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b. Renouvellement et permanences du savoir chez les praticiens médicaux

Les découvertes en matière de fécondation s’accompagnent également de progrès dans la compréhension du phénomène de l’hérédité. Cette question suscite un intérêt renouvelé au XIXème siècle146. L’ouvrage de Prosper Lucas, Le traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle

dans les états de santé et de maladie du système nerveux (1847-1850), illustre les tentatives faites pour

percer le mystère et les lois de l’hérédité147

. Des travaux réalisés par Charles Darwin (1809-1882), Francis Galton (1822-1911) et d’autres, tentent de proposer de nouvelles théories, mais sans grand succès148. En 1865, Gregor Mendel (1822-1884) formule des lois qui posent les bases théoriques de la génétique et de l’hérédité moderne, mais elles restent longtemps inconnues. En effet, jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’hérédité reste un phénomène encore largement mystérieux. Ce sont les théories de la fécondation d’Hertwig et Van Beneden, confirmées et élargies par bien d’autres travaux, qui permettent d’établir une théorie de l’hérédité. En effet, on découvre que les substances nucléaires de chaque cellule sexuelle transmettent des caractères héréditaires dont les descendants héritent de leurs parents. Il faut donc attendre le tournant des XIXème- XXème siècles pour que les chromosomes soient reconnus comme supports de l’hérédité149

et que les lois de Mendel soient redécouvertes, pour commencer à comprendre le fonctionnement du code génétique150.

Si le progrès des connaissances sur la reproduction ne fait aucun doute pendant la période étudiée, la diffusion de ces découvertes fondamentales chez les praticiens de base est plus contrastée.

b.

Renouvellement et permanences du savoir chez les praticiens médicaux

Des difficultés à intégrer les théories nouvelles

Davantage qu’à l’époque moderne, ces nouvelles découvertes sur la reproduction et l’hérédité sont en décalage avec les préoccupations des praticiens ; le sujet devient définitivement une question

144 Robin (Charles), article « Fécondation », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, publ. sous la dir. de M. A. Dechambre, Paris, G. Masson & P. Asselin, série 4, t. I, 1877, pp. 348-357

145 Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 9.

146 Fischer (Jean-Louis), Schneider (W.) dir., Histoire de la génétique, Paris, ARPEM et Sciences en situation, 1990.

147 Lucas (Prosper), Le traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle dans les états de santé et de

maladie du système nerveux, Paris, J.-B. Baillière, 1847-1850, 2 t.

148 Carol (Anne), « La télégonie ou les nuances de l’hérédité féminine », Hérédités, héritages, Rives Nord

méditerranéennes, n°24, 2006, pp.11-21, loc. cit., p. 13.

149 Les travaux de Weismann de 1896 à 1910 aboutissent à la théorie moderne de l’hérédité chromosomique ; Walter Sutton en 1903 découvre que les chromosomes sont les supports de l’hérédité ; le concept de gène est formulé par Johannsen en 1909 ; voir Fischer (Jean-Louis), L’art de faire de beaux enfants, op. cit., pp. 174-175 et ibid.

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de spécialistes de laboratoires qui fait l’objet d’une littérature spécifique. Les médecins n’y consacrent plus une part importante de leurs ouvrages, se contentant en général d’un bref passage sur la question. Dès les années 1870, on repère des traces de la nouvelle théorie de la fécondation d’Hertwig et Van Beneden. On la trouve résumée à grands traits, par exemple dans l’ouvrage de Cazeaux, réédité en 1874151 : « Il est inutile aujourd’hui de prouver que le concours matériel de la semence de l’homme et de l’œuf de la femme est indispensable à la fécondation »152. Il insiste sur la pénétration du spermatozoïde dans l’œuf, qui donne « naissance à un être nouveau », mais les modalités de cette rencontre ne sont pas vraiment précisées. Il pense encore que la fécondation se fait dans l’ovaire ou dans la partie de la trompe qui en est la plus rapprochée. Le cheminement de l’être nouveau se fait par la trompe qui se contracte, mais il reconnaît qu’on ignore encore l’époque à laquelle l’œuf fécondé parvient dans la cavité utérine (a priori pour lui pas avant le dixième ou douzième jour).

Cependant, chez les praticiens plus ordinaires, on ne trouve pas trace de ces idées nouvelles. Et même, si l’on en juge par la persistance de nombreuses publications médicales sur la génération au contenu médical fantaisiste ou conservateur jusqu’au début du XXème

siècle, le retard épistémologique du milieu médical paraît assez considérable. Ce retard est particulièrement flagrant dans le domaine de la génération par rapport à d’autres domaines médicaux153

. Peu de médecins connaissent les théories les plus récentes sur la fécondation et l’hérédité. Ainsi en 1912, alors que Rutherford découvre le noyau de l’atome, le docteur Vidal, auteur de nombreux ouvrages médicaux, déclare « qu’une vie douce et facile favorise l’évolution du fœtus vers le type féminin et qu’une vie rude, nécessitant une grosse dépense d’énergie, favorise l’évolution du fœtus vers le type mâle »154

. Le discours médical semble donc parfois loin du savoir biologique contemporain, ce qui s’observe particulièrement en ce qui concerne la procréation des sexes – nous y reviendrons155.

