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Le laboratoire états-unien

A. Responsabilité pour son propre fait

2. Règlement et formation : une ancienne recette

La Cour Suprême a prononçé les arrêts Ellerth et Faragher dans le but d’encou-rager les employeurs à prendre des mesures conformes au but préventif du Titre II583. Une étude statistique des premiers jugements rendus en appli-cation de cette jurisprudence révèle que parmi les employeurs en mesure de fournir le premier élément de la preuve libératoire, 90% possédaient un règle-ment d’entreprise, moins de 70% l’avaient distribué, et 38% avaient adopté une forte combinaison de mesures préventives sur la base de ce règlement584.

Ces résultats montrent une tendance des tribunaux à admettre qu’un employeur qui édicte un règlement d’entreprise remplit les conditions du

576 Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1286.

577 L’autrice (2000, p. 708) donne l’exemple d’insultes racistes proférées par un supérieur hiérar- chique, cité par l’EEOC (1999, V. B., V. D.) et mentionné infra p. 102.

578 Grossman (2000, p. 709) renvoie notamment à l’affaire Scrivner v. Socorro Independent School District, 169 F. 3d 969 (5th Cir. 1999), citée supra p. 80. Voir également MacKinnon (2001, p. 995) qui se demande si, en cas de viol, par exemple, « each perpetrator has a free bite, no matter how severe ».

579 Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1289.

580 Grossman, 2000, pp. 709-711, 718-720, spéc. 704, 729.

581 Grossman, 2000, p. 719.

582 « Those decisions, far from imposing additional liability on innocent employers, have instead cre-ated a virtual safe harbour that protects employers from liability unless their own conduct is found wanting. » Grossman, 2000, pp. 675-677.

583 Voir les passages des affaires Burlington (524 U.S. 764) et Faragher (524 U.S. 805-806), cités supra pp. 66 ss ; voir également Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1302.

584 Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1280.

premier élément de la preuve libératoire585. L’existence d’un « bon règlement » au sein de l’entreprise signifie nécessairement que l’employeur a fait preuve d’un « soin raisonnable » dans la prévention du harcèlement sexuel586. L’adop-tion d’un programme de formaL’adop-tion du personnel a également pour consé-quence de limiter la responsabilité de ce dernier587. La mise en œuvre d’un tel programme est invoquée, aussi bien pour prouver que des mesures ont été adoptées pour prévenir le harcèlement sexuel, que pour établir que des démar-ches ont été entreprises pour remédier à un lieu de travail discriminatoire588.

Un tel développement s’explique grâce à la théorie de la « legal  endoge-neity », élaborée par la sociologue du droit Lauren Edelman589. Selon cette théorie, le contenu des règles de droit est déterminé par les sujets de droit auxquelles elles entendent s’appliquer. Cette théorie s’inscrit dans une ten-dance de la sociologie du droit qui ne considère plus le droit comme une force autonome imposée sur la culture qu’il réglemente, mais qui s’intéresse en revanche de plus en plus à la manière dont les règles légales sont altérées, manipulées, élaborées ou ignorées par les acteurs sociaux590. La théorie de la

« legal endogeneity » examine par exemple quelles réponses peuvent être don-nées par les employeurs face aux ambiguïtés de la loi, de quelle manière les pratiques des corporations sont susceptibles d’être reconnues au niveau judi-ciaire, et comment les milieux patronaux diffusent ces jugements de manière à légitimer leur réponse première aux ambiguïtés de la loi591.

Les jugements rendus suite aux arrêts Ellerth et Faragher en matière de prévention du harcèlement sexuel représentent un exemple classique de « le-gal endogeneity »592.

585 Krieger, 2001, p. 187.

586 « Thus, at this time, the law is relatively clear : a so-called good policy constitutes reasonable care. » Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1290. Voir également Beiner (2001, p. 121), selon la-quelle : « The Court in Ellerth and Faragher laid the foundation for an employer’s anti-harassment policy to form the building blocks for an employer to establish this defense. »

