497. » Dans cette

économie de la pollinisation, où la productivité n’est plus individualisable, un nouveau système de production apparaît, qui n’en fini cependant pas avec le capitalisme, mais bouleverse les rapports de production et de distribution.

Comme le souligne Lawrence Lessig sur son blog : « Le défi de l’économie hybride est ce que Mozilla, RedHat, Second Life, MySpace s’efforcent tout le temps de faire : trouver comment continuer à inspirer le travail créatif de la seconde économie, tout en augmentant la valeur de l'économie commerciale498. » Pour Lessig, tandis qu’il est nécessaire de

préserver la séparation entre ces deux sphères, notamment par le biais des licences libres, il ne s’agit pas de rendre tous les usages gratuits et libres de droits. Cela reviendrait à tomber dans l’extrémisme des détenteurs de droits qui voudraient que tous les usages des œuvres soient régulés par le droit d’auteur. Il s’agit de trouver un équilibre en fonction de la nature des usages et des contenus.

Bien que l’utilisateur qui télécharge un film via les systèmes P2P s’abstienne de rémunérer ses auteurs et porte ainsi atteinte aux droits d’auteurs, ces systèmes ne sont pas illégaux en soi. « Ils permettent simplement à des communautés d’échanger facilement, rapidement et à moindre coût des données. Ils sont donc a priori inattaquables. Ce qui est illégal, c’est l’usage que les utilisateurs font de ces réseaux499. » Il en ressort un sentiment d’impunité. « Plus de la moitié (55 %) des

téléchargeurs estiment que le téléchargement gratuit de films est une pratique légale, particulièrement s’ils n’en font pas commerce (47 %). Près de 8 % des téléchargeurs pensent même que le téléchargement de films est totalement légal500. » D’ailleurs, le

496 Ibid.

497 ZIN Jean, art. cit.

498 « The challenge of the hybrid economy is what Mozilla, RedHat, Second Life, MySpace are struggling with all the time. How can you continue to inspire the creative work of the second economy, while also expanding the value of the commercial economy? »

LESSIG Lawrence, « On the Economies of Culture », blog [en ligne], 28 September 2006 [consulté le 27 septembre 2010].

http://www.lessig.org/blog/2006/09/on_the_economies_of_culture.html

499 THOMINET Benjamin, « Piratage sur Internet : état des lieux », Numerama [en ligne], 1er février 2004 [consulté le 21 février 2004].

http://www.numerama.com/magazine/d/8053-piratage-sur-internet-etat-des-lieux.html

500 CNC, Le téléchargement de films sur Internet – Analyse quantitative, [en ligne], mai 2004, p. 6 [consulté le 22 mai 2004].

vocabulaire que les adeptes du téléchargement illégal utilisent pour parler de leur pratique ne restitue pas la notion de fraude mais revêt au contraire une signification très positive ; ils disent qu’ils partagent, échangent, téléchargent501. Il convient de mettre en perspective les discours, méthodologies et échantillonnages des études qui tentent de mesurer les effets du téléchargement illégal sur l’industrie.

2.E

CHANGE

P2P :

DES EFFETS SUR L

INDUSTRIE DIFFICILES A

MESURER

Une étude de mars 2010 du cabinet TERA Consultants démontre que la démocratisation des usages d’Internet, l’augmentation des débits couplés au déploiement de la fibre optique502, et la diversification des technologies de piratage (streaming et téléchargement direct venant s’ajouter au peer-to-peer), sont autant de facteurs qui vont faire perdre entre 600 000 et 1 200 000 emplois dans le domaine des industries créatives en Europe à l’horizon 2015503. « Le piratage fera-t-il 1,2 million

de chômeurs en Europe en 2015 ? » titre un article du journal Le Monde en mars 2010504. La question effraie, interroge, accuse. Cependant, avant d’étudier l’impact du

téléchargement illégal sur les industries culturelles et la société dans son ensemble, il faut interroger les systèmes de valeurs qui entourent les mots piratage, piraterie, pirater, pirate. L’analyse des discours actuels sur le téléchargement illégal de fichiers par Internet fait ainsi apparaître plusieurs idéologies qui s’affrontent : les gardiens de la propriété intellectuelle contre les bandits sans foi ni loi, les défenseurs du partage contre les supermarchés de la culture, les fondateurs d’Internet contre le pouvoir centralisateur.

2.1. Démystification des discours sur le piratage à l’heure

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