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De l’Antiquité au XVIIIème

siècle, le plaisir féminin vu comme nécessaire à la conception

Malgré la méfiance prolongée de l’Eglise vis-à-vis de la jouissance – signe même de l’impureté de la procréation –, les théologiens de l’époque moderne considèrent que le plaisir de la femme ne doit pas être totalement gratuit et a nécessairement une utilité dans la génération. Ils acceptent donc la recherche du plaisir des époux dans l’union conjugale, tant que la procréation reste l’objectif premier et en respectant « l’honnêteté naturelle »108. A l’époque moderne, les théologiens conseillent d’édulcorer l’acte sexuel : pendant le coït, il ne faut pas s’arrêter au plaisir, mais le dépasser en se représentant son but (la procréation) et Celui qu’elle glorifie109

.

Les médecins antiques ont propagé l’idée que l’orgasme permet l’émission de la semence féminine et cette idée est encore soutenue par Roussel en 1775110. A l’époque moderne, une voie intermédiaire est souvent adoptée. On admet en général que le plaisir est, sinon nécessaire à la conception, au moins utile à sa perfection111. La simultanéité de la jouissance paraît aussi augurer de la réussite du coït. Cette idée est développée par Burdach, mais aussi par Menville de Ponsan qui cite les autorités selon lesquelles la conception peut être suspectée quand les deux partenaires « ont ressenti pour lors un plaisir plus vif qu’à l’ordinaire, par le contact plus immédiat des parties sexuelles, et un spasme mutuel instantané, isochrone, qui peut le faire distinguer du sentiment qui est ordinairement la suite de la copulation infructueuse »112.

Les médecins reconnaissent cependant que des conceptions peuvent se réaliser sans jouissance féminine, comme le prouvent les cas de femmes victimes de viols ou insensibles aux caresses de leur mari ; de même que le plaisir ne conduit pas toujours à la fécondation. Certains médecins puritains, comme Moreau de la Sarthe, affirment même qu’une femme frigide conçoit plus facilement qu’une amante comblée, rien ne la distrayant de sa tâche reproductive113. On retrouve cette idée chez Debay qui explique ainsi la stérilité prêtée en général aux prostituées :

Le plaisir vénérien chez la femme n’est pas une condition indispensable à la fécondation : au contraire, les femmes lymphatiques, froides, indifférentes sont plus fécondes que les femmes nerveuses, passionnées, ardentes » ; il ajoute « trop d’ardeur ou trop d’indifférence en amour, nuisent également à la fécondité114.

Avec la découverte de l’ovulation spontanée, l’inutilité du plaisir pour réussir une conception est à priori prouvée. Cependant, malgré ces révélations scientifiques, certains médecins continuent de considérer que la frigidité malmène l’intégrité et le fonctionnement normal des organes génitaux115. Le frémissement de l’utérus, des trompes et des ovaires pendant l’orgasme passe pour faciliter la progression du sperme, son aspiration par les trompes et sa remontée jusqu’aux ovaires. A la fin du siècle, Sinéty reconnaît que « les influences, conscientes ou inconscientes, du système nerveux sur la fécondation, sont encore bien obscures »116. Il concède que « les excitations nerveuses facilitent

107 « Les époux doivent s’adresser au médecin de leur choix, qui pourra seul fixer la position la plus convenable à prendre » ; Montalban (Dr), Petite Bible…, cité par Corbin (Alain), « La Petite Bible des jeunes époux », art.

cit., p. 182.

108 Beauvalet (Scarlett), Histoire de la sexualité…, op. cit.

109 Daumas (Maurice), Le mariage amoureux…, op. cit., Chap. V, 3°, §3.

110 Roussel (Pierre), Système physique et moral…, op. cit., 1770.

111 Voir page suivante l’idée que les enfants de l’amour sont plus beaux que les autres.

112 Menville de Ponsan (Charles), Histoire philosophique et médicale de la femme…., op. cit., t. I, p. 350..

113 Moreau de la Sarthe (Jacques-Louis), Histoire naturelle de la femme…, op. cit., 1803.

114 Debay (Auguste), La Vénus féconde et callipédique…op. cit., Chap. VII, pp. 79 et sq.

115 Voir par exemple l’ouvrage de Roubaud (Félix), Traité de l’impuissance…, op. cit., 1855.

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être la fécondation » ; néanmoins il indique que beaucoup de femmes procréent sans avoir jamais ressenti de plaisir et que leur participation volontaire n’est pas nécessaire117.