587 Bisom (2001, p. 148) renvoie notamment à l’affaire Shaw v. Autozone, Inc., 180 F. 3d 806, 812 (7th Cir.

1999), citée supra p. 78. Voir également Juliano/Schwab (2001, pp. 571, 591) dont l’étude de juris-prudence portant sur les dix années suivant l’arrêt Meritor (477 U.S. 57, 1986), citée supra n. 393, révèle que l’absence d’un programme de formation anti-harcèlement sexuel est davantage dé-terminante au niveau des cours d’appel qu’au niveau des cours de district (573-574). Si on tient compte du fait que les éléments que les juges choisissent de rapporter lorsqu’ils rédigent leur dé-cision sont uniquement ceux qui leur permettent de justifier le résultat obtenu, on peut toutefois se demander dans quelle mesure l’existence d’un programme influe effectivement sur la respon-sabilité de l’employeur. Lorsqu’un jugement mentionne l’existence ou l’absence d’un programme de formation, il est en effet probable que cette information entraîne des conséquences (559).

588 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 162.

589 Krieger (2001, p. 172 n.22) renvoie aux travaux de Edelman (1992).

590 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 149.

591 Idem, p. 161 n. 96 (qui cite Edelman/Uggen/Erlanger, 1999, p. 447).

592 Idem, p. 161. Edelman/Fuller/Mara-Drita (2001) parlent aussi de « Managerialization of Law ».

L’étude du processus menant à l’adoption de cette jurisprudence permet de comprendre la manière dont les milieux patronaux ont, depuis l’adoption du Titre II, contribué activement à définir les mesures à prendre en cas de harcèlement sexuel et comment leurs efforts ont été légitimés, en 1998, lors-que la Cour Suprême a adopté une règle de responsabilité incorporant les critères mis en avant par eux durant les deux décennies précédentes. Face à un devoir juridique indéterminé, les employeurs ont introduit plusieurs nouveautés dans le domaine de la prévention du harcèlement sexuel593.

L’étude réalisée par Edelman594 montre que, dès la fin des années sep-tante, les avocats des employeurs et les responsables des ressources humaines commencent à affirmer que l’existence d’une procédure de plainte au sein de l’entreprise protège nécessairement l’employeur en cas de discrimina-tion595. A cette époque, toutefois, seuls quelques jugements se réfèrent aux procédures mises en place par l’employeur596. Au milieu des années quatre-vingt, l’idée qu’une procédure de plainte entraîne les faveurs des tribunaux a fait son chemin au sein de la littérature ad hoc597. En 1986, la Cour Suprême juge, dans l’affaire Meritor Savings Bank v. Vinson, qu’un employeur est da-vantage susceptible de ne pas devoir répondre d’un harcèlement sexuel si sa procédure interne est conçue de manière à inciter les victimes de har-cèlement à se plaindre598. Suite à l’arrêt Meritor, un nombre croissant d’em-ployeurs édictent des règlements dans le but de se prémunir contre une ac-tion en responsabilité. Les tribunaux inférieurs se montrent de plus en plus sensibles à leurs arguments599. Le principe selon lequel un employeur qui adopte une procédure de plainte restreint sa responsabilité pour harcèle-ment sexuel est entériné en 1998 par la Cour Suprême, lorsque celle-ci éla-bore une preuve libératoire reposant sur cette idée, dans les arrêts Ellerth   et Faragher600.

593 Idem, pp. 149, 150, 161. Schultz (2003, p. 2089) considère que cette explication sous-estime le rôle joué par la rhétorique féministe radicale, selon laquelle la sexualité n’a pas lieu d’être sur le lieu de travail, dans le détermination du contenu de l’obligation de diligence de l’employeur.

594 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, pp. 150-151 se réfère plus particulièrement à Edelman/Ugger/

Erlanger (1999).

595 Edelman/Uggen/Erlanger, 1999, pp. 412-413.

596 Idem, p. 432.

597 Idem, p. 414.

598 477 U.S. 72-73 ; supra pp. 60-61.

599 Edelman/Uggen/Erlanger, 1999, p. 439 n. 17. Une étude la jurisprudence rendue durant les dix années suivant l’arrêt Meritor révèle que l’adoption par l’employeur d’une procédure de plainte, ainsi que l’absence de plainte de la victime représentait déjà un élément déterminant aux yeux des tribunaux avant l’adoption de la jurisprudence Ellerth-Faragher (Juliano/Schwab, 2001, p. 592, 593).

