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Don et contre-don : mensonge social du cadeau offert généreusement En 1923, l’anthropologue Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, étudie la nature

Mise en perspective de l’approche visant à lutter contre le tout-gratuit sur le net

CREATION DE LA VALEUR

1.1. Le don a toujours fait partie d’une économie contributive

1.1.1. Don et contre-don : mensonge social du cadeau offert généreusement En 1923, l’anthropologue Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, étudie la nature

des transactions humaines dans les tribus des îles du sud-ouest du Pacifique à l’Alaska et dans les sociétés indoeuropéennes anciennes. L’analyse du don dans ces « sociétés primitives et archaïques345 » lui permet de faire ressortir la nature des

obligations purement sociales en dehors de l’institution qu’est le marché. Mauss observe que le présent reçu est obligatoirement rendu. Ces échanges, qui apparaissent « en théorie volontaires, [sont] en réalité obligatoirement faits »346. Le don et le contre-don (maussian gift, en anglais), qui revêtent presque toujours la forme du cadeau offert généreusement, ne sont en fait que « fiction, formalisme et mensonge social347 », voire obligation et intérêt économique. L’ouvrage révèle l’existence, l’universalité et la complexité de ce phénomène qui fonctionne encore dans nos sociétés de façon constante et sous-jacente. « Ainsi une partie de l’humanité, relativement riche, travailleuse, créatrice de surplus importants, a su et sait échanger des choses considérables, sous d’autres formes et pour d’autres raisons que celles que nous connaissons348. »

342 MARTIN Alban, Et toi, tu télécharges ? – Industries du divertissement et des médias à l’ère du numérique, Paris : éd. Pearson Education France, 2010, p. 99.

343 LATRIVE Florent, op. cit., p. 161.

344 Ibid.

345 MAUSS Marcel, Essai sur le don, Paris : éd. Presses Universitaires de France, 1ère édition, 2007, p. 10.

346 Ibid., p. 65.

1.1.1.1. Le don comme transaction, rapport de force ou alliance politique

Marcel Mauss décrit trois systèmes d’échanges distincts avec, d’un côté, l’intérêt proprement économique (à ne pas échanger à perte, à maximiser son profit) et, de l’autre, l’intérêt à préserver sa réputation ou son honneur.

Tout d’abord, le système d’échanges marchands, bien connu de nos sociétés occidentales (le gimwali), composé de transactions de biens ordinaires. Il s’agit du système formalisé par Adam Smith, avec des règles économiques « naturelles » qui impliquent un échange de valeur équivalente permettant de mettre les relations personnelles entre parenthèses.

Puis, partant de l’observation que certains actes individuels en apparence libres et

gratuits, sont en réalité obligatoires et intéressés, Mauss décrit un second système

d’échanges : « à l’autre extrême le potlatch est composé de transferts <A> <B> <C> reliés entre eux par la logique schismogénétique d’une relation personnelle agonistique où chacun rivalise pour que le cadeau qu’il offre soit plus beau que celui

qu’il reçoit »349. Dons et contre-dons établissent une relation hiérarchique de

domination, un rapport de force dual qui entraîne dépendance et rivalité. « L’aumône est le type même du don sans retour, humiliant dès lors que les pauvres acceptent de recevoir sans pouvoir rendre350. »

Enfin, « entre les deux la kula est composée de transactions portant sur des choses cérémonielles spécifiques […] au cours desquelles la relation entre les partenaires se définit comme alliance politique »351. Cette réciprocité rituelle se retrouve dans nos relations commerciales avec la nécessité d’une relation personnelle de confiance.

