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Dans les sociétés pré-industrielles, la procréation ne s’évoque pas en termes de choix ; avoir des enfants est une évidence pour les couples mariés. Théologiens, penseurs et médecins s’accordent à voir dans la maternité une fonction et un statut essentiels pour les femmes. La plupart d’entre-elles souscrivent à ces vues et sont plus ou moins préparées à être mères par leur éducation. Le poids de cette injonction à enfanter permet d’expliquer qu’à certains moments particuliers de leur vie les femmes attendent la grossesse avec impatience. C’est le cas notamment après le mariage où les premières grossesses sont en général particulièrement souhaitées. Ces enjeux expliquent l’angoisse des femmes vis-à-vis d’une possible stérilité et l’importance des mesures mises en œuvre pour lutter contre cette menace et favoriser la fécondité.

La grossesse débute par la conception. Ce moment clé suscite une attention soutenue de la part des autorités religieuses et médicales, du fait de ses enjeux à la fois moraux, sanitaires, scientifiques. Le savoir, longtemps flou sur la question, évolue considérablement aux XVIIIème et XIXème siècles, mais il reste peu diffusé et mêlé de croyances traditionnelles, notamment concernant la formation de l’enfant. Les questions du diagnostic et de la durée de la grossesse font également débat, particulièrement à l’époque moderne, mais davantage pour les médecins que pour les populations.

Une fois la grossesse déclarée, la femme fait l’objet d’une surveillance spécifique, en raison des risques et des dangers qui la guettent, elle et son fruit. La femme enceinte est considérée comme un être à part et fragile, tant au niveau physique, qu’émotionnel, voire intellectuel. Cette situation explique la multiplicité des précautions prises pendant la grossesse, même si les pratiques médicales et populaires ne s’accordent pas toujours. Le fœtus et les relations qu’il entretient avec sa mère in utero focalisent de plus en plus l’attention, à mesure que le savoir scientifique progresse. Les représentations et les pratiques dans ce domaine restent néanmoins riches de croyances anciennes qui ne régressent que lentement.

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CHAPITRE I : LA MATERNITE, VOCATION

« NATURELLE » DES FEMMES

Nous nous attacherons ici à présenter « l’avant grossesse », c’est-à-dire ce qui, de l’enfance aux débuts du mariage, conduit les femmes à se préparer à cette expérience.

Dès leur première jeunesse, les filles sont éduquées dans l’optique de devenir mère car la procréation est reconnue par la religion chrétienne comme la fin première et la conséquence naturelle du mariage. Les premiers pères de l’Eglise, notamment Saint Augustin1, considèrent que le mariage offre un cadre licite, légitime, voire obligatoire à la sexualité, mais le but de l’union des sexes est de multiplier le genre humain et d’être un remède à concupiscence. Dans une optique chrétienne, on considère que Dieu bénit les grandes familles. Les époux obéissants à la loi divine sont récompensés par le nombre de leurs enfants et leur santé2.

Mais si on cherche à cultiver la vocation maternelle des filles, on leur cache souvent les aspects charnels de cette fonction car la sexualité inquiète l’Eglise et la procréation est considérée comme impure. Une fois mariée, la jeune femme attend souvent avec un espoir mêlé d’appréhension sa première grossesse, qu’elle cherche à favoriser par différents moyens. Elle craint particulièrement la stérilité, vécue comme une tare et un fléau, même s’il existe différents recours pour tenter de restaurer la fécondité.

I. L’EDUCATION DES FEMMES A LA MATERNITE

Avant d’aborder la grossesse elle-même, voyons comment les femmes sont « préparées » à la maternité et ce qu’elles connaissent de leur corps et de la gestation avant de tomber enceintes. L’éducation à la maternité pose un problème délicat : comment préserver la virginité physique et l’innocence morale des jeunes filles, tout en préparant leur corps à de futures grossesses ?

