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La preuve du harcèlement sexuel

A. Égalité de fait ?

L’argument principal invoqué pour justifier l’exclusion du harcèlement sexuel du champ d’application de l’art. 6 LEg était que, dans ce domaine, l’employeur et la travailleuse se trouvent dans la même situation du point de vue de la connaissance des faits1073. Un renversement du fardeau de la preuve serait arbitraire1074, puisqu’il reviendrait à imposer à l’employeur la preuve d’un fait négatif, la « fameuse preuve diabolique de la chose qui n’existe pas »1075. Un argument semblable a été avancé en matière d’embauche : le fait que la décision d’embauche repose sur des critères d’appréciation subjectifs rend la preuve de la non-discrimination quasiment impossible à apporter pour l’employeur1076. L’exclusion de l’embauche a été – contrairement à celle du

1071 Steiger-Sackmann, 2000, n° 32 ad art. 6 LEg ; Meier, 1989, p. 69 (« rechtspolitische Gründe ») ; cités par Emmenegger (1999, p. 177) qui ajoute : « Beweislastverteilungs-und Beweismassfragen sind somit Wertungsfragen. »

1072 La loi sur l’égalité « a pour but de promouvoir dans les faits l’égalité entre femmes et hommes » (Art. 1 LEg). L’art. 8 al. 3 Cst 2ème phrase prévoit : « La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. » « L’intention du législa-teur de réduire les obstacles à la mise en œuvre des prétentions à l’égalité se manifeste à travers toute la genèse de la loi », Steiger-Sackmann, 2000, n° 34 ad art. 6 LEg. L’autrice poursuit (n° 55 ad art. 6 LEg) : « La réalisation de l’égalité entre femmes et hommes ne doit pas être mise en échec par des obstacles de procédure trop importants. » Emmenegger (1999, p. 178) explique, à propos du jugement de valeur qui soutend chaque règle de preuve, « (…) Im Diskriminierungs-kontext hat sie sich an der Zielsetzung der tatsächlischen Gleichstellung zu orientieren. Danach müssen Ungleichgewichte bei Rechtsdurchsetzung wahrgenommen und kompensiert werden ».

1073 Supra p. 173.

1074 « Mit diesem Artikel 5 ist der Willkür Tür und Tor geöffnet », BOCN 1995 197 (Scherrer).

1075 BOCN 1995 763 (Sandoz, selon laquelle il ne se justifie d’imposer la preuve d’un fait négatif à l’employeur qu’en matière de salaire). « Für den Belästigungskontext (…) Eine Beweislastum-kehr wäre willkürlich, da einem Beklagten kaum möglich ist, die einfache Behauptung einer Be-hauptung einer Belästigung mittels eines Gegenbeweises zu widerlegen », Emmenegger, 1999, pp. 178-179. Voir aussi la doctrine citée supra n. 1070.

1076 « (…) es nicht richtig ist, dem Arbeitgeber im Rahmen der Anstellung den Negativbeweis (…) auf-zuerlegen », BOCN 1995 196 (Raggenbass). « Oft spielen da Ab-und Erwägen mit ; persönliche Eindrücke können den Entscheid beeinflussen », BOCN 1995 762 (Bircher).

harcèlement sexuel1077 – critiquée au cours des débats parlementaires, en rai-son des difficultés liées à la preuve de cette discrimination1078. Apporter la preuve en ce qui concerne une discrimination à l’engagement, « c’est ce qu’il y a de plus difficile à faire (…) sauf si véritablement un employeur, soit fait des déclarations publiques, soit indique par écrit « ce poste ne convient pas du tout à une femme » (…) il est pratiquement impossible d’apporter la preuve positive d’une discrimination à l’engagement »1079. Une difficulté de preuve similaire existe cependant aussi en matière de harcèlement sexuel, comme le montre l’étude de jurisprudence réalisée ci-dessous.