600 Edelman/Uggen/Erlanger, 1999, pp. 435-436 ; Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 151.

Dans sa critique relative au premier élément de la preuve libératoire consa-crée par la jurisprudence Ellerth-Faragher, Susan Bisom-Rapp observe une évo-lution similaire concernant les programmes de formation contre le harcèlement sexuel601. Bien que les lignes directrices adoptées en 1980 par l’EEOC ne pos- sèdent aucun caractère contraignant, ni ne contiennent aucune référence expli-cite aux mesures de formation du personnel602, les premiers programmes de pré-vention sont adoptés en grande partie sous l’impulsion de ces directives603. Au fil des années, la mise sur pied d’un programme de formation contre le harcèle-ment devient une des mesures les plus communéharcèle-ment prises par les employeurs soucieux de se conformer au droit antidiscriminatoire604. La demande en ma-tière de formation du personnel augmente particulièrement en 1998, suite aux arrêts Ellerth et Faragher qui – sans mentionner les programmes de formation du personnel parmi les mesures susceptibles d’éliminer le harcèlement sexuel – soulignent toutefois que la preuve libératoire est destinée à encourager les em-ployeurs à prendre des mesures conformes au but préventif du Titre II605. Ins-pirée par les lettres d’amicus curiae de plusieurs professionnels de la formation du personnel, la Cour Suprême juge, de surcroît, l’année suivante, dans l’affaire Kolstad v. American Dental Association, qu’un employeur qui s’efforce de bonne foi de se conformer au but préventif du Titre II ne peut pas être condamné au paiement de dommages-intérêts punitifs606. Les promoteurs de programmes de formation interprètent les arrêts Faragher et Kolstad comme rendant obligatoires l’adoption de tels programmes607. Leur position est entérinée par l’EEOC, qui mentionne expressément la formation du personnel comme outil de préven-tion, dans ces lignes directrices interprétant la jurisprudence Ellerth-Faragher608. Au fil du temps, la formation du personnel en matière de harcèlement sexuel est devenue une industrie qui produit aux Etats-Unis des recettes annuelles estimées à plusieurs millions de dollars609. Nombreuses sont les lois adoptées au niveau des Etats qui rendent pareille formation obligatoire610.

601 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, pp. 152-161.

602 Idem, pp. 153-154.

603 29 C.F.R, § 1604.11 (a)-(f) ; supra pp. 55-57.

604 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 150.

605 524 U.S. 742, 764, 805-806 ; supra p. 69 ; Bisom-Rapp, 2001, Fixing, pp. 155-158.

606 527 U.S. 545-546 ; supra pp. 88-89 ; Bisom-Rapp, Fixing, 2001, pp. 158-160.

607 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 160. L’étude des jugements rendus en application de la jurisprudence Ellerth-Faragher montre que, suite à l’adoption de cette jurisprudence, un consensus émergea au sein du milieu patronal, selon lequel les programmes de formation anti-harcèlement sexuel doivent désormais être considérés comme nécessaires (Sherwyn/Heise/Eigen, 2001, p. 1289 n. 90).

608 EEOC, 1999, V. C. 2 ; supra p. 74 ; Bisom-Rapp, Fixing, 2001, pp. 160-161.

609 Bisom-Rapp, Fixing, 2001, p. 154.

610 Voir par exemple une loi californienne du 30 septembre 2004 (AB 1825) qui oblige les employeurs ayant à leur service plus de 50 employé-e-s à mettre sur pied, tous les deux ans, deux heures de formation obligatoire sur le harcèlement sexuel à l’intention des cadres.

Depuis les arrêts Ellerth et Faragher, un employeur peut ainsi, selon Linda Krieger, réduire les risques de voir sa responsabilité engagée, non seule-ment, de manière aléatoire, en prenant des mesures qui semblent susceptibles de limiter la survenance du harcèlement sexuel, mais aussi, de manière plus directe, en instaurant puis en utilisant des « symbolic compliances structures » (incluant les règlements d’entreprise, les procédures de plainte et les pro-grammes de formation anti-harcèlement) l’autorisant automatiquement à se prévaloir de la preuve libératoire611.

Selon Edelman et Bisom-Rapp, le fait de laisser les acteurs sociaux visés par la règle de droit, en définir les termes, s’avère dangereux. Un tel proces-sus comporte en effet le risque que les procédures mises en place par les employeurs soient approuvées par les tribunaux, sans que ceux-ci n’évaluent leur efficacité à la lumière du subtil contexte organisationnel dans lequel elles se situent612.