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Evolution des connaissances sur la reproduction au XIX ème siècle et résistances

b. Un divorce croissant entre savants et praticiens

3. Evolution des connaissances sur la reproduction au XIX ème siècle et résistances

a.

Les progrès de l’esprit scientifique et l’amélioration des connaissances en matière

de reproduction

De nouvelles découvertes

Au XIXème siècle, grâce aux dissections et à la systématisation de la méthode anatomo-clinique, le savoir devient plus précis, les organes sont mieux identifiés et localisés. Au début des traités d’obstétrique, la description des parties sexuelles féminines est de plus en plus détaillée et occupe un volume de pages parfois considérable. Ainsi, dans l’édition de 1874 du Traité théorique et

classique de l’art des accouchements116 de Cazeaux, la première partie de l’ouvrage, intitulé « Des organes de la femme qui concourent à la génération », occupe près de 90 pages. Le ton change également, plus sobre et moins poétique qu’auparavant. Les progrès de l’exploration anatomique permettent aux médecins de repérer des erreurs qui sont corrigées ; ainsi les canaux déférents, chers à certains praticiens du XVIIIème siècle, sont définitivement vus comme des ligaments. On abandonne aussi l’idée d’une semence féminine, ramenée au rang de banale sécrétion vaginale.

Cependant, la topographie des organes génitaux évolue peu117. La découverte des ovules à l’intérieur des follicules de Graaf grâce à Carl Ernst von Baer (1792-1876) revalorise cependant le rôle des ovaires dans la capacité génératrice des femmes. Mais rares sont les médecins à en tirer toutes les conséquences et à leur attribuer une place centrale dans leur système de représentations. Louis-René Villermé (1782-1863) dans l’article « Ovaire » du Dictionnaire des sciences médicales publié par Panckoucke118 est un des seuls à en faire un organe essentiel de la féminité, soulignant la virilisation des femmes quand les ovaires manquent. Mais l’ignorance du rôle des hormones gêne la compréhension de leur rôle119. La matrice voit son importance s’amoindrir, mais bien des praticiens considère encore l’utérus comme un organe à part, dont l’influence est considérable. Si on ne lui prête plus une existence quasi animale et des mouvements incontrôlés comme par le passé, nombre de médecins croient toujours à sa connexion étroite, par l’intermédiaire des nerfs, avec les autres organes et à son influence sur l’ensemble de la physiologie et de la psyché féminines120. On l’a vu notamment avec Jean-Joseph Virey dans le célèbre article « Femme » du Panckoucke121. Les représentations de certains médecins restent donc très conventionnelles en matière de topographie des organes sexuels : l’utérocentrisme traditionnel n’a pas disparu, comme en témoigne aussi l’analyse de l’hystérie féminine à la même époque122.

Le renouvellement tardif des théories de la génération

Les théories de la génération n’évoluent guère pendant longtemps, la fonction respective et l’interaction de l’ovule et du spermatozoïde faisant l’objet de multiples hypothèses123

. Des théories de la génération extravagantes subsistent d’ailleurs encore dans la première moitié du XIXème siècle,

116 Cazeaux (Paulin), Traité théorique et pratique de l’art des accouchements, Paris, H. Lauweryns, 1874 (1ère

éd. 1845), pp. 1-90.

117 Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 7.

118 Villermé (Louis-René), article « Ovaire », Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, 1819, t. 39, pp. 1-49.

119 Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 8

120 On reviendra sur ce point dans le chapitre III à propos des modifications corporelles pendant la grossesse.

121 Virey (Julien-Joseph), article « Femme », art. cit., dictionnaire Panckoucke, 1819, p. 503. Voir note 72 chapitre I.

122 Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 8

123 André Giordan dénombre trente-sept travaux sur la rencontre spermatozoïde-ovule entre 1820 et 1850 ; Giordan (André) dir., Histoire de la biologie, op. cit., p. 66.

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comme celle de Tinchant124 en 1822, ou de Burdach125 en 1838, mais leur audience et leur portée restent limitées.