L’histoire de la sexualité et de l’éducation féminine a été amplement traitée par de nombreux historiens depuis plusieurs décennies3. Nous nous appuierons sur leurs travaux en les associant avec

1 La doctrine du mariage a été définie par saint Augustin. Pour lui, les biens du mariage se résument à trois points : Proles, la procréation et l’éducation chrétienne des enfants ; Fides, la fidélité et l’assistance mutuelle dans les relations sexuelles et le devoir conjugal ; Sacramentum, la stabilité et l’indissolubilité du mariage. En outre, le mariage est considéré comme un bien car il est institué par Dieu dès l’origine du monde et il constitue un sacrement qui représente l’union du Christ avec son Eglise. En cela il confère une grâce spécifique.

2 Toutefois, même si la procréation est un des objectifs du mariage, l’enfant n’est pas non plus un dû : il est un don et une grâce de Dieu qui décide de le donner ou de le reprendre. La stérilité n’est donc pas un motif pour rompre le sacrement de mariage et le mari n’a pas le droit de prendre une concubine pour s’assurer un héritier. Le mariage chrétien, par nature monogame et indissoluble, peut donc entraver le désir de reproduction.

3 Pour une bibliographie plus complète sur ces thèmes, voir en fin de second volume. Citons seulement : * Pour l’histoire de l’éducation féminine :

- Constant (Paule), Un monde à l’usage des Demoiselles, Paris, Gallimard, 1987. - Knibiehler (Yvonne), Fouquet (Catherine), Histoire des mères, op. cit.

- Mayeur (Françoise), L’éducation des filles en France au XIXème siècle, Paris, Hachette, 1979.

- Sonnet (Martine), L’éducation des filles au temps des Lumières, Paris, Cerf, 1987.

- Bricard (Isabelle), Saintes et Pouliches. L’éducation des filles sous le second Empire, Paris, Albin Michel, 1985.

* Pour l’histoire de la sexualité :

- Beauvalet (Scarlett), Histoire de la sexualité…, op. cit.

- Casta-Rosaz (Fabienne), Histoire de la sexualité en Occident, Paris, La Martinière, 2004. - Corbin (Alain), L’harmonie des plaisirs…, op. cit.

- Voir les nombreux ouvrages de Jean-Louis Flandrin, notamment, Les amours paysannes…, op. cit. - Foucault (Michel), Histoire de la sexualité…, op. cit.

- Houbre (Gabrielle), La discipline de l’amour : l’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du

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l’analyse personnelle d’écrits privés et de textes littéraires, de penseurs et de médecins plus ou moins connus, afin de cerner le vécu et surtout les représentations dans ces domaines. Il faut noter que la part des choses est d’ailleurs difficile à faire et que les représentations l’emportent bien souvent sur la réalité, notamment dans le domaine de la sexualité.

A. D

ES CONNAISSANCES PHYSIOLOGIQUES SUR LA SEXUALITE ET LA MATERNITE TRES LIMITEES

De manière générale, les tabous pesant sur la sexualité et la reproduction dans les sociétés chrétiennes traditionnelles entraînent une méconnaissance du corps et de ses mécanismes. Au XVIIIème et XIXème siècles, le savoir sur les questions sexuelles est plus ou moins accessible selon les époques et les milieux sociaux.

1. Chez les élites

Au XVIIIème siècle

A l’époque moderne, la séparation en matière sexuelle et éducative s’est accrue entre filles et garçons, en lien avec la pastorale post-tridentine. Il s’agit aussi par-là d’ancrer chacun dans son sexe biologique et de préparer aux fonctions différenciées de l’âge adulte4. Le durcissement des mœurs concerne plus particulièrement les milieux urbains et favorisés, ainsi que les demoiselles. Il faut d’ailleurs remarquer que la catégorie de la « jeune fille » émerge à l’époque moderne, particulièrement au XVIIIème siècle, notamment en raison d’un recul de l’âge au mariage5. Il s’écoule en effet facilement huit à dix ans entre la puberté et le mariage, ce qui rend nécessaire la mise en place d’une éducation particulière qui doit laisser la jeune fille « vierge » tant sur le plan physique qu’intellectuel sur les questions charnelles.