1. Insuffisance des moyens de preuve

Le harcèlement sexuel a souvent lieu sans témoins. Lorsque le harcèlement se produit en présence de tiers, il est rare que les personnes encore em-ployées dans l’entreprise acceptent de venir témoigner contre un membre de la hiérarchie, et risquent ainsi de perdre leur place de travail1080. Quant aux personnes qui ne travaillent plus dans l’entreprise, il arrive qu’elles ne veuillent plus entendre parler de problèmes concernant leur ancien lieu de

1077 Les délibérations tenues au Conseil national et au Conseil des États sur le champ d’application de l’allègement du fardeau de la preuve révèlent que l’exclusion du harcèlement sexuel a suscité beaucoup moins de débats que celle de la discrimination à l’embauche. Voir par exemple une in-tervention de Koller qui, après avoir critiqué l’exclusion de l’embauche (« (…) das Beweisdossier (…) regelmässig in der Hand des Arbeitgebers befinden. Das gilt nicht nur bei Lohnklagen, son-dern das gilt auch (…) bei Diskriminierungen wegen Nichtanstellung (…) »), explique qu’une énu-mération exhaustive des cas d’application de l’allègement du fardeau de la preuve a l’avantage d’exclure clairement le harcèlement sexuel, « wo sich beide Parteien normalerweise im gleichen Beweisnotstand befinden », BOCE 1994 826.

1078 Voir par exemple une intervention de Küchler, selon lequel : « Die Beweisschwierigkeiten stellen sich für die Klägerinnen bei Fragen der diskriminierenden Nichtanstellung ebensosehr wie bei Diskriminierung im Zusammenhang mit der Aufgabenzuteilung (…) oder mit der Kündigung. Bei all diese Benachteiligungsformen (…), liegen ja die Gründe, die Überlegungen, die Regelungen, die internen Motive, die zum Entscheid des Arbeitsgebers geführt haben, einzig oder vor allem beim Arbeitgeber », BOCE 1994 824. D’après Kaufmann (2000, n° 105 ad Genèse), aucune raison objective ne peut justifier l’exclusion de l’embauche. « Elle constitue le tribut politique payé pour sauver la réglementation du fardeau de la preuve d’une restriction encore plus forte ».

1079 BOCN 1995 197 (Brunner).

1080 Barone, 1989, p. 64 ; Küng, 1993, p. 27 ; Ducret, 2001, p. 96 ; contra Vögeli (1996, p. 212) selon laquelle : « Problemlos ist die Beweisbringung, wenn die sexuelle Belästigung in Gegenwart von anderen Personen erfolgt ist. Diese können als Zeuginnen befragt (…) werden. » Le Comité contre le harcèlement sexuel de Genève raconte, à propos d’une affaire survenue au sein du service de santé du personnel de l’Etat, que les membres du personnel (pourtant majoritairement fémi-nin) se sont solidarisés avec le médecin-chef harceleur plutôt qu’avec leurs collègues harcelées (CCHS, 1994 : 29). Voir aussi un jugement du Tribunal du district d’Arlesheim, 21.1.99, n. p., p. 10 Auch haben alle Zeuginnen spontan und glaubwürdig zu Protokoll gegeben, nie vom Geschäfts-führer der Beklagten sexuell belästigt worden zu sein. Somit ist der Beweis für die von der Klägerin behaupteten handgreiflichen sexuellen Belästigungen nicht erbracht »). Au sujet des employé-e-s témoignant dans le sens de l’employeur : supra p. 164.

travail1081. Les procès pour harcèlement sexuel se caractérisent ainsi souvent par une absence de témoins directs1082. Plusieurs d’entre eux n’aboutissent pas en raison d’une insuffisance de preuves1083. Les témoignages indirects ne suf- fisent en général pas à prouver le harcèlement sexuel lorsqu’ils sont isolés1084, émanent de proches1085 ou de personnes ayant aussi déposé plainte1086. La ju-risprudence montre que même les témoignages provenant de membres du

1081 Pour un même constat : Jacottet Tissot, 2004, p. 1515.

1082 Küng, 1993, p. 7 ; Egg, 1999, p. 18. « Da sexuelle Belästigungen naturgemäss nicht öffentlich oder zur Schau gestellt stattfinden, ist hier die Beweisnot sehr ausgeprägt. Ein direkter Beweis ist oft nicht möglich. Als wichtigstes Resultat des vorliegenden Beweisverfahrens ist zunächst klar fest-zuhalten, dass keine einzige der von der Klägerin behaupteten handgreiflichen Belästigungen von irgendeiner Person, die als Zeuge / Zeugin vom Gericht einvernommen wurde, beobachtet werden konnte ». Tribunal du district d’Arlesheim, 21.1.99, n. p., p. 10 (renvoyant à un arrêt du Tribunal du travail de Zürich, 30.9.98, ZR 2000 273).