Des croyances fantaisistes : l’exemple de la télégonie

La permanence de croyances erronées dans le domaine de la reproduction et de l’hérédité s’illustre particulièrement avec la « télégonie », appelée aussi « hérédité d’influence » ou « par influence » ou « imprégnation maternelle », étudiée récemment par Anne Carol156. Il s’agit de la « croyance selon laquelle une femme fécondée ou déflorée par un premier homme, produit ensuite des enfants à sa ressemblance, quel que soit le géniteur »157. Ainsi, une veuve qui a un nouvel époux fera des enfants à la ressemblance du premier mari. L’originalité de cette croyance est de ne pas être issue de quelques auteurs antiques ; au contraire, elle émerge et connaît son apogée entre 1860 et 1920, alors que, par ailleurs, les mystères de la fécondation et de l’hérédité se dissipent. L’origine de la télégonie est plutôt à rechercher du côté de croyances populaires diffuses trouvant leur source chez quelques savants et dans les observations faites sur le monde animal. Anne Carol souligne en effet le rôle joué par les observations et les expériences faites par les éleveurs, notamment anglais, sur des chiennes ou des juments158. Si quelques scientifiques de renom mentionnent brièvement cette théorie dans leurs

151 Il ne consacre que six pages à cette question, indiquant : « Je me suis borné (…) à exposer très brièvement les idées les plus généralement admises sur ce point de physiologie. Les formes et surtout le but de ce livre me paraissent devoir exclure de plus amples développement ; Cazeaux (Paulin), Traité théorique et pratique…, op.

cit., 1874, p. 96.

152 Ibid., p. 92.

153 Pensons notamment aux travaux de Pasteur et de Claude Bernard, à la microbiologie, etc.

154 Vidal (Charles), Etude médicale, physiologique et philosophique de la femme, Paris, 1912 ; cité par Benard (Jean-Claude), “Fille ou garçon à volonté. Un aspect du discours médical au 19ème siècle », Ethnologie française, n.s., XI, janvier-mars, 1981, n°1, pp. 63-76.

155 Comme le souligne Michel Foucault, « sous la différence entre la physiologie de la reproduction et la médecine de la sexualité, il faudrait voir autre chose et plus qu’un progrès scientifique inégal ou une dénivellation dans les formes de la rationalité ; l’une relèverait de cette immense volonté de savoir qui a supporté l’institution du discours scientifique en Occident, tandis que l’autre relèverait d’une volonté obstinée de non-savoir », Foucault (Michel), La volonté de non-savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 74.

156 Ce passage doit évidemment beaucoup à ses analyses ; voir Carol (Anne), « La télégonie… », art. cit.

157 Ibid., p. 11.

158 Les mêmes exemples sont souvent repris pour accréditer la théorie. Ainsi dans l’ouvrage de Bouchut : « Sur de grands animaux et chez l’homme, il se passe quelque chose de semblable. Une première imprégnation laisse dans la femelle une telle empreinte, que, dans une fécondation suivante, le produit peut au physique et au moral ressembler au premier absent » (il donne les exemples d’accouplements âne-jument, zèbre-jument). Autre

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ouvrages, comme Lucas159 ou Devay160, il semble que ce soit plutôt les hommes de lettres, comme Michelet et Zola, qui contribuent à sa diffusion dans la deuxième moitié du XIXème siècle161. On en trouve par exemple la trace sous la plume de Bouchut, dans son Hygiène de la première enfance (1862) :

La femme n’est pas l’égale de l’homme dans l’acte de procréation. En outre des dangers et des douleurs de la gestation, sa part est toute différente, et la fécondation est souvent pour elle une sorte d’inoculation du sang et des humeurs de celui qui l’a imprégnée. En se donnant à un homme pour être la mère de ses enfants, elle devient en partie, et sur certains rapports, semblable à cet homme. Non seulement elle est alors à lui, mais elle est lui, et ce n’est pas sans raison ni par métaphore qu’il l’appelle sa moitié. Vraiment esclave de la nature, en cédant à ses vœux, elle s’imprègne d’un sang nouveau, celui de son mari qui, s’il peut être pur, peut être corrompu de différentes manières, et alors elle est fatalement souillée pour la vie dans sa personne et dans sa descendance. Quelle différence avec la part faite de l’autre sexe !162

Sans rentrer dans le détail du débat scientifique qui s’établit sur cette question au tournant des XIXème – XXème

siècles163, résumons les principaux aspects de cette théorie.