Si la réalité des comportements et des émotions est difficile à atteindre à cette époque, faute de sources assez nombreuses, la littérature offre une entrée en matière intéressante sur les principes éducatifs régissant l’éducation des demoiselles6. Même si le récit fait par les écrivains n’est pas toujours conforme à la réalité et se complait souvent dans les stéréotypes, il révèle une vision du monde qui se nourrit du réel et nous informe des représentations de l’époque. Ainsi, Les liaisons

dangereuses de Choderlos de Laclos, écrites en 1782, évoquent le cas de la jeune Cécile de Volanges.

Celle-ci, est enfermée dans un couvent, en attendant un mariage arrangé avec le Comte de Gercourt qui « préfère les filles avec une éducation cloîtrée »7. Tout est orchestré pour faire de celles-ci des épouses vertueuses, fidèles, dévotes et obéissantes. Sortie du couvent, Cécile s’attend à un mariage mais l’entourage reste silencieux, sa mère ne la tient informée de rien. Son éducation sexuelle et sentimentale est aussi ignorée. Victime de la machination orchestrée par la marquise de Merteuil qui veut « former » la jeune Cécile avant son mariage, elle tombe amoureuse de son professeur de musique, Danceny et sait seulement que c’est « mal d’aimer quelqu’un ». Elle se livre aussi facilement à l’éducation sexuelle donnée par le vicomte de Valmont afin de « se préparer » à la vie conjugale. Celui-ci reconnaît qu’« on ne lui a pas bien appris dans son couvent, à combien de périls divers est exposée la timide innocence, et tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise »8

. Elle est

- Knibiehler (Yvonne), La sexualité et l’histoire, Paris, O. Jacob, 2002.

- Sohn (Anne-Marie), Du premier baiser à l’alcôve : la sexualité des Français au quotidien, 1850-1950, Paris, Aubier, 1996.

4 Knibiehler (Yvonne), La sexualité et l’histoire, op. cit., p. 17.

5 Voir la note 7, p. 5.

Outre les articles ou ouvrages déjà cités sur les jeunes filles, voir aussi : Le Temps des jeunes filles, dir. par Houbre (Gabrielle), n° 4, CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, PUM, 1996

6 Avant le XVIIIème siècle, on peut aussi penser à L’Ecole des femmes de Molière (1662) qui dénonce l’éducation donnée à Agnès.

7 Choderlos de Laclos (Pierre), Les liaisons dangereuses, éd. par Béatrice Didier, Paris, Livre de Poche, 1987, lettre II : « la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont », p.13.

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tellement ignorante qu’elle ne réalise d’ailleurs pas qu’elle est enceinte ; c’est son séducteur qui le lui apprend alors qu’elle fait une fausse-couche :

(…) elle s’était blessée dans sa chute et elle ne tarda pas à en ressentir les effets. Des maux de reins, de violentes coliques, des symptômes moins équivoques encore, m’ont bientôt éclairé sur son état : mais pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d’abord celui où elle était auparavant ; car elle ne s’en doutait pas. Jamais peut-être jusqu’à elle on avait conservé autant d’innocence, en faisant si bien tout ce qui fallait pour s’en défaire9 !

On le voit, les jeunes filles ne sont alors guère préparées à la vie mondaine et à ses pièges ; le roman illustre justement la faillite de cette éducation féminine.