Cependant, cette croyance prolongée à la nécessité du plaisir ne conduit pas à l’exaltation de la jouissance féminine, qui effraye. L’homme risque, en excitant trop sa compagne, de déchaîner des “fureurs“ utérines incontrôlables, comme en témoignent les nymphomanes et les hystériques118. Nombre de médecins du XIXème siècle reconnaissent cependant comme légitime la recherche de plaisir par les deux époux dans l’union charnelle119

, mais le « bon coït » implique une volupté modérée, meilleure pour la santé et la procréation. Dans le cadre d’une gestion comptable de la relation sexuelle et dans un objectif de fécondation, ils conseillent à leurs patients, après quelques préliminaires, de pratiquer un coït rapide et vigoureux, pour économiser la substance spermatique et car la brièveté passe aussi pour procurer une jouissance plus intense120.

Les « enfants de l’amour », des enfants plus réussis ?

L’opinion populaire fait des enfants conçus avec amour et plaisir par leurs parents, notamment lors de relations extra-conjugales, des enfants plus parfaits et plus beaux. De même, les aînés, nés dans les premiers temps du mariage, quand l’amour est encore intense entre les conjoints, passent pour mieux réussis. Pour Debay, « tous les physiologistes, Hippocrate et Aristote en tête, ont émis l’opinion que, sous l’empire de l’exaltation momentanée de toutes les puissances de l’être par l’amour, la fécondation donnait, en général, de beaux fruits »121. L’intensité émotionnelle et physique du rapprochement sexuel influencerait positivement la qualité de la progéniture. Cette croyance très ancienne est répandue aussi bien dans les ouvrages médicaux que dans la littérature ou les proverbes populaires jusqu’au XIXème

siècle. Certains médecins des XVIIIème et XIXème siècles essayent d’avancer différentes hypothèses pour expliquer ce phénomène. Ainsi Roussel rapporte qu’

une tradition populaire veut que les enfants illégitimes aient plus d’esprit et de sagacité que les autres. M. le Camus sans doute122 ajoutoit foi à cette tradition, puisqu’il tâche d’expliquer le fait qui en est le sujet. Il fait entendre que les enfants illégitimes sont ordinairement le fruit d’un amour industrieux ; que l’esprit de leurs parents, continuellement aiguisé par les ruses nécessaires à une tendresse traversée par des obstacles continuels, exercé par les artifices propres à tromper la jalousie d’un mari ou la vigilance d’une mère, éclairé par le besoin de dérober à l’opinion publique des plaisirs qu’elle condamne, doit nécessairement transmettre aux enfants qui proviennent, une grande partie des talents auxquels ils doivent le jour ; au lien que les enfants nés dans l’indolente sécurité d’un amour permis, souvent se ressentir de cette espèce d’abandon, de cette inertie d’âme avec laquelle on leur a donné l’être123

.

A la fin du XVIIIème et au XIXème siècle, dans le contexte d’une procréation callipédique, puis pré-eugénique, cette question des enfants de l’amour prend une dimension particulière124. Les auteurs de manuels encouragent ainsi leurs patients à créer une atmosphère amoureuse lors de leurs ébats, afin d’avoir de beaux enfants. Ainsi, Millot livre plusieurs recommandations pour obtenir ces « enfants de l’amour dont la généralité est infiniment plus intelligente que celle produite par les seuls conventions ou devoirs matrimoniaux »125 :

117 Ibid.

118 Corbin (Alain), « La Petite Bible des jeunes époux », art. cit., p. 179.

119 A partir du milieu du XIXème siècle, certains médecins comme Roubaud reconnaissent le droit à la jouissance pour la femme, hors de la perspective de la fécondation. L’absence de plaisir, la frigidité, est reconnue comme une pathologie qui doit être soignée ; dans Corbin (Alain), L’harmonie des plaisirs…, op. cit., p. 192.