1083 Voir par exemple la jurisprudence suivante des prud’hommes genevois : Chambre d’appel, 22.12.94, n. p., p. 9 (« aucun des témoins entendus n’a pu confirmer que le précité aurait adopté une attitude relevant du harcèlement sexuel ») ; Chambre d’appel, 7.9.99, n. p., p. 20 (« force est de constater que G n’a pas établi à satisfaction (art. 8 CCS) la discrimination alléguée, la-quelle repose sur ses seules allégations, qu’aucun élément concret ne vient étayer » ; Tribu-nal, 22.5.00, n. p., p. 15 (« la demanderesse n’a pas pu apporter le moindre indice tendant à établir ou à rendre vraisemblable que son supérieur a bel et bien accompli les actes qu’elle lui reproche »).

1084 Tribunal supérieur du Canton de Bâle-Campagne, 10.4.01, n. p., p. 7 (cité dans la note suivante) ; Tribunal des prud’hommes de Genève, 20.6.01, n. p., p. 22 (cité p. 178).

1085 « Die Zeugin ist eine Arbeitskollegin und eine Freundin der Klägerin. Bereits aus diesem Gründe sind Zweifel an ihre Glaubwürdigkeit angebracht. Gemäss Erklärung der Klägerin habe sie ihre Freundin im Vorfeld des Prozesses über ihre Probleme am Arbeitsplatz bei der Beklagten un-terrichtet. Hier steht die Vermutungen , dass X – geprägt durch ihre nahe Bindung zur Kläge-rin – nicht unabhängig und frei anlässlich der Zeugenbefragung aussagen konnte », Tribunal du district d’Arlesheim, 21.1.99, n. p., 10. « Im vorliegenden Fall wäre (…) die indirekte Aussage der Tochter über den von der Mutter geschilderten Vorfall das einzige Indiz. Aufgrund einer einzigen indirekten Aussage einer Auskunftsperson, ohne dass weitere Indizien vorliegen, erachtet jedoch das Obergericht den Beweis für eine sexuelle Belästigung als nicht erbracht », Tribunal supérieur du Canton de Bâle-Campagne, 10.4.01, n. p., p. 7. « Le Conseil d’Etat a, à juste titre, relativisé la portée du témoignage de M., ami intime de la recourante au moment des faits et devenu depuis son mari », Tribunal administratif du canton de Genève, 9.12.03, n.p., p. 29. Vögeli (1996, p. 214) cite toutefois un jugement du 10.6.91 où le Tribunal civil de Nyon a fondé sa conviction sur les témoignages de la sœur et d’une amie de la demanderesse.

1086 « Aucune des employées de Y, mis à part A, dont le témoignage doit être examiné avec prudence dans la mesure où elle a également déposé une requête à l’encontre de Y, n’a déclaré avoir subi des avances à caractère sexuel de la part du défendeur (…) bien que certains éléments laissent à penser que le défendeur ait pu se montrer « charmeur et avenant » envers la demanderesse (…), il n’a nullement été établi que le défendeur l’ait harcelée sexuellement durant les rapports de travail, au sens de l’art. 4 LEg », Tribunal des prud’hommes de la Riviera, 20.4.98, n. p., pp. 11-12.

« En ce qui concerne l’attitude agressive et de harcèlement de Y, A et B ont effectivement déclaré que ce dernier avait eu des gestes autoritaires à l’endroit de la demanderesse (…) les déclara-tions de ces deux personnes doivent être appréciées avec réserve, puisque toutes deux sont également parties dans des procédures devant la juridiction des prud’hommes (…) pour des faits similaires », Tribunal des prud’hommes de Genève, 20.7.98, n. p., p. 20 (voir aussi p. 18 pour un raisonnement similaire).

corps médical1087 ou d’instances habilitées à fournir des expertises en matière d’égalité1088 peuvent se révéler insuffisants pour convaincre le tribunal.