Toutefois, si la plupart jeunes filles de l’époque des Lumières sont soumises à cette éducation très prude, quelques rares privilégiées peuvent accéder à un savoir plus conséquent. Ainsi Diderot, « fou à lier de [s]a fille », Angélique, âgée de quinze ans, passe outre les convenances et l’informe sans détours :

Je l’ai trouvée si avancée, que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, j’ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l’état de femme, débutant par cette question : « Savez-vous quelle est la différence les deux sexes ? ». De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu’on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je : Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi, vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dans un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère ». Je lui ai appris ce qu’il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter (…) quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là-dessus, elle remarqua qu’instruite à présent, une faute commise la rendait bien plus coupable, parce qu’elle n’aurait plus ni l’excuse de l’ignorance, ni celle de la curiosité. A propos de la formation du lait dans les mamelles et la nécessité de l’employer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une autre voie, elle s’écria : « Ah ! mon papa, qu’il est horrible d’aller jeter dans la garde-robe l’aliment de son enfant ! ». Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l’on osait ! Il ne s’agirait que de laisser traîner quelques livres10.

Il ne se contente d’ailleurs pas de cette conversation et lui fait donner des cours chez une savante, Melle Biheron, réputée pour ses cires anatomiques11. Celle-ci tient aussi une école dans laquelle elle effectue des démonstrations et des cours publics, auxquels se pressent la haute société et les savants du temps :

Ma fille a pris ces cours chez une demoiselle, Melle Biheron, très honnête et très habile, où j’ai fait mes cours d’anatomie, moi, mes amis, vingt filles de bonnes maisons, et cent femmes de la société, science qu’elle a rendu assez commune parmi nous. Des pères y ont mené leur fils et leurs filles séparément. On formait une compagnie et l’on prenait des leçons en commun12

. Angélique assiste à trois leçons de Melle Biheron et son père ne tarit pas d’éloges sur les bienfaits de cette formation dans son Mémoire adressé à Catherine II de Russie :

C’est ainsi que j’ai coupé racine à la curiosité dans ma fille. Quand elle a tout su, elle n’a plus rien cherché à savoir. Son imagination s’est assoupie et ses mœurs sont restées plus que pures. (…) C’est ainsi qu’elle a été préparée au devoir conjugal et à la naissance d’un fils et d’une fille. C’est ainsi qu’on lui a inspiré des précautions pendant l’état de grossesse, et de résignation au moment de l’accouchement (…). Aussi sa première couche, a-t-elle montré une fermeté qu’on n’a peut-être encore vue à aucune femme ignorante. Cette connaissance lui

9 Ibid., lettre CVL : le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil, pp. 447-448.

10 Diderot (Denis), Lettres à Sophie Volland, Paris, NRF, 1968, t. 2, lettre du 22 novembre 1768, p. 211.

11 Sur Marie-Marguerite Biheron, voir :

- Gargam (Adeline), « Marie-Marguerite Biheron et son cabinet d’anatomie : une femme de science et une pédagogue », dans Brouard-Arends (Isabelle), Plagnol-Diéval (Marie-Emmanuelle), Femmes éducatrices au

siècle des Lumières, Rennes, P.U.R., 2007, pp.147-156.

- id., « Savoirs mondains, savoirs savants : les femmes et leurs cabinets de curiosité au siècle des Lumières »,

Genre et Histoire, n°5, automne 2009, 15 pages.

12 Diderot (Denis), « Mémoires pour Catherine II », Œuvres complètes, t. X, Club français du livre, 1971, pp. 714-715.

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servira dans la santé pour la conserver ; dans la maladie pour bien désigner le lieu de sa douleur, dans la maison de son mari, pour ses enfants et ses domestiques13.

L’attitude de Diderot est résolument moderne et progressiste ; il revendique l’utilité de la science pour les femmes. Cependant, il justifie sa démarche avec des arguments qui restent traditionnels. C’est pour préserver la vertu de sa fille, puis la préparer à ses fonctions d’épouse et de mère qu’il juge nécessaire de l’informer des mystères de la sexualité et de la reproduction14. Son témoignage montre toutefois qu’à l’époque des Lumières, dans les milieux ouverts aux sciences, certaines jeunes filles profitent de la vogue de l’anatomie pour s’initier à des domaines jusque-là inaccessibles aux femmes15

. Il ne faut cependant pas exagérer l’importance de cet exemple qui reste limité dans le temps et cantonné à des groupes sociaux très restreints.