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Mise en perspective de l’approche visant à lutter contre le tout-gratuit sur le net

CREATION DE LA VALEUR

1.2. La gratuité n’est pas qu’une question de génération

1.2.1. Analyse psychologique de la valeur gratuite

1.2.1.1. Penser le prix de façon créative

Comme l’écrit Chris Anderson dans son livre Free, « la gratuité est un concept, non pas quelque chose que vous pouvez compter sur vos doigts »396. Tout l’enjeu réside dans la

capacité à penser le prix de façon créative. Pour l’auteur, il n’y a pas que « deux prix –

quelque chose et rien – mais il y a parfois un troisième prix que nous ne pouvons pas

ignorer : moins que rien. Tout à fait, un prix négatif : Vous êtes payé pour utiliser un produit ou un service, plutôt que l’inverse »397. Le tout étant de trouver un modèle

économique réversible. Un exemple particulièrement édifiant, cité par Chris Anderson, concerne une salle de sport au Danemark proposant un abonnement annuel, gratuit, à condition de venir au moins une fois par semaine. Si l’abonné rate une semaine, il doit payer un mois complet au prix fort. D’un point de vue psychologique, ce modèle est remarquable :

Lorsque vous y allez chaque semaine, vous vous sentez vraiment bien avec vous-même et vis-à-vis de la salle de sport. Mais il arrivera un moment où vous finirez par être très pris et raterez une semaine. Vous paierez, mais ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même. Contrairement à la situation habituelle où vous payez pour une salle de sport où vous n’allez pas, votre première réaction n’est pas de résilier votre abonnement, mais plutôt d’intensifier votre

395 LEVY Maurice & JOUYET Jean-Pierre, L’économie de l’immatériel – La croissance de demain, Rapport de la Commission sur l’économie de l’immatériel, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie [en ligne], 16mars 2006, p. 25.

http://www.economie.gouv.fr/directions_services/sircom/technologies_info/immateriel/immateriel.pdf 396 « […] Free is a concept, not something you can count on your fingers. »

ANDERSON Chris, Free – The Futur of a Radical Price, op. cit., p 34.

397 « […] two prices – something and nothing – but there is a third price that we can’t ignore: less than nothing. That’s right, a negative price: You get paid to use a product or service, rather than the other way around. »

engagement398.

1.2.1.2. Mauvaise réputation de la gratuité

Dans son analyse du don, Marcel Mauss aborde, dans une certaine mesure, un aspect conceptuel de cette psychologie du gratuit. Ainsi, il propose de considérer « les politiques sociales […] non pas comme des dons faits aux pauvres, mais comme des contre-dons rendus aux travailleurs en échange du don initial qu’ils ont fait de leur travail et dont le salaire ne représente pas un contre-don suffisant »399. Les politiques d’assistance sociale

évitent alors le risque d’asservissement qu’entraîne le « paternalisme patronal (riche "aumônier")400 », qui établit une dette sociale des entreprises vers la société toute entière,

pour autant que les pauvres acceptent de recevoir sans pouvoir rendre. D’humiliante, l’aide offerte aux plus démunis devient ainsi méritée, équilibrée.

De la même façon, le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux, invite à tordre le cou « aux arguments réactionnaires qui font la "mauvaise réputation" de la gratuité, il insiste sur son rôle civilisateur. […] A un moment donné, notre problème n’est plus de savoir si, oui ou non, notre enfant va aller à l’école, mais bien comment on va définir le rôle de l’éducation, assurer la réussite scolaire de chacun… Les interrogations gagnent en qualité, en ambition, elles créent du lien social »401. Pour Florent Latrive, l’extension de la gratuité dans nos

sociétés modernes est « un marqueur de civilisation402 », dans la mesure où le progrès, le

savoir, la culture, la civilisation constituent la part gratuite de l’humanité.

Rappelons que notre perception de la gratuité demeure toute relative. Comme le remarque Chris Anderson, le fait que quelque chose de payant devienne tout d’un coup gratuit est souvent perçu comme l’indice d’une baisse de qualité ou même d’un piège commercial. Cependant, il n’en va pas de même dès lors qu’un produit ou service a toujours été gratuit. « Personne ne pense que Google est un moteur de recherche inférieur parce qu’il ne fait pas payer403. » Par ailleurs, la gratuité a un pouvoir psychologique considérable et fait

398 « When you go every week, you feel great about yourself and the gym. But eventually you’ll get busy and miss a week. You’ll pay, but you’ll blame yourself alone. Unlike the usual situation where you pay for a gym you’re not going to, your instinct is not to cancel your membership; instead it’s to redouble your commitment. »

Ibid., p. 32.

399 MAUSS Marcel, op. cit., p. 50-51.

400 Ibid., p. 51.

401 SAGOT-DUVAUROUX Jean-Louis, « La gratuité est un saut de civilisation », Périphéries [en ligne], Propos recueillis par CHOLLET Mona & LEMAHIEU Thomas, mars 2002.

http://www.peripheries.net/article175.html 402 LATRIVE Florent, op. cit., p. 161.

souvent oublier les inconvénients, tandis qu’un prix, même infime, entraîne un choix. Néanmoins, l’implication n’est pas la même, selon si l’on paie ou non. La gratuité peut encourager « la gloutonnerie, l’amoncellement, la consommation irresponsable, le gâchis, la culpabilité, et l’avidité »404. La gratuité doit donc être utilisée avec précaution, souligne

Chris Anderson, « de peur qu’elle ne fasse plus de mal que de bien »405. Pour le reste,

Jean-Louis Sagot-Duvauroux rappelle que « la frontière entre le marchand et le gratuit est très mouvante »406. Et « le pirate [est] un client qui paie à la recherche d’une raison pour

se montrer »407.

Ainsi, comme l’affirme, Joëlle Farchy, spécialiste de l'économie des industries culturelles : « Il faut cesser de se faire peur en laissant croire que le P2P, parce qu’il est gratuit, est un trou noir qui va absorber tout autre mode de distribution. […] Compte tenu de la concurrence de propositions considérées comme gratuites, l’internaute n’accepte de payer que pour des produits à forte valeur ajoutée408. » En outre, la gratuité est en grande partie

une illusion. Pour le réalisateur et producteur Jean-Jacques Beineix, « cette idée de gratuité est un mensonge. C’est même un vrai problème de société. La gratuité est une illusion d’optique, un mirage, pratiquement élevé au rang de mode de vie. […] On est d’ailleurs en train d’en faire un dogme. […], malgré les apparences, on est souvent aujourd’hui à l’opposé de la gratuité. De plus en plus, tout est tarifé »409.

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