Un jugement rendu par le Tribunal des prud’hommes de Genève le 20 juin 2001 illustre certains de ces aspects :

« Quant aux gestes déplacés dont T se prétend avoir été la victime de la part de ses collègues masculins (…), le tribunal relèvera que seul H y fait réfé-rence, décrivant la scène ainsi qu’elle la lui a été racontée par la demande-resse, précisant n’en avoir pas été le témoin direct. Le tribunal relèvera en-core que, quand bien même, R a admis la possibilité pour les inspecteurs S, N, O et L, d’avoir eu certains gestes qu’il ne détaille toutefois pas, ce témoin a ensuite précisé que ceux-ci étaient destinés tant à des collègues masculins qu’à des collègues féminins. (…) Quand bien même le Bureau de l’Egalité n’a pas exclu la survenance d’un cas de harcèlement sexuel, il a toutefois claire-ment indiqué manquer des éléclaire-ments nécessaires à l’approfondisseclaire-ment de son analyse à ce sujet. Par ailleurs, le tribunal constatera que l’avis exprimé par le Bureau de l’Egalité ne peut en aucun cas constituer une preuve, dès lors qu’il ne porte que sur les déclarations de la demanderesse par rapport à des faits antérieurs à sa rédaction, sa rédactrice n’en ayant au surplus pas été le témoin direct (…) Au vu des considérations qui précèdent (…), le tribunal constate que la demanderesse n’a pas apporté la preuve de l’existence d’une quelconque situation de harcèlement sexuel (…)1089. »

1087 « Considérant que (…) à l’audition des témoins les versions sur le comportement de l’employeur à l’égard de la demanderesse divergent à ce point qu’il est impossible de retenir un harcèlement sexuel, qu’il convient d’ajouter que (…) le certificat médical de la doctoresse G, bien qu’il évoque un harcèlement, ne fait que constater un état d’anxiété et non son origine (…) », le Tribunal juge le harcèlement sexuel comme non avéré, Tribunal des prud’hommes de la Riviera, 15.6.98, n. p., pp. 3-4. « Certes deux médecins psychiatres et une infirmière (…) ont déclaré qu’il était fortement probable que ses sérieux problèmes de santé soient liés aux actes qui s’étaient déroulés sur les lieux du travail. Toutefois ces trois personnes ont aussi déclaré qu’ils tenaient les allégations de harcèlement tant sexuel que psychologique de la bouche même de la demanderesse (…) En conséquence, aucun indice objectif sérieux ne vient soutenir l’allégation selon laquelle Y aurait fait des propositions inconvenantes à la demanderesse et l’aurait harcelée tant psychologique-ment que sexuellepsychologique-ment sur les lieux de travail », Tribunal des prud’hommes de Genève, 28.6.99, passage n. p., p. 27.

1088 Tribunal des prud’hommes de Genève, 20.6.01, non publié, p. 22 ; Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, 16.2.02, n. p., p. 11 (cités p. 179).

1089 Tribunal des prud’hommes de Genève, 20.6.01, n. p., pp. 21-22. La Chambre d’appel a jugé, à propos de cette même affaire : « L’appelante s’est encore plainte (…) des gestes ou des mimiques obscènes de collègues de travail. L’instruction de la cause n’a toutefois pas confirmé la réalité de ses griefs. De l’avis des témoins entendus, certains employés de son service avaient parfois un comportement viril, mais qui restait dans les limites de la décence (…) Au cours de l’enquête ouverte (…), la demanderesse a enfin pu se confier aux responsables de la direction chargés d’éviter des actes de discrimination. Elle n’a alors pas dit souffrir de harcèlement sexuel, mais a évoqué des mauvais rapports de travail, en particulier avec son chef de service. A l’instar du Tribunal, la Cour estime donc que la preuve d’autres actes de harcèlement tombant sous le coup de l’art. 4 et 5 al. 3 LEg n’a pas été apportée. », 7.10.02, n. p., p. 10.