L’intérêt pour la question de la fécondation ressurgit dans les années 1820. Le rôle fécondant du spermatozoïde est en effet définitivement reconnu par Louis Prévost (1790-1850) et Jean-Baptiste Dumas (1800-1884). Ils font pourtant des expériences et des observations assez semblables à celles effectuées au cours du XVIIIème siècle, mais ils recombinent autrement les faits et aboutissent à des conclusions très différentes. Ils théorisent un nouvel épigénisme fondé cette fois sur la rencontre de deux éléments : « la liqueur fécondante provenant des testicules du mâle et l’ovule fabriqué par l’ovaire de la femelle »126. Les travaux de Prévost et Dumas se distinguent aussi de ceux du XVIIIème siècle par un style de rédaction nouveau qui montre un souci de démonstration et d’argumentation.

Leurs recherches ne sont d’ailleurs pas isolées : la communauté scientifique se développe, d’innombrables fécondations artificielles sont réalisées127

. Les résultats de ces travaux ne sont souvent pas décisifs à court terme, mais ils se révèlent utiles par la suite. On découvre par exemple la vésicule germinative des mammifères128. En parallèle, les recherches sur le début du développement de l’embryon amènent à distinguer différentes zones dans l’œuf : aire embryonnaire, vésicule blastodermique et germe, ainsi que la formation du placenta129. L’action fécondante du spermatozoïde est également bien mise en évidence par les travaux de Schwann, Leuckart et Barry, qui montrent même l’entrée du spermatozoïde dans l’ovule, mais ils ne font pas encore l’unanimité130

. En outre, la compréhension de ce qui se passe au tout début de la fécondation doit beaucoup à l’élaboration de la théorie cellulaire, mise en place par le botaniste Mathias Jakob Schleichen (1804-1881) et le zoologiste Theodor Schwann (1810-1882), puis développée vers 1850 par Rudolph Virchow (1821-1902). La cellule est reconnue comme l’unité de tous les organismes vivants.

Sans atteindre l’ampleur des querelles du siècle précédent, le consensus en matière de génération est cependant loin d’être atteint au milieu du XIXème

siècle. Même si la majorité des travaux vont dans le sens d’un « épigénisme raisonnable », les idées préformistes n’ont pas disparu car les zones d’ombre et les interrogations posées par les découvertes récentes sont nombreuses. Sans rentrer dans les détails de ces débats complexes, la question de l’action fécondante du sperme continue d’être interprétée de nombreuses manières et l’on ne comprend toujours pas comment l’œuf se développe et produit un individu particulier131. En outre, certains auteurs soutiennent encore que la fécondation a lieu dans l’ovaire132

. La confusion continue donc de régner et nombre de questions de fond ne sont pas tranchées.

Une étape importante est cependant franchie dans les années 1840 avec les travaux de Charles Négrier (1792-1862)133, de Félix-Archimède Pouchet (1800-1872)134 et de Theodor Bischoff (1807-1882) qui découvrent les mécanismes de l’ovulation spontanée. Pouchet affirme ainsi que l’ovulation se produit régulièrement, à date fixe au cours du cycle menstruel féminin, et qu’il existe donc bien une période de fécondabilité particulière chez la femme, en dehors de toute intervention masculine. Les

124 La théorie de Tinchant, baptisée « génération chimique », repose sur le rôle de l’air, source de toute vie, qui agit chimiquement dans le corps et, grâce à l’homme et à son sperme, se transforme en germe de vie ; Tinchant (Jean-Michel), Doctrine nouvelle sur la reproduction de l’homme, Paris, 1822 ; cité par Darmon (Pierre), Le

mythe de la procréation..., op. cit., pp. 98-99.

125 Le système de Burdach, « magma informe de pensées confuses », accorde un rôle important à l’électricité, tant dans l’attirance entre les deux sexes que dans la fécondation elle-même. Comme le souligne Pierre Darmon, « en dépit de ses apparences scientifiques, il n’en reste pas moins un système de pensée, un fruit de l’imagination où la part de l’idéalisation donne la mesure véritable du mystère qui entoure la génération » ; ibid., pp. 99-100.

126 Giordan (André) dir., Histoire de la biologie, op. cit., pp. 103-104.

127 La date de la première fécondation artificielle chez la femme est discutée ; elle aurait eu lieu dans la famille de médecins anglais, les Hunter à la fin du XVIIIème siècle. La première fécondation artificielle datée avec certitude remonte à 1803 ; voir Fischer (Jean-Louis), L’art de faire de beaux enfants, op. cit.