120 Comme le souligne Alain Corbin, « Si l’ivrogne s’attarde dans l’amour, c’est qu’il a perdu la force de féconder ; nouvelle raison pour bannir la complaisance voluptueuse : celle-ci risque de compromettre la qualité du produit de la fécondation » ; Corbin (Alain), « La Petite Bible des jeunes époux », art. cit., pp. 177-178.

121 Debay (Auguste), La Vénus féconde et callipédique…, op. cit., éd. 1888, Chap. VI, Section VII : « Enfants naturels, enfants de l’amour ».

122 Le Camus (Antoine), Médecine de l’esprit…, Paris, Ganeau, 1753, t. I, p. 310.

123 Roussel (Pierre), Système physique et moral…, op. cit., 1775, pp ; 260-261.

124 Carol (Anne), « Les enfants de l’amour : à propos de l’eugénisme au XIXème siècle », dans « Amours et société », Romantisme, 1990, n°68, pp. 87-95.

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C’est en communiquant à la femme que l’on veut féconder une portion de ce feu divin qui nous anime, c’est en l’électrisant par l’exaltation de ses qualités morales et de ses agréments, c’est par l’enjouement, la danse et toute la satisfaction que nous pouvons lui procurer, c’est encore en lui faisant trouver des charmes dans la possession de notre personne ; c’est, enfin, en buvant avec elle à longs traits dans la coupe du bonheur que nous parviendrons à saturer de ce spiritueux [la liqueur séminale] un de ses germes, et que le cerveau de l’enfant qui en résultera pourra s’organiser avec chaleur et activité126

.

Cette idée est partagée par de grands médecins du XIXème siècle, comme Virey, qui assure dans le

Dictionnaire des sciences médicales que « les enfants de l’amour sont les plus beaux »127 ; tout comme le docteur Lucas, grand spécialiste de l’hérédité avant Darwin, qui croit démontrer l’importance du contexte dans lequel s’accomplit la conception et les avantages de l’amour pendant le coït128

. Sans rentrer ici dans les implications que cette croyance peut avoir en matière d’encadrement de la procréation et d’eugénisme129, notons toutefois que quelques rares médecins sont plus réticents et invitent à procréer sans passion, afin d’éviter des troubles nerveux chez l’enfant à naître130. D’autres distinguent également les différentes sortes d’enfants de l’amour ; Debay consacre une section particulière de son ouvrage à ce sujet131. Tout d’abord, il s’intéresse à ceux de « première catégorie ». Ils sont issus d’« hommes et femmes au printemps de la vie » qui « s’oublient dans la fièvre d’amour » ; « l’enfant qui naîtra de cette étreinte passionnée héritera très probablement des qualités physiques et morales des auteurs de ses jours ». Puis il évoque les enfants naturels, qui constitue la deuxième catégorie : ce sont les « enfants engendrés par ces masses d’individus de basse classe qui ne recherchent la femme que pour satisfaire l’instinct brutal (…) la scène change au désavantage de la progéniture ». Il déplore la fréquence de ces unions dans les grandes villes et l’hérédité dramatique de ces enfants dont les parents sont vicieux et dépravés. Il conclut ce passage, au racisme social féroce, que les « vrais enfants de l’amour [sont] issus de la classe aisée et intelligente de la société ». Dans un contexte général où les élites bourgeoises vivent dans l’angoisse de la diffusion des fléaux sociaux et de la dégénérescence, tous les enfants du plaisir ne sont donc pas une bonne chose.

Les écrits privés témoignent d’une large diffusion de ces croyances concernant les enfants de l’amour comme des êtres à part : « Les enfants de l’amour ont l’intelligence et la beauté »132

. Mirabeau indique ainsi à sa chère Sophie : « Tu diras tout ce que tu voudras de la figure de cette enfant ; mais je suis bien sûr que ce sont tes traits qu'elle aura. L'amour peint ressemblant »133. Encore en 1846, Balzac rassure Mme Hanska en lui assurant que « les enfants de l’amour ne donnent pas de nausées ; on les porte avec facilité »134. Le nouvel idéal de l’amour comme fondement de la relation de couple, aboutit à la dévalorisation des enfants qui ne sont que le fruit du mariage et du devoir entre époux135.

