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Le « monde du Libre » : consommer pour comprendre et produire pour être pertinent

comportements de consommation

1.2. Tendances constitutives de la génération connectée

1.2.3. Le « monde du Libre » : consommer pour comprendre et produire pour être pertinent

La culture participative et l’intelligence collective atteignent un nouveau niveau avec le mouvement du logiciel libre. Celle-ci résulte d’un imaginaire social et pourrait, selon le philosophe et théoricien des réseaux Michel Bauwens, être le pilier d’un nouveau type de civilisation108.

1.2.3.1. L’éthique hacker : moteur et modèle d’une mutation du rapport au travail

Le sociologue Olivier Blondeau décrit le monde du logiciel libre comme « un régime de propriété qui tente de concilier le droit de l’auteur à une juste reconnaissance de son travail et le droit du public à avoir accès au savoir, à la culture et à la connaissance109 », et

également comme « un espace normatif de production ; […] cadre méthodologique permettant d’envisager l’existence d’un nouveau mode de production fondé sur la coopération décentralisée et non-hégémonique »110.

La notion de hacker, au cœur de cette « révolution de l’ordinateur111 », ne renvoie pas

uniquement à la programmation informatique mais également à une façon de travailler, d’exercer une activité de création et de s’impliquer. Dans son essai sur L’éthique hacker et

l’esprit de l’ère de l’information, le philosophe Pekka Himanen montre que les hackers

sont à la fois les moteurs et les modèles d’une profonde mutation du rapport au travail. A

107 Ibid.

108 Voir : BAUWENS Michel, « Le peer-to-peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel », Revue du

Mauss, site de l’Université Paris X [en ligne], 1er septembre 2005 [consulté le 8 novembre 2005].

http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/cm5/com/MI5_Eco_Bauwens_FR.pdf

109 BLONDEAU Olivier, « Celui par qui le code est parlé », Freescape [en ligne], Biblio du Libre, 8 octobre 2003 [consulté le 27 mai 2006].

http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=163

110 Ibid.

l’ère industrielle, le rapport à l’emploi, au temps et à l’argent, est structuré par l’éthique protestante. Les hackers s’en distinguent. L’activité à laquelle ils se livrent se fonde sur la créativité, la liberté, l’intérêt et le plaisir. Il ne s’agit plus du travail, pris comme devoir, valeur en soi et souffrance, ni du loisir, pris comme repos et oisiveté112. Olivier Blondeau

va plus loin encore : « On pourrait dire, d’un certain point de vue, que l’expressivité ("le travail libre ou créatif" de Marx) s’oppose à l’aliénation en ce sens qu’elle permet de penser la continuité contre le cloisonnement et la clôture entre des temporalités et des espaces séparés113. » Le hacking, en inversant le rapport à la marchandise, apparaît ainsi

comme une solution contre l’aliénation de l’objet sacralisé décrite par Marx. « et effectivement, manipuler, bidouiller, faire par soi-même permet de démystifier le produit, de ne plus être dans une attitude de simple consommation, de ne pas se contenter de vivre en lecture seule. […] Le rapport à la marchandise s’inverse : au lieu de se soumettre à elle, on la maîtrise, la contrôle et l’adapte à ses besoins114. »

Dans une perspective plus philosophique qu’économique, Keneth McKenzie Wark a, quant à lui, échafaudé un « manifeste » du hacker. Dans ce livre, il apporte une réponse para- marxiste à la proposition de Pekka Himanen faisant du hacker une nouvelle figure de l’entrepreneur capitaliste. Rompant avec cette vision wébérienne orientée vers une éthique du travail, McKenzie Wark préfère redonner toute sa force à la dimension utopique des préceptes hackers115. Cette culture est basée sur la débrouille, la liberté d’information,

l’ouverture, le rejet du pouvoir industriel et commercial, l’autosuffisance comme garantie de l’indépendance. Le postulat clé de la culture hacker, et qui demeure très controversé, consiste à considérer que toute information doit être libre et gratuite.

Dans son ouvrage sur La cathédrale et le bazar, Eric Raymond, célèbre hacker américain, prédit la chute des cathédrales116. Pour lui, elles représentent la vision restrictive et

purement utilitariste de la division du travail avec une approche hiérarchisée et centralisée. Le « style bazar117 » du monde du Libre entraîne alors un décloisonnement des espaces de

conception, de réalisation ou de consommation, des temporalités de la production, avec le

112 Voir : HIMANEN Pekka, L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris : éd. Exils, 2001. 113 BLONDEAU Olivier, art. cit.

114 MARTING, « Pourquoi il nous tient à cœur de ne pas confondre Hacker et Cracker », Framablog [en ligne], 2 septembre 2010 [consulté le 27 septembre 2010].

http://www.framablog.org/index.php/post/2010/09/02/hacker-vs-cracker

115 Voir : McKENZIE Wark, A hacker Manifesto, Cambridge : Harvard University Press, 2004.

116 Voir : RAYMOND Eric, The Cathedral and the Bazaar, blog [en ligne], 21 novembre 2006 [consulté le 8 novembre 2008].

http://www.catb.org/~esr/writings/cathedral-bazaar/

cycle de conception, réalisation et consommation, et enfin de la division technique et sociale du travail118. Une utopie prend forme, qui réconcilie technique et culture, dans une

perspective d’émancipation. L’utilisateur en fait partie. En signalant au programmeur les erreurs dans la programmation, ou en lui suggérant des améliorations possibles, « l’utilisateur ne s’inscrit pas seulement dans une logique utilitariste, mais s’inscrit, comme acteur à part entière, dans l’ontogenèse de l’objet technique et de son utilisation »119.

