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La preuve du harcèlement sexuel

B. Preuve par indices

Les procès pour harcèlement sexuel se caractérisant en général par une ab-sence de témoins directs, le tribunal doit souvent se contenter d’une preuve par indices994. Le juge se fonde alors sur son expérience générale de la vie

990 Le droit à la preuve par expertise existe lorsqu’il s’agit du seul mode de preuve idoine (Hohl, 2001, p. 219 n° 1139). Un tribunal qui ne dispose pas des connaissances techniques nécessaires pour se prononcer sur le caractère discriminatoire d’une procédure d’évaluation du travail doit par exemple demander une expertise, faute de quoi il violerait le droit d’être entendu (Steiger-Sackmann, 2000, n° 113 ad art. 3 LEg qui renvoie à l’ATF 117 I a 270 ; Barone, 2003, p. 159 qui renvoie à l’ATF 124 II 423). Le droit à la preuve existe également lorsque le droit fédéral le prévoit expressément (Hohl, 2001, p. 219 n° 1139). Le Conseil fédéral renonça à inscrire le droit d’obtenir du juge qu’il ordonne une expertise gratuite dans son projet de loi sur l’égalité (FF 1993 I 1190 ; infra p. 188).

991 Steiger-Sackmann, 1996, p. 94 ; 2000, n° 13 ad art. 12 LEg. L’autrice (1996, pp. 92-93) distingue la maxime inquisitoire « pure » (applicable lorsque le procès a un enjeu d’intérêt public) de celle

« sociale » (visant à protéger une partie économiquement faible ou se trouvant dans un rapport de dépendance par rapport à l’autre), de portée plus limitée. Selon elle, l’objectif d’intérêt public poursuivi par la loi sur l’égalité justifie le recours à la maxime inquisitoire « pure » (1996, p. 94) :

« (…) das GlG schützt nicht nur die Privatinteressen mittels prozessualer Erleichterung, vielmehr sind diese das Mittel, um die Gleichstellung von Mann und Frau als gesellschaftspolitisches Ziel zu fördern (…) Augrund diese ratio legis muss bei Gleichstellungsverfahren die reine Untersu-chungsmaxime gelten (…). » Barone (2003, p. 159) explique en revanche que les litiges relevant de la loi sur l’égalité sont régis par la maxime inquisitoire dite « sociale ». Au sujet de cette se-conde forme : Guldener, 1979, p. 172 ; Hohl, 2001, p. 165.

992 Steiger-Sackmann, 1996, p. 97 ; Cossali Sauvin, 1999, p. 78 ; Steiger-Sackmann, 2000, n° 17 ad art. 6 LEg ; Arioli/Furrer Iseli, 2000, pp. 113-114 ; Geiser, 2001, p. 450 ; Hohl, 2001, p. 231 n° 1211. Le juge civil ne disposant pas d’un service d’enquête comparable à celui existant en ma-tière pénale, il appartient toutefois aux parties d’exposer les faits et de nommer les moyens de preuve même dans les procès soumis à la maxime inquisitoire : Guldener, 1979, p. 169 ; Vogel, 2001, p. 172 n° 54.

993 Cossali Sauvin, 1999, p. 78 ; Steiger-Sackmann, 2000, n° 24 ad art. 6 LEg ; Arioli/Furrer Iseli, 2000, p. 114 ; Geiser, 2001, p. 450.

994 Egg, 1999, p. 18. Le Tribunal du travail de Zurich constata par exemple : « (…), dass keine der be-haupteten sexuellen Belästigungen (…) beobachtet werden konnte. Die Klägerinnen sind deshalb gezwungen, einen Indizienbeweis zu führen. » 30.9.98, ZR 2000 273. Voir aussi : Barone, 1989, p. 64 ; Küng, 1993, pp. 7, 27 ; Cossali Sauvin, 1997, p. 11 ; Fankhauser, 2001, p. 8, ainsi qu’un arrêt du Tribunal fédéral en matière de harcèlement psychologique (20.6.03, n.p., cons. 4.2 in fine), selon lequel « (…) il résulte des particularités du mobbing que ce dernier est généralement

pour déduire, sur la base d’un fait prouvé, qu’un autre fait doit être consi-déré comme prouvé (présomption de fait)995. Le comportement d’un pré-tendu harceleur à l’égard d’autres employées peut, par exemple, permettre de conclure à l’existence d’une atmosphère de travail où le harcèlement sexuel représente la norme, même lorsque ces dernières ne se sont pas senties har-celées996. La présomption de fait n’entraîne aucun renversement du fardeau de la preuve997. Le défendeur peut de son côté tenter d’apporter la contre-preuve998 du harcèlement présumé (et non la preuve du contraire comme en cas de renversement du fardeau de la preuve)999. La contre-preuve n’a pas à convaincre le tribunal, mais doit affaiblir la preuve principale en éveillant des doutes sérieux dans l’esprit du juge1000. Si elle échoue, le fait présumé