La littérature se fait l’écho de ces représentations. On peut citer – entre autres – le long développement consacré à la différence entre les enfants de l’amour et les autres dans La femme de

trente ans (1842) de Balzac136. Dans ce romann, l’auteur raconte l’histoire de la comtesse Julie d’Aiglemont qui porte le deuil de son premier amant, mort pour elle avant qu’elle ne cède à la passion physique. Mariée avec un époux qu’elle n’aime pas et dont elle a une fille, Hélène, elle regrette de ne pas avoir eu d’enfant de son amant :

126 Ibid., pp. 98-99.

127 Virey (Julien-Joseph), article « Génération », Dictionnaire des sciences médicales, éd. Panckoucke, 1817, t. 18, p. 27.

128 Lucas (Prosper), Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle, op. cit., t. 2, p. 922.

129 Voir l’article d’Anne Carol cité précédemment.

130 C’est le cas de l’auteur anonyme de La Philopédie ou l’Art d’avoir des enfants sans passion ; cité par Carol (Anne), « Les enfants de l’amour… », art. cit., p. 88 et Darmon (Pierre), Le mythe de la procréation…, op. cit., pp. 142-143.

131 Debay (Auguste), La Vénus féconde et callipédique…, op. cit., éd. 1888, Chap. VI, Section VII : « Enfants naturels, enfants de l’amour ».

132 Perrotin (Elisa), Mes mémoires, 1881, fds cit.

133 Mirabeau, Lettres à Sophie écrites du Donjon de Vincennes (1777-1780), Paris, éd. d’Aujourd’hui, 1981, lettre du 19 janvier 1777.

134 Balzac (Honoré de), Lettres…, op. cit., lettre du 2 juin 1846.

135 Il s’agit surtout d’une représentation littéraire ; dans les faits, il n’est pas certain que les enfants illégitimes soient vraiment plus aimés que les autres…

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Un enfant, monsieur, n’est-il pas l’image de deux être, le fruit de deux sentiments librement confondus ? s’il ne tient pas à toutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses du cœur ; s’il ne rappelle pas les délicieuses amours (…) cet enfant est une création manquée. (…) Ma pauvre petite Hélène est l’enfant de son père, l’enfant du devoir et du hasard ; elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme, la loi qui nous posse irrésistiblement à protéger la créature née dans nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiterais pour l’aller reprendre. Mais elle n’est pas dans mon cœur. Ah ! l’amour m’a fait rêver une maternité plus grande et plus complète. J’ai caressé dans un songe évanoui l’enfant que les désirs ont conçu avant qu’il ne fut engendré, enfin cette délicieuse fleur née de l’âme avant de naître au jour (…). Quand l’enfant n’a pas l’âme de sa mère pour première enveloppe, la maternité cesse donc alors dans son cœur, comme elle cesse chez les animaux. Cela est vrai, je le sens à mesure que ma pauvre petite grandit, mon cœur se resserre. Les sacrifices que je lui ai fait m’ont déjà détachée d’elle, tandis que pour un autre enfant mon cœur aurait été, je le sens, inépuisable ; pour cet autre, rien n’aurait été sacrifiée, tout eût été plaisir (…). A-t-elle tort de vouloir mourir la femme (…) qui, pour son malheur, a entrevu l’amour dans ses beautés infinies, la maternité dans ses joies illimitées137

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Cet extrait présente l’intérêt de montrer l’enfant de l’amour comme le seul enfant que l’on aime vraiment car il incarne l’intensité du lien qui unit ses parents138

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Les recommandations pour obtenir un enfant réussi sont donc multiples et ne s’arrêtent d’ailleurs pas au moment du coït et de la fécondation. Elles se poursuivent tout au long de la grossesse et s’intègrent dans ce qu’on appelle l’hygiène de la grossesse139. A la fin du XVIIIème siècle, l’art de faire de beaux enfants évolue vers une démarche pré-eugéniste qui se confirme au XIXème siècle140.