128 Purkinje (1825), Von Baer (1837), Coste (1834), Wharton Jones (1835), Wagner (1836).

129 Travaux dus à Prévost et Dumas, Von Baer, Coste.

130 Giordan (André) dir., Histoire de la biologie, op. cit., pp. 106-107.

131 Ibid., pp. 107-108.

132 C’est le cas de Bischoff et Muller.

133 Négrier (Charles), Recherches anatomiques et physiologiques sur les ovaires de l’espèce humaine, considérés

spécialement sous le rapport de leur influence avec la menstruation, Paris, Béchet Jeune, 1840.

134 Pouchet (Félix Archimède), Théorie positive de l’ovulation spontanée et de la fécondation des mammifères et

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travaux voisins d’Adam Raciborski (1809-1871)135 sur la menstruation accréditent l’idée que l’ovulation intervient dans la période des règles et assimilent ces dernières à l’époque du rut chez les animaux. Ces recherches démontrent que la femme participe bien à la fécondation, mais qu’en même temps, elle est passive et que le processus lui échappe. La symétrie des physiologies féminines et masculines qui perdurent encore dans les représentations se voit menacée. Le modèle féminin peut maintenant s’émanciper radicalement du modèle masculin136.

Toutefois, certains médecins ont du mal à intégrer une découverte aussi différente de ce qu’on croyait jusqu’alors et ils accordent encore au coït la capacité d’accélérer la ponte ovulaire137. La découverte de l’ovulation spontanée brouille en effet le scénario traditionnel de la fécondation. On croyait jusque là que le coït, par le plaisir ou l’irritation qu’il procurait dans la zone génitale, conduisait les trompes à se contracter pour faire remonter les spermatozoïdes et menait le pavillon de la trompe à s’appliquer sur l’ovaire, afin de permettre la migration de l’ovule. Les causes du contact ponctuel entre le pavillon de la trompe et l’ovaire sont désormais mystérieuses et l’incertitude demeure sur le lieu de rencontre entre ovule et spermatozoïdes, la mobilité de ces derniers étant enfin réellement reconnue138.

La question de la fécondation elle-même n’évolue significativement que vers la fin des années 1870 grâce aux travaux d’Oskar Hertwig (1849-1922) et d’Edouard Van Beneden (1846-1910) sur la fusion du spermatozoïde et de l’ovule (1877), qui aboutissent à la construction d’une véritable « théorie de la fécondation » qui est toujours enseignée aujourd’hui avec seulement quelques retouches de détail139. Hertwig résume ainsi sa théorie :

Lors de la fécondation, il s’accomplit des processus morphologiques nettement visibles. Le plus important et le plus essentiel d’entre eux est l’union de deux noyaux procédant de cellules sexuelles différentes : le noyau ovulaire et le noyau spermatique. Il se produit de la sorte un fusionnement de quantités équivalentes de substance nucléaire chromatique mâle et femelle140. En fait, cette découverte ne découle pas de la mise au point de nouvelles techniques, ni même de l’observation de la pénétration du spematozoïde dans l’ovule – déjà ancienne. Elle est surtout permise par des recherches, comme celle de la théorie cellulaire, qui fournissent un cadre conceptuel nouveau141. Le système d’Hertwig ne résout cependant pas toutes les questions qui se posent concernant la fécondation ; beaucoup d’inconnues demeurent et un certain nombre de points restent discutés, comme la transmission des caractères héréditaires. Encore entre les deux guerres, certains scientifiques ne peuvent croire à la pénétration du spermatozoïde mâle dans l’ovule et contestent le fait que le spermatozoïde fournit à l’œuf un élément nucléaire ; d’autres pensent aussi que la fusion des noyaux des cellules sexuelles n’est pas la cause du développement de l’embryon142. L’absence de connaissances endocrinologiques avant le XXème siècle rend également la compréhension de la physiologie humaine difficile143.

135 Raciborski (Adam), Traité de la menstruation, ses rapports avec l’ovulation, la fécondation, l’hygiène de la

puberté et de l’âge critique, son rôle dans les différentes maladies, ses troubles et leur traitement, Paris, J.-B.

Baillière et fils, 1844.

136 Carol (Anne), « Le genre face aux mutations du savoir médical… », art. cit., p. 88.

137 C’est l’opinion de Négrier ou de Raciborski ; Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 8 ; le gynécologue Auguste Lutaud présente encore au début du XXème siècle « le spasme vénérien » comme la cause de la ponte ovulaire ; Lutaud (Auguste), Consultations sur les maladies

des femmes, Paris, J. Rueff, 1900, p. 43 ; cité par Carol (Anne) « Le genre face aux mutations du savoir

médical… », art. cit., p. 89.