1.1.1.2. Nouveau paradigme du don à l’ère du numérique

« Certains voient dans le maussian gift l’essence même du don, son ambivalence radicale, là où d’autres n’y voient qu’une source de confusion entre transferts simples et transactions [Testart, 2007] ; certains voient dans le maussian gift un paradigme [Caillé, 2000] là où d’autres y lisent l’une des formes seulement des prestations non marchandes352 » écrit Florence Weber, sociologue et anthropologue, dans la préface

348 Ibid., p. 131. 349 Ibid., p. 27. 350 Ibid., p. 50. 351 Ibid., p. 27. 352 Ibid., p. 12.

de Marcel Mauss. Le sociologue américain Lewis Hyde, dans son ouvrage de 1983 sur le don et la créativité artistique, envisage ainsi le don sous un angle plus positif. De mensonge social chez Mauss, le don devient ciment social chez Hyde. L’auteur place le don au cœur de l’art. Ce don créatif produit des liens, permet d’échanger des sentiments353. Et tout comme Mauss, Hyde observe que le don porte en lui des règles

implicites : l’obligation de le faire circuler, de le rendre, et l’impossibilité de le posséder. De fait, « le don non rendu rend […] inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour »354.

« Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. […] Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions355 » souligne ainsi Marcel Mauss. Le don ne se résume pas aux

cadeaux de Noël et d’anniversaire ou bien aux relations commerciales, de domination et d’alliance. Comme le remarque l’écrivain canadien Yann Martel : « Nous avons peut-être un peu oublié à quel point on se sent bien quand on donne librement, à quel point il est nécessaire que ce qu’on reçoit soit passé à d’autres, pour que le présent survive, parcourant comme un poisson les flots humains, toujours vivant tant qu’il nage. C’est peut-être pour cela que les choses qui nous sont les plus précieuses sont celles que nous avons reçues356. »

De la même façon, Mauss analyse un concept indigène qu’il découvre dans la société maori de Nouvelle-Zélande, et qui lui semble de portée universelle : les choses échangées, loin d’être inertes, sont dotées d’un esprit. Ainsi, « accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme »357. L’objet qui circule garde la trace des personnes entre lesquelles il a circulé

et retient ainsi en lui toute leur histoire. Le droit d’usage se transmet, alors que la propriété demeure inaliénable. Une analyse qui correspond particulièrement bien à la situation des contenus numériques et à l’échanges de fichiers. Qui plus est, « cette économie du don éphémère est soudainement devenue explicite et mesurable en se

353 Voir : HYDE Lewis, The Gift: Creativity and the Artist in the Modern World, New York : Vintage Books, 2nd edition, 2007.

354 MAUSS Marcel, op. cit., p. 219.

355 Ibid.

356 MARTEL Yann, « Livre Numéro 55 : The Gift (Le présent), de Lewis Hyde », Blog, Que lit Stephen Harper ? [en ligne], 11 mai 2009 [consulté le 11 novembre 2010].

http://www.quelitstephenharper.ca/2009/05/11/livre-numero-55-the-gift-le-present-de-lewis-hyde/ 357 MAUSS Marcel, op. cit., p. 86.

déplaçant en ligne »358.

Comme le remarque Florence Weber, Marcel Mauss conteste « "la fable du troc" par laquelle les économistes classiques ont tenté d’expliquer l’apparition du marché et de la monnaie, et [montre], tout au contraire, la complexité des comportements économiques des membres des sociétés primitives »359. La sociologie économique de

Marcel Mauss, d’inspiration durkheimienne360, l’histoire économique après Max

Weber361 et l’ethnographie économique après Malinowski362 convergent ainsi « dans

une dénonciation de l’ethnocentrisme de la science économique lorsqu’elle impute des motivations universelles à un homo œconomicus imaginaire. Loin d’atteindre alors une clé universelle des comportements humains, les économistes ne feraient que projeter sur les comportements d’autrui leurs propres raisonnements, historiques et culturellement situés »363.

Nombreux sont ceux qui pensent que la générosité est au cœur de l’économie du don. Cependant, comme l’a montré Marcel Mauss, à y regarder de plus près, les motivations ne sont souvent pas si altruistes. Aujourd’hui, à l’heure d’Internet, les internautes participent bénévolement, mettent en ligne du contenu gratuitement, créent de la valeur sans forcément attendre de rétribution financière en échange. Cette culture participative en ligne a soudain rendu une certaine économie du don tangible et chiffrable. Etant donné que le coût de distribution d’un contenu dématérialisé est proche de zéro, le partage est devenu une véritable industrie. Il convient de bien comprendre les mécanismes qui poussent les clients à apporter leurs contributions « bénévolement » – en apparence tout du moins.

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