Tout d’abord, la télégonie est considérée, même par ses partisans, comme un phénomène rare, intermittent et non systématique dans l’espèce humaine. La théorie repose d’abord sur le rôle dominant attribué au « premier mâle », mais cette notion même est floue et varie selon les auteurs. En effet, s’agit-il du premier amant qui déflore la femme, de celui qui la féconde la première fois ou du partenaire qui est à la fois premier père et premier amant ? C’est la plupart du temps cette dernière hypothèse qui emporte l’adhésion, à quelques exceptions près. Dans tous les cas de figure, cette théorie valorise la virginité et perpétue la représentation du corps de la femme comme un support malléable et inachevé que l’homme vient modeler164

.

Divers niveaux d’explications sont employés pour rendre compte de la télégonie. La première justification du phénomène tient, pour Anne Carol, à « l’emploi du raisonnement analogique ; on n’explique pas la télégonie, on la décrit à l’aide de comparaisons dont l’évidence a force persuasive. Ainsi, la femme prise par un premier homme subit une sorte d’empreinte, de moulage qui la marque dans sa totalité, mais aussi plus particulièrement dans son appareil reproducteur »165. Une autre explication rejoint la théorie des effets de l’imagination de la mère sur le fœtus, que nous développerons plus loin : « Ici la télégonie s’explique par l’état d’esprit éminemment impressionnable de la femme au moment de son premier coït, forcément inoubliable ; la nouveauté vient de ce que l’imagination continue d’agir au-delà, chaque fois que l’expérience est répétée »166

. Par le biais de la vue, la femme imprime sur le corps de son enfant les traits du mâle qui la féconde, mais ces effets peuvent être différés. Au cours du temps, le schéma explicatif se complexifie ; certains comme Charles Darwin ou Claude Bernard avancent l’idée que le sperme du premier mâle imprègne les ovaires ou les ovules qui s’y trouvent même en l’absence de fécondation immédiate. Les découvertes de la fin du XIXème siècle invalident cette hypothèse, remplacée par l’idée que c’est le premier fœtus lui-même, et non le sperme du premier mâle, qui serait responsable de l’imprégnation. Plusieurs scénarios sont discutés ; soit le fœtus « transforme subtilement l’économie féminine et imprime sa

exemple, « une chienne de race accouplée avec une vilaine bête est complètement perdue, car dans ses générations ultérieures avec un chien de même sang, elle aura toujours parmi ses petits un ou plusieurs rejetons ayant la robe ou la conformation du premier père (…) » ; Bouchut (Eugène), Hygiène de la première enfance.

Les lois organiques du mariage, les soins de la grossesse, l’allaitement maternel, le choix des nourrices, le servage, le régime, l’exercice et la mortalité de la première enfance, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1862, p. 58.

159 Lucas (Prosper), Le traité philosophique..., op. cit., 1847-1850 ; il parle d’hérédité d’influence, et souligne que le cas est rare dans l’espèce humaine.

160 Devay (Francis), Traité spécial d’hygiène des familles, Paris, Labé, 1858.

161 L’intérêt de ces deux intellectuels pour cette question sera détaillé infra dans ce chapitre. On retrouve cette idée développée aussi par d’autres romanciers comme Catulle Mendès, Léon Bloy ou Barbey d’Aurévilly ; Hamon (Philippe), Imageries. Littérature et images au XIXème siècle, Paris, José Corti, 2001 ; ibid., p. 15.

162 Bouchut (Eugène), Hygiène de la première enfance…, op. cit., 1862, p. 58.

163 La question est l’objet de débats contradictoires par les scientifiques, étudiants de thèses, anthropologues, sociétés savantes, etc.

164 Carol (Anne), « La télégonie… », art. cit., p. 16.

165 Ibid.

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marque sur les descendants ultérieurs »167 soit, par sa proximité avec les ovules en attente, par « hérédité fraternelle », il influe sur un futur embryon.

La télégonie finit cependant par s’étioler puis disparaître entre les deux guerres. La croyance au phénomène de l’imprégnation nous permet en tout cas d’approcher les connaissances concernant la fécondation ; non pas uniquement à l’avant-garde du savoir scientifique, mais chez les praticiens médicaux plus modestes et dans la population en général.

4. Réalité des connaissances de la reproduction et de l’anatomie féminine hors du

monde médical et scientifique

Il est évidemment difficile d’accéder aux représentations et au savoir personnel sur ces questions, car cela touche au domaine de l’intime. Les sources sont rares ; on peut tout au plus glaner quelques exemples qui ne peuvent être généralisés. La difficulté du sujet tient aussi à la nécessité de distinguer l’analyse selon les milieux sociaux et les sexes.