difficile à prouver, si bien qu’il faut savoir admettre son existence sur la base d’un faisceau d’in-dices convergents (…) ». De manière générale, Steiger-Sackmann (1996, p. 107) explique : « Dis-kriminierungen werden häufig nicht direkt bewiesen werden können. Der Beweis muss in diesen Fällen mit Indizien geführt werden. » « Dans les cas où une preuve directe ne peut pas ou ne peut plus être rapportée, le juge ne viole pas l’art. 8 CC en fondant sa conviction sur des indices. » JT 1979 545 (ATF 104 II 75). Hohl (1991, pp. 151-152) précise qu’un « fait difficile à prouver de par sa nature même doit être nettement distingué du fait qui en lui-même peut être prouvé, mais dont les moyens de preuve font défaut en l’espèce ».

995 Kummer, 1984, p. 184 ; Habscheid, 1990, pp. 388-389 n° 647 ; Hohl, 1991, p. 153 ; Schmid, 1996, n° 86 ad art. 8 CC ; Steiger-Sackmann, 1996, p. 107 ; 2000, n° 22 ad art. 6 LEg (une offre d’emploi ne s’adressant qu’aux hommes peut par exemple autoriser à conclure que les femmes n’ont pas les mêmes chances d’être embauchées) ; Hohl, 2001, p. 185 n° 958-961 ; Vogel, 2001, p. 263 n° 50. « Si le créancier fait état d’une perte de change par rapport à la monnaie qui a cours légal à son domicile, le juge présume un tel dommage, en se fondant sur l’expérience générale de la vie et le cours ordinaire des choses. Il s’agit là d’une présomption de fait (…) La présomption de fait est donc en définitive une forme de preuve par indices », JT 1992 310 ( ATF 117 II 258).

996 Egg, 1999, p. 18. « Diese Zeugenaussagen von ehemaligen Mitarbeiterinnen der Beklagten bele-gen mit hinlänglicher Deutlichkeit, dass unzulässige verbale oder körperliche Belästigunbele-gen X.Y.s von weiblichen Mitarbeiterinnen keine Ausnahme, sondern eher der Normalfall waren ». Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 276-277.

997 Habscheid, 1990, p. 388 n° 647 ; Hohl, 1991, pp. 156-157 ; Schmid, 1996, n° 86-87 ad art. 8 CC ; Hohl, 2001, p. 186 n° 962 ; Vogel, 2001, p. 263 n° 51. La « présomption de fait facilite la preuve, mais n’en renverse pas le fardeau ». JT 1991 310 ( ATF 117 I 258).

998 « La contre-preuve (Gegenbeweis) est la preuve que peut faire la partie qui ne supporte pas le fardeau de la preuve : celle-ci peut étayer sa contestation en établissant des faits et indices qui neutralisent la valeur probante des moyens utilisés par la partie adverse pour faire la preuve principale ». Hohl, 2001 : 218 n° 1132. Pour d’autres définitions de la contre-preuve (par oppo-sition à la preuve du contraire) : Kummer, 1966, n° 106-108 ad art. 8 CC ; 1984, p. 124 ; Schmid, 1996, n° 35-36 ad art. 8 CC ; Hohl, 2001, p. 218 n° 1132-1134 ; Vogel, 2001, p. 256 n° 22-23. Voir aussi infra pp. 169-170.

999 Le gérant d’un hôtel zurichois accusé d’avoir licencié deux stagiaires après qu’elles se soient plaintes de harcèlement sexuel invoqua par exemple les témoignages de ses employé-e-s à titre de contre-preuve (« als Gegenbeweismittel »), Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 273.

1000 Hohl, 2001, pp. 185-186 n° 962 (qui renvoie à l’ATF 120 II 393 cons. 4b). Vogel (2001, p. 263 n° 51) explique : « der Gegner muss nicht den Beweis des Gegenteils, sondern den Gegenbeweis erbringen, was durch den Nachweis von Zweifeln an der Richtigkeit der Indizien und der daraus gezogenen Schlussfolgerung geschehen kann. » Voir aussi : Schmid, 1996, n° 87 ad art. 8 CC.

sera tenu pour constant1001. Les conclusions tirées par le juge résultent de sa libre appréciation des preuves1002. Le tribunal peut fonder sa conviction sur le comportement des parties au cours du procès1003, sur les témoignages de mé-decins1004, ou ceux d’autres employé-e-s1005. Les divergences entre les déclara-tions des employé-e-s encore au service de l’employeur et celles d’ancien-ne-s collègues sont également prises en considération1006. Le sentiment de gêne éprouvé par certains témoins donne l’impression que – loin d’exagérer – ceux-ci cherchent plutôt à éviter de fournir des informations compromettantes1007.