1.2.3.2. La nouvelle génération de geeks se réconcilie avec le capitalisme

Patrice Flichy, qui a étudié l’impact de l’imaginaire des concepteurs dans la genèse d’Internet, décrit l’éthique hacker qui sous-tend, selon lui, un modèle pour une nouvelle société sans Etat fourni par le réseau : « 1. L’échange et la coopération ont d’abord lieu entre spécialistes ou entre personnes ayant les mêmes intérêts. 2. C’est une communauté d’égaux où le statut de chacun repose essentiellement sur le mérite, évalué par les pairs. 3. La coopération est centrale au cœur de cette activité scientifique. 4. C’est un monde à part, séparé du reste de la société120. » Ainsi, comme le souligne le sociologue Eric

Dagiral :

[…] ce modèle se définit lui-même par les nouvelles frontières qu’il trace. Non

seulement l’infrastructure technologique définit la nature d’un monde à part, mais l’éthique hacker pose une frontière claire entre les habitants de ce monde et ceux qui ne peuvent en être ni même s’en réclamer. Cette éthique peut être interprétée en tant que système de règles, qui déterminent l’appartenance à la communauté des hackers [et qui préfigure] le mouvement aujourd’hui plus connu sous le nom de « nétiquette » […].121

L’éthique hacker, largement dérivée des principes du monde académique, caractérise ainsi un mode d’appartenance à un univers underground. Mais au début des années quatre- vingt-dix, un transfert se produit, entre un âge d’or et une forme d’entrée en résistance, à un désenchantement, et révèle les profondes mutations des mondes hackers. « Tout comme les ravers de la musique techno, les hackers de la technologie informatique considèrent

118 Ibid.

119 BLONDEAU Olivier, art. cit. 120 FLICHY Patrice, op. cit., p. 81-82.

121 DAGIRAL Eric, « Pirates, hackers, hacktivistes : déplacements et dilution de la frontière électronique », Critique, Paris : éd. Minuit, n° 733-734, 2008, p. 480-495.

que l’âge d’or s’achève avec l’expérience de la répression policière et judiciaire122. » Ce

moment correspond à la construction d’une représentation sociale négative des hackers, qui deviennent des pirates mettant en danger la sécurité informatique et des réseaux, voire des terroristes. « Au-delà des cercles de spécialistes, les hackers se résument à ces dangers, et les pionniers du MIT sont peu à peu oubliés. Ces derniers se dépeignent pourtant en "true" hackers, gardiens authentiques d’une éthique et d’un projet sociotechnique original, qu’ils vont s’employer à défendre123. »

Par ailleurs, l’immense succès commercial de certains hackers fait craindre une perte de valeur, une corruption de l’esprit hacker. Steven Levy, auteur d’un livre publié en 2002124,

pour lequel il avait interrogé quelques-uns des génis de l’informatique de l’époque, dont Bill Gates ou Richard Stallman, décide de revoir vingt-cinq ans après les vieux hackers mais aussi les plus jeunes, dont l’emblématique fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, afin de saisir ce qui reste de l’idéal hacker. Dans un article sur le « Geek Power », publié dans le magasine Wired125, l’auteur identifie trois grandes catégories : les « titans » qui

sont devenus riches et célèbres en capitalisant leurs aptitudes avec plus ou moins de concessions ; les « idéalistes » qui n’ont pas trahi l’idéal mais en souffrent dans une certaine mesure ; la « nouvelle génération » qui capitalise sans scrupule sur les acquis

hackers. Pour Steven Levy, les geeks sont donc ce qu’il reste des hackers d’antan et cette

nouvelle génération ne voit pas le capitalisme comme un ennemi mais comme un moyen pour leurs idéaux et leurs innovations de toucher un public le plus large possible.

Une nouvelle culture participative apparaît avec le numérique. Issue de l’éthique hacker, cette génération partage, de façon plus ou moins consciente, un ensemble de valeurs telles que la débrouille, la liberté d’information, l’ouverture, le rejet du pouvoir industriel et commercial ou encore l’autosuffisance comme garantie de l’indépendance. En parallèle, une « snack culture » apparaît. A l’ère de la numérisation des contenus, l’art s’emporte partout et se grignote par petits bouts.

122 Ibid., p. 488.

123 Ibid.

124 Voir : LEVY Steven, op. cit.

125 Voir : LEVY Steven, « Geek Power: Steven Levy Revisits Tech Titans, Hackers, Idealists », Wired [en ligne], 19 April 2010 [consulté le 4 août 2010].

1.2.4. Snack culture et convergence : le divertissement partout et tout le

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