138 Carol (Anne), « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins… », art. cit., p. 8.

139 Giordan (André) dir., Histoire de la biologie, op. cit., p. 65.

140 Hertwig (Oscar), Traité d’embryologie, trad. française, 1900 (6ème éd.).

141 La théorie cellulaire est notamment due aux travaux de Schleichen et Shwann, élargis par Virchow et Kolliker.

142 Giordan (André) dir., Histoire de la biologie, op. cit., p. 127.

143 Il faut attendre les travaux d’Emil Knauers (1867-1935) qui implante des ovaires chez des animaux impubères ou castrés, pour que l’on ait la preuve de l’existence d’une hormone ovarienne. Les recherches de Fritz Hitschmann (1870-1926) montrent en 1908 les modifications liées aux variations hormonales de l’endomètre. En 1923, Edgar Allen (1892-1943) isole pour la première fois l’œstrogène et dévoile le fonctionnement du cycle menstruel ; en 1929, la progestérone est découverte par G.W. Corner et E.A. Doisy ; voir Imbault-Huart (Marie-José), art. cit. p. 14.

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Ces découvertes ont des conséquences importantes sur les représentations que l’on se fait des organes et des cellules sexuelles de chaque sexe. La reconnaissance du pouvoir fécondant du spermatozoïde et de sa mobilité entraîne une certaine dévalorisation des organes féminins. Comme le souligne Charles Robin dans le Dictionnaire Dechambre :

L’observation prouve qu’il n’y a pas de transport du sperme, ni même des spermatozoïdes, mais progression de ceux-ci (…). Quand aux contractions de l’utérus et des trompes, si souvent invoquées par tous les biologistes comme cause du transport du sperme jusqu’à l’ovaire, on n’a jamais constaté leur existence. Leurs effets soit aspirateurs, soit antipéristaltiques propulseurs, ne sont certainement que des fictions, ne méritant plus discussion ». Il ajoute à propos des spermatozoïdes : « tant qu’ils vivent (…) ils vont là où ils ne peuvent pas ne pas aller, sans que les organes génitaux femelles cessent d’être passifs (…). Dans cette série de phénomènes [fécondation], encore, l’ovule continue à ne jouer qu’un rôle passif, tandis que l’activité physique et moléculaire est dévolue aux spermatozoïdes144.

Vitalité et conquête sont donc l’apanage des spermatozoïdes, passivité et inertie celui des trompes et de l’ovule, ce qui conforte finalement les représentations traditionnelles du masculin et du féminin145

.

Les découvertes en matière de fécondation s’accompagnent également de progrès dans la compréhension du phénomène de l’hérédité. Cette question suscite un intérêt renouvelé au XIXème siècle146. L’ouvrage de Prosper Lucas, Le traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle

dans les états de santé et de maladie du système nerveux (1847-1850), illustre les tentatives faites pour

percer le mystère et les lois de l’hérédité147

. Des travaux réalisés par Charles Darwin (1809-1882), Francis Galton (1822-1911) et d’autres, tentent de proposer de nouvelles théories, mais sans grand succès148. En 1865, Gregor Mendel (1822-1884) formule des lois qui posent les bases théoriques de la génétique et de l’hérédité moderne, mais elles restent longtemps inconnues. En effet, jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’hérédité reste un phénomène encore largement mystérieux. Ce sont les théories de la fécondation d’Hertwig et Van Beneden, confirmées et élargies par bien d’autres travaux, qui permettent d’établir une théorie de l’hérédité. En effet, on découvre que les substances nucléaires de chaque cellule sexuelle transmettent des caractères héréditaires dont les descendants héritent de leurs parents. Il faut donc attendre le tournant des XIXème- XXème siècles pour que les chromosomes soient reconnus comme supports de l’hérédité149

et que les lois de Mendel soient redécouvertes, pour commencer à comprendre le fonctionnement du code génétique150.

Si le progrès des connaissances sur la reproduction ne fait aucun doute pendant la période étudiée, la diffusion de ces découvertes fondamentales chez les praticiens de base est plus contrastée.