1001 Hohl, 1991, p. 157.

1002 La présomption de fait appartient au domaine de l’appréciation des preuves : Habscheid, 1990, p. 389 n° 647 ; Schmid, 1996, n° 85-86 ad art. 8 CC ; Vogel, 2001, p. 263 n° 51. « Quand le juge du fait se fonde uniquement sur l’expérience de la vie pour déduire de l’ensemble des circonstances du cas concret ou des indices prouvés un état de fait précis, il y a appréciation des preuves non soumise au contrôle du TF ». JT 1992 311 (ATF 117 II 258-259). Voir sans le même sens un ATF 104 II 75 (JT 1979 545), selon lequel le juge qui fonde sa conviction sur des indices reste « dans le cadre de la libre appréciation des preuves ». Le juge apprécie les preuves selon son intime convic-tion : Hohl, 2001, p. 213 n° 1105 (qui ajoute que le juge « décide d’après sa concepconvic-tion subjective personnelle si les faits se sont produits ou non »). Selon Meier (1989, pp. 60-61), « Die Methode der richterlichen Tatsachenfestellung löst diese Nachweisprobleme über die allgemeine Lebens-erfahrung und (…) auch über Intuition und Gefühl ». Voir aussi (au sujet du principe de la libre appréciation) : Kummer, 1966, n° 24 ad art. 8 CC ; 1984, p. 136 ; Habscheid, 1990, p. 397 n° 661 ; Schmid, 1996, n° 78 ad art. 8 CC ; Steiger-Sackmann, 1996, p. 113 ; Cossali Sauvin, 1999, p. 77 ; Steiger-Sackmann, 2000, n° 19 ad art. 6 LEg, n° 12 ad art. 12 LEg ; Hohl, 2001, p. 212 n° 1102 ; Vogel, 2001, p. 266 n° 60. Le tribunal détermine par exemple librement s’il est lié par le résultat d’une expertise : Kummer, 1984, p. 136 ; Hohl, 2001, p. 214 n° 1113.

1003 Le Tribunal du travail de Zurich déclara par exemple, à propos d’un accusé qui s’était permis d’em-poigner la traductrice assistant au procès pour montrer de quelle manière il lui arrivait de tou-cher ses collaboratrices : « Sein Verhalten gegenüber der Übersetzerin V.H. lässt auf eine gewisse Respektlosigkeit zu Frauen schliessen (…) » 30.9.98, ZR 2000 276. Le Tribunal des prud’hommes de Genève énumère parmi les éléments ayant fondé sa conviction le fait que la demanderesse ait « activement collaboré à la procédure en produisant une liste de témoins assortie d’un bref descriptif du contenu de leur témoignage (…) » 17.11.99, n. p., pp. 7-8.

1004 Tribunal du district de Lausanne, 30.10.97, n. p., p. 14 (« personnel soignant a accordé du crédit à leurs déclarations ») ; Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 279 (« unverdächtige Per-sonen ») ; Tribunal fédéral, 29.6.99. n. p., p. 9 (les témoignages des praticiens présentent une image cohérente et dépourvue d’ambiguïté).

1005 Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 277 (« Diese Zeugenaussagen von ehemaligen Mit-arbeiterinnen (…) sind glaubwürdig (…) Sie kennen zum Teil die Klägerinnen nicht und irgendein Interesse, der Beklagten zu schaden oder X.Y. zu Unrecht beschuldigen zu wollen, ist weit und breit nicht ersichtlich »).

1006 Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 276-277 (« Gesamthaft gesehen überzeugen die Zeugenaussagen der derzeitigen Mitarbeiterinnen und Mitarbeiter der Beklagten nicht (…) Die Aussagen der Mitarbeiterinnen und Mitarbeiter, die heute nicht mehr bei der Beklagten arbeiten, unterscheiden sich zum Teil krass von denen der vorher genannten Gruppe (…) Diese Zeugenaus-sagen von ehemaligen Mitarbeiterinnen (…) sind grundsätzlich glaubhaft »).

1007 Tribunal du travail de Zurich, 30.9.98, ZR 2000 277 (« Viele bekundeten (…) zeigten eine gewisse Scham und es entstand zeitweise der Eindruck, den Zeuginnen sei es peinlich und sie würden eher zurückhaltend Auskunft als zur Übertreibung neigen » ; Tribunal du travail de Unterrheinthal, 12.3.01, JAR 2002 p. 352 (« Aus der Art und Weise der Angaben von Frau F. wird indes klar, dass sie sehr besterbt war, ihren ehemaligen Chef nicht zu kompromittieren »).

Une différence de traitement par rapport aux collègues de travail ou des cri-tiques particulièrement rudes de la part d’un supérieur hiérarchique peuvent aussi être prises en compte à titre d’indices1008. Enfin, une description dé-taillée et constante du harcèlement sexuel contribue à le rendre plausible1009. Avant d’apprécier les moyens de preuve administrés, le juge doit déterminer le degré minimum – certitude ou (haute) vraisemblance1010 – exigé par le droit matériel